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Ce Chili, trente ans après
Par Rossana Rossanda
Mondialisation.ca, 15 septembre 2006
Il manifesto 15 septembre 2006
Url de l'article:
https://www.mondialisation.ca/ce-chili-trente-ans-apr-s/3232

Titre original: « Quel* Cile, trenta anni dopo »

Le coup d’état au Chili en 1973 éclata sur le monde, bien plus que la victoire de Salvador Allende en 1970. En 1970 l’Europe était encore dans l’écho des luttes qui l’avaient parcourue – et pas seulement elle- depuis le début des années 60. Presque sans rien savoir les uns des l’autres, les jeunes s’étaient mis en mouvement : aux Etats-Unis, où ils se battaient pour les droits civiques et contre la guerre au Vietnam, et en Chine où ils contestaient toute hiérarchie  de l’état et du parti, puis de l’Italie à l’Allemagne et à la France, et avec les mêmes accents renversant l’ordre existant, réinventant assemblées et cortèges sans que personne ne les organise. Ils ne voulaient pas seulement réparer des injustices mais changer le système dans sa nature, ses buts et ses valeurs. Les Etats-Unis avaient dû commencer la négociation avec le Vietnam qu’ils allaient quitter en 1975 ; en France, le gouvernement avait été renversé, en Chine la révolution culturelle marquait une coupure historique et l’Italie était entrée dans plus de dix ans de bouleversement. A cause de tout cela, quand le docteur Allende, au Chili, battit la démocratie chrétienne de Frei par la plus normale des élections, l’Occident n’en fut pas particulièrement touché, sauf, comme on le vit plus tard, le Département d’état étasunien. On entendait dans les mouvements contestataires, nullement antipolitiques mais très anticonstitutionnels, la boutade élections pièges à cons (même si, en Italie, elle coexistait avec l’augmentation des voix pour le Pci) et aucun parti socialiste ne semblait enthousiasmer quiconque. Du Chili on connaissait la tradition modérée, démocratique et la loyauté renommée de l’armée. En bref, les gauches européennes s’occupaient d’autre chose. Et elles n’avaient pas trop réfléchi au fait qu’en Bolivie les rangers avaient assassiné Ernesto Che Guevara dans l’indifférence des paysans et des mineurs ; qu’en France De Gaulle avait repris fermement les rennes, et Willy Brandt aussi en Allemagne, même si c’était dans des conditions différentes. Restait dans la société l’écho de 68 et le Vietnam s’approchait de la victoire. En somme, sur le Chili on fut distraits.

IL n’en était plus ainsi déjà, un an après. Ce gouvernement tellement comme il faut procédait à des mesures fracassantes : il nationalisait sans indemnisation les mines de cuivre de propriété américaine, il mettait en chantier la réforme agraire, il mettait en fibrillation l’Amérique latine. J’allai à Santiago en 1971 invitée par son Université ; même au Manifesto quelqu’un protesta qu’on perdait du temps avec un épisode secondaire, et à Paris, Sartre m’avait lancé un sceptique « Cet Allende ne fera rien ».

Mais dans la capitale chilienne puis, ensuite, à Concepcion, je trouvai une atmosphère bien différente; le pays était en marche : ouvriers, paysans, indiens, intellectuels et techniciens. Et il n’y avait pas de méfiance entre le jeune Mir pro-Castro et cet étrange parti socialiste ; le premier harcelait mais aussi protégeait le second ; les rapports de respect entre Allende et les dirigeants du Mir étaient connus. Même les catholiques de gauche étaient dans cet élan. Le seul qui restait froid était le parti communiste de Corvalan. Quant à Allende, avec l’aspect courtois et affable d’un médecin progressiste , il considérait comme évident que, pour le Chili, démocratie et anti-impérialisme étaient la même chose , une réappropriation de soi par voie institutionnelle, avec une majorité populaire, une opposition acerbe mais correcte et la fidélité des forces armées.

Un an après, le climat avait changé. Les Etats-Unis étaient explicitement hostiles et, avec eux,  la grande presse chilienne. La situation économique était lourde et la droite excitait la rue populiste, les femmes qui tapaient sur les casseroles : la bourgeoisie amie ou cliente des expropriés et peut-être un certain sous-prolétariat avaient commencé à gronder depuis les derniers mois de 1971. Et une visite de Fidel Castro n’avait pas calmé la tempête, au contraire. Le Chili devenait tout à coup un pays qu’on observait. En 1972 la situation s’aggrava, une grande grève des camionneurs mit le pays à terre: et nous effraya. Comment était-il possible que les « salariés de la peur*» veuillent la chute d’un gouvernement de gauche ? Allende demanda à l’URSS un prêt que Moscou ne lui consentit pas, même s’il aurait été bien moindre que ce qu’elle donnait chaque année à Cuba. Le Mir pensait qu’il fallait radicaliser, prévenir la solidification de l’adversaire, donner un grand coup et ainsi pensaient aussi, je crois, les nouvelles gauches européennes. Pour Allende, et probablement avait-il raison, les conditions n’étaient pas réunies. Aux élections de 1974, il aurait été probablement battu ; et cela ne l’impressionnait pas, il se conformait à l’alternance, convaincu que le peuple ne se serait pas laissé prendre ce qu’il venait à peine de conquérir. Les Etats-Unis et la grande propriété n’attendirent pas les élections. Ils préparèrent avec l’armée ce golpe qu’Allende avait cru impossible. Il se trouva assiégé le 11 septembre à la Moneda, il ne se rendit pas, il saisit une mitraillette, tira et se tira dessus. J’eus du mal à le croire, je vois encore les escaliers de ce modeste palais et les salles où il travaillait et nous recevait avec un calme enjoué. Mais la trahison et la perception d’avoir tout perdu, et peut-être de s’être gravement trompé dans ses prévisions, durent être très amères. Il se tua.  Le stade fut rempli de prisonniers. Qui chercha un salut en Argentine fut liquidé trois ans après par une autre dictature militaire.

Le Chili de 1973 devint le symbole que, en Amérique latine donc, mais peut-être partout, une révolution ne pouvait pas se faire par des voies démocratiques. Le réseau des grands pouvoirs liés aux USA n’aurait pas permis, une autre fois, après l’exception cubaine, une démocratisation avancée encore plus infectieuse dans le sous-continent. Où se développèrent les guérillas et la répression, et les dictatures militaires. Et bien que l’appui américain fût très clair et la procédure scandaleuse, les USA n’eurent aucun prix à payer pour le Chili face à l’opinion mondiale.

En Allemagne et en Italie, les mouvements de contestataires allèrent en refluant et une minorité d’entre eux entra en clandestinité en organisant des groupes armés. Il est surprenant que personne ne semble se rappeler combien le Chili fit désespérer des infinies possibilités de la méthode démocratique. Le Pci était notoirement pour la voie pacifique, mais en 1973 il n’y eut assemblée publique où l’on ne discuta s’il serait jamais possible d’avoir une révolution à la majorité ou s’il fallait s’attendre à ce qu’elle soit dans tous les cas réprimée. Et donc que faire ? Pendant quelques années les positions extrêmes ne firent pas scandale : les gens devinrent muets quand les Brigades Rouges ou Prima Linea se mirent à tirer. Entre le silence et la violence, tout espace semblait se rétrécir, les années 70 furent en grande partie cela.

Le Pci, de son côté, ne soutenait plus qu’un bouleversement même graduel fut encore possible, comme il l’avait fait jusque là : de l’issue chilienne il dériva que non seulement les forces de l’adversaire étaient imbattables – les pouvoirs forts étant aussi armés et soutenus par Washington- mais qu’on était en présence d’une contre offensive fasciste face aux mouvements des années 60. Dans le fameux essai sur le compromis historique d’octobre 73, Enrico Berlinguer proposait à la Démocratie Chrétienne: mettons nous d’accord pour empêcher le fascisme, de notre côté nous arrêterons de faire pencher à gauche le système. Berlinguer se trompait en prévoyant une avancée du fascisme – entre1974 et 1976 allaient être abattus les fascismes restants au Portugal, en Grèce et en Espagne. En Italie ça n’était pas l’extrême droite qui avançait mais Bettino Craxi (secrétaire du Psi,ndt). Aujourd’hui même la gauche modérée l’appelle modernisation.

Paradoxalement l’extrême droite et le Pci faisaient la même analyse : il était impossible de donner, en Italie, un débouché institutionnel, même partiel, aux grandes luttes des années 60. Le Pci en déduisit la nécessité d’une alliance avec le centre catholique et un capital qui serait intelligent. Il rompit ainsi le fil fragile qui le reliait encore aux nouvelles gauches et prêcha explicitement la paix sociale. A l’opposé ceux qui voulurent prendre les armes ne réussirent qu’à blesser l’adversaire voire eux même, en contribuant au recul du cadre politique. Et cette partie du mouvement qui ne partagea pas la critique des armes abandonna en général même les armes de la critique.

L’histoire des années 80 est celle d’un repli : le Pci accepta toujours plus de compromis, il ne conserva même pas les résultats qu’il avait obtenus jusque là et, en 1979, il dut se retirer de l’unité nationale. Les mouvements refluèrent entre sang et retour à la vie privée, laissant quelques minorités dans la réflexion. L’année 1989 passa sur le grand réservoir déjà dévasté qu’avait été la gauche italienne.

Si on y pensait, on n’oublierait pas quel terrible coup avait porté la classe dominante, avec les services et les armes des USA, à la seule tentative au monde de passer par voie démocratique à un socialisme
 

Editorial du jeudi 11 septembre 2003, Il manifesto.


Traduit de l’italien par Marie-Ange Patrizio

*L’article « quel » devrait être traduit par celui-là, qui n’est pas retenu ici pour ne pas alourdir le titre en français; mais on y perd la référence évoquée en italien, de cet autre Chili, à la fois passé et encore présent.

*en français dans le texte

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