Catalogne: quand la primauté du droit a le dos large

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La crise constitutionnelle en Espagne s’enlise. Le président espagnol, Mariano Rajoy, se drape dans la primauté du droit pour justifier la répression du mouvement indépendantiste et, ce faisant, instrumentalise cette notion en déniant totalement son corollaire le plus fondamental : la protection de la démocratie.

Défendre la primauté du droit est généralement une position noble que la communauté internationale peut facilement appuyer. Après tout, si c’est la Loi, avec un grand L, pourquoi les sécessionnistes catalans pourraient-ils y déroger impunément ? De fait, c’est la position prise par l’ensemble des États membres de l’Union européenne.

La stratégie politique de Mariano Rajoy n’est pas sans mérite. La primauté du droit demeure la pierre d’assise de la démocratie. Pour assurer l’équité et la justice, des règles doivent déterminer le pouvoir des gouvernants et ses limites. En démocratie, les acteurs politiques acceptent de se soumettre à l’autorité supérieure de la loi. En somme, la Constitution établit les règles du jeu, et la primauté du droit rend ces règles applicables et appliquées — d’où son importance.

Or, la primauté du droit ne doit pas non plus devenir l’arbre qui cache la forêt. Comme fondement légal, la primauté du droit est d’abord l’instrument du système et le gardien de sa pérennité. Elle ne constitue pas une garantie intrinsèque d’équité, de justice et de démocratie. Le droit est ultimement l’expression établie d’une idéologie politique, et rien n’empêche ce statu quo d’internaliser des structures de domination. Alors, la primauté du droit n’est plus une garantie de démocratie, mais un frein concret à des changements fondamentaux. Les luttes politiques deviennent limitées par des barèmes légaux préétablis, quitte à occulter la volonté souveraine de la population.

Il revient à l’Europe, qui se targue de défendre la démocratie, de prendre ses responsabilités et de refuser de jouer béatement le jeu de Madrid

Déni de démocratie

C’est précisément le cas de l’indépendance de la Catalogne. Puisque la Constitution espagnole prohiberait tout processus de sécession, la seule façon pour la Catalogne d’obtenir légalement son indépendance serait de faire amender la Constitution à travers une formule de modification qui est particulièrement restrictive. Le droit à la sécession devrait dès lors (1) être accepté par les trois cinquièmes des deux chambres du Parlement espagnol, (2) être défendu lors d’une élection immédiate et subséquente, (3) être ré-accepté par les deux tiers des deux chambres du Parlement espagnol nouvellement constituées, et finalement (4) être soumis par référendum à l’ensemble de la population espagnole. On comprend rapidement l’impossibilité pratique d’une telle démarche pour un peuple minoritaire. La primauté du droit et de la Constitution espagnole devient une prison, et exiger du peuple catalan qu’il s’y conforme revient à lui demander de convaincre son geôlier de le laisser sortir.

Évidemment, l’Espagne a collectivement intérêt à maintenir son intégrité territoriale et sa souveraineté sur la riche et populeuse Catalogne. Il n’en demeure pas moins qu’il s’agit précisément d’un déni de démocratie. Si le peuple catalan souhaite réellement constituer un État indépendant, sa volonté doit pouvoir s’exprimer et porter ses fruits.

Cependant, soutenir que l’Espagne est légalement indivisible est un voeu pieux. Cette phrase creuse orne plusieurs constitutions modernes sans pour autant pouvoir être opérante. Car, bien sûr, tout État se veut indivisible… jusqu’à ce qu’il ne le soit plus ! Si la sécession est formellement illégale, elle s’inscrira seulement à l’extérieur du cadre légal existant. Concrètement, il s’agira d’une révolution. Or, pour reprendre les mots du constitutionnaliste S. A. de Smith, « une révolution réussie engendre sa propre légalité ». La Catalogne, comme État de droit indépendant, pourra légitimement exister, peu importe que sa naissance soit contraire ou non à l’ordre constitutionnel établi.

À ce jour, la venue au monde de l’État catalan semble encore bien précaire. Bien qu’une part appréciable de la population catalane souhaite l’indépendance, le président catalan Carles Puigdemont ne peut brandir un mandat clair et sans équivoque. Le référendum du 1er octobre a été trop sérieusement entaché par l’action policière de Madrid pour que son résultat ait quelque légitimité démocratique que ce soit.

Aujourd’hui, il revient à l’Europe, qui se targue constamment de défendre la démocratie, de prendre ses responsabilités et de refuser de jouer béatement le jeu de Madrid. Un nouveau référendum doit avoir lieu pour assurer la légitimité démocratique d’une sécession de la Catalogne, et l’Union européenne doit prendre les mesures nécessaires pour assurer l’intégrité du processus. Dans l’intérêt de l’équité et de la démocratie, les États ne doivent pas se cacher derrière le formalisme constitutionnel, mais accepter la légitimité démocratique du processus d’autodétermination.

Benjamin Dionne et Alexis Hudon

 

 

Benjamin Dionne et Alexis Hudon :  Étudiants en droit à l’Université McGill



Articles Par : Benjamin Dionne et Alexis Hudon

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