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Ce ne sont pas les Talibans qui ont perdu la guerre mais bien l’humanité tout entière
Par Ramzy Baroud
Mondialisation.ca, 30 novembre 2001
L'Aut. Journal 1 décembre 2001
Url de l'article:
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L’état du monde ne pourrait pas être plus déprimant ; l’état du monde musulman est quant à lui démoralisant.

En tant que Musulman, ma colère et mon sentiment de frustration ne se décrivent pas… J’évite de prendre la parole en public ou de donner des entrevues à la radio car je n’arrive pas à formuler ce que je ressens, je suis déconcerté et assailli par la peur.

Dans le camp de réfugiés palestiniens où j’ai grandi, pieds nus et dans la pauvreté, on m’a inculqué comme à mes camarades deux grands principes : le premier, celui de l’injustice que nos nations subissent aux mains des impérialistes, les plus actuels étant les États-Unis et Israël ; le second, le fait que c’est grâce à leur ténacité et à l’Islam que les Musulmans seront affranchis du besoin apparemment irrépressible de nous exploiter qu’ont les impérialistes.

Ma foi dans l’Islam n’a pas cessé de croître ; j’y reconnais le courageux et véritable défenseur du pauvre et de l’opprimé. La propagande insensée lancée principalement par les médias américains dans le but de dénigrer l’Islam m’a en quelque sorte conforté dans ma foi. En fait, ce n’est plus la foi à elle seule qui régit ma perception ; l’Islam est devenu tout à coup mon identité.

Après les attentats du 11 septembre contre le World Trade Centre, j’ai été furieux de voir sur toutes les chaînes américaines ces spécialistes à l’allure de bandits venir expliquer l’Islam à un public avide de réponses et prêt à gober la première explication venue, aussi fallacieuse soit-elle.

Les médias américains s’arrachaient les criminels de guerre comme Henry Kissinger, les tueurs d’enfants comme l’ancien premier ministre d’Israël, Benjamin Netanyahou, et de soi-disant experts aussi discrédités que Steve Emerson, venus là pour démoniser l’Islam et réclamer une guerre élargie qui ne vise pas seulement les nations musulmanes mais encore leur idéologie même. C’était pour eux une occasion en or de priver l’Islam du peu de respect qu’Hollywood a pu lui réserver après des décennies d’une propagande manipulée et contrôlée par les sionistes.

Ce qui me décontenance par-dessus tout, c’est l’état du monde musulman.

Placé maintenant au banc des accusés et cherchant désespérément à se défendre, l’Islam a été, on le sait, le flambeau livré aux civilisations d’aujourd’hui pour les escorter de la noirceur jusque vers la lumière. C’est justement à cet incroyable « empire de la foi », qui a développé les réalisations des civilisations anciennes en y ajoutant son caractère distinctif, que l’Europe doit son progrès réalisé dans les sciences, la philosophie, la médecine et les arts.

Il n’y a pas que l’algèbre et la compréhension du système circulatoire qui lui soient attribuables, car l’Islam a aussi contribué à la théologie de la libération et à la destruction du mythe des superpuissances. Un coup d’œil à son histoire nous révèle des choses étonnantes. On y voit notamment comment des tribus qui se faisaient la lutte pour des questions terre-à-terre ont pu, sous l’emprise de la foi, défaire les impérialistes des temps anciens qui s’étaient partagé le monde.

C’est l’Islam qui a introduit il y a plus de 1400 ans l’idée d’affranchir les esclaves dont un grand nombre ont ensuite porté le flambeau et créé une civilisation florissante.

Voilà que tout cela est oublié tandis que de prétendus experts empreints de haine et de préjugés viennent nous expliquer en quoi consiste l’Islam ; c’est maintenant CNN qui trace le portrait de l’Islam ; et c’est Fox News qui définit le « terrorisme islamique », à distinguer du « bon Islam ».

Et alors qu’on s’attendait à ce que les attaques contre l’Islam soient reçues par des Musulmans plus unis que jamais afin de préserver l’identité de leur foi, à vrai dire leur propre identité, les Musulmans se trouvent plutôt désorientés, sans perspective, voire sans aucune force d’âme.

Au sein du monde arabe et musulman, les gouvernements se sont empressés de soutenir une guerre à finir contre la nation la plus déshéritée de la terre. Les gouvernements arabes cherchaient simplement à ce qu’aucun pays arabe ne figure sur la liste des pays devant être « punis » par les États-Unis. Ce qui donne à réfléchir. Les pays musulmans ont « courageusement » réclamé une guerre vite faite pour déraciner le terrorisme. L’Afghanistan a été bombardé sans preuve que ce pays ait participé aux attentats du 11 septembre ; pourtant, très peu ont osé demander des preuves et la tenue d’un procès.

La plupart des chaînes satellites arabes ont poursuivi leur cirque quotidien fait de mélodrames et de chanteurs au cœur brisé à la poursuite de femmes peinturlurées comme si, chaque jour, des enfants musulmans n’étaient pas tués en Afghanistan, beaucoup d’entre eux, décapités, pendant que d’autres disparaissent sous les gravats.

Rapidement elles ont adopté la terminologie du Département d’État américain pour décrire la guerre au terrorisme, sans tenir compte des pertes humaines infligées à une nation innocente, elle-même victime du terrorisme.

La chaîne Al-Jazira émanant du Qatar a été la seule, peut-être au monde, à s’investir de toute l’intégrité journalistique que peut posséder une chaîne de nouvelles et à résister à la menace américaine tout comme elle a résisté par le passé aux attaques de régimes arabes.

Les États-Unis ne lui ont pas pardonné son intégrité puisqu’ils ont détruit par des missiles les bureaux d’Al-Jazira à Kaboul dès que la ville eut été « libérée ». Le reporter et les employés de la station n’ont pu s’échapper que par miracle.

Aux États-Unis, après les attentats du mois de septembre, beaucoup d’Arabes et de Musulmans ont craint à juste titre pour leur sécurité ; la façon dont leurs organisations ont réagi est toutefois déplorable. Beaucoup d’entre elles ont affirmé soutenir les États-Unis dans leur guerre contre l’Afghanistan ; le plus que certaines aient fait a été de les exhorter à épargner les civils alors qu’on nous montrait couramment d’horribles images de tueries pratiquées au hasard.

Chose étonnante, les sondages d’opinion effectués aux États-Unis révèlent que les Arabes interrogés étaient encore plus favorables à la guerre que les Américains eux-mêmes. Cela laisse songeur. Parmi les centaines de personnes que j’ai aperçues lors des forums contre la guerre, je n’ai vu qu’un seul Arabe, un seul Palestinien, deux Iraniens et trois Afghans.

Venons-en à la vraie catastrophe : la prise de contrôle de presque tout l’Afghanistan par l’opposition afghane. Partout dans le monde les journaux nous ont montré, comme le Guardian et le Times, des images incroyables de massacres indescriptibles, d’actes de vengeance, de vols et même de viols de femmes afghanes aux mains des libérateurs salués par le monde entier.

Selon le Times de Londres, 520 soldats talibans ont été écrasés par des chars d’assaut le vendredi 16 novembre, après avoir rendu les armes dans une école de Mazar-é Charif. L’Alliance du Nord aurait, semble-t-il, déclaré ne pas vouloir faire de prisonniers de guerre mais plutôt les exterminer.

Pas une voix ne s’est élevée contre cette abomination ; aucune organisation des droits de la personne n’a averti l’Alliance de ne pas agir de la sorte.

À mesure que l’opposition du Nord progressait vers la ville dévastée de Kaboul, les corps de ceux que l’Alliance avait tués de sang-froid s’amoncelaient sur son passage ; d’après un correspondant de CNN à Kaboul, des soldats s’amusaient à cracher sur six cadavres laissés en décomposition dans un parc. On a pu voir le cadavre transpercé de balles d’un Pakistanais ayant quitté son pays pour aller combattre l’attaque américaine : un moudjahid s’en approche et se met à lui donner des coups de pied à la tête comme si c’était un ballon de foot. À donner la nausée.

Mais qui s’inquiète des massacres et du viol des femmes puisque les Talibans sont partis et qu’il est temps de se réjouir. Tel est bien le message transmis par les médias, y compris les médias arabes : CNN nous montre des Afghans qui dansent de joie, des femmes qui se départissent de leur voile, des hommes qui se font raser la barbe et des images de célébrités à moitié nues, affichées à la porte de certaines boutiques de Kaboul.

Qu’est-ce que le droit de ne pas porter la barbe à comparer aux meurtres collectifs et aux bombes à fragmentation qui n’ont pas explosé ; en quoi le droit d’un marchand d’afficher le corps de femmes nues se compare-t-il aux centaines de têtes roulant sous les chars d’assaut ? Y a-t-il une commune mesure ? Est-ce le genre d’humanité qu’ils sont censés défendre ? Est-ce le genre de civilisation qu’ils disent vouloir sauvegarder ? Et où sont les Musulmans dans cette histoire ? Ils se rallient encore derrière les États-Unis et certains offrent d’envoyer des troupes pour faire bonne figure.

Si les Talibans semblent être les vaincus, en réalité ce sont tous les Musulmans qui sortent perdants de cette histoire car, grâce à ceux qui se prétendent nos dirigeants et nos représentants, nous y avons aussi perdu notre intégrité, notre dernière forteresse et notre bien le plus cher.

Traduction par L’Aut’ Journal,  Copyright, Middle East News Online 2001. 

 

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