CELAC : L’Amérique latine unie ou divisée?

Les 2 et 3 décembre dernier, à Caracas, au Venezuela, les 33 chefs d’état des pays d’Amérique latine et des Caraïbes inauguraient la CELAC (Communauté des États d’Amérique latine et des Caraïbes).

Qualifiée par le président cubain, Raul Castro, de « plus importante initiative des 200 dernières années en Amérique », le nouvel organisme regroupe, pour la première fois dans l’histoire, tous les États au sud des États-Unis sans la présence asphyxiante de ces derniers et du Canada ou de l’Espagne et du Portugal, ex-pays colonisateurs européens.

Bien sûr, et en grande partie avec raison, la gauche latino-américaine s’enthousiasme traitant l’événement de « moment historique », de « début d’une nouvelle civilisation », de « construction d’un nouveau monde », de « renaissance sans précédent de l’Amérique latine ».

Mais, prévient Atilio Boron, directeur du Programme latino-américain d’éducation à distance en sciences sociales, mettre efficacement en marche la CELAC ne sera pas une tâche facile dans une région du monde qui présente une « extrême hétérogénéité sociopolitique ».

Celle-ci va des gouvernements les plus « bolivariens » (Venezuela, Cuba, Bolivie, Équateur, Nicaragua) jusqu’aux plus alignés sur Washington (Mexique, Chili, Colombie, Honduras) en passant par celui d’une puissance mondiale comme le Brésil.

Avec le probable virage à droite du nouveau président « nationaliste » péruvien, Ollanta Humala, sous très fortes pressions états-uniennes, Washington garde la mainmise sur les États du Pacifique (du Mexique au Chili) avec deux petites exceptions : le Nicaragua et l’Équateur.

Seule, explique Boron, la gravité inusitée de la crise capitaliste en cours et de la situation économique des États-Unis, force les gouvernements de droite de la région à participer à la CELAC et à en suivre le principal initiateur, le Brésil, au cas où …

Mais à l’heure de passer des inconséquents discours aux actions concrètes sur de brûlants dossiers régionaux, Washington ne manquera pas de chevaux de Troie et de saboteurs à l’intérieur du nouvel organisme.

La CELAC, se demande Boron, pourra-t-elle, par exemple, adopter une position commune et surtout prendre les mesures nécessaires pour contrer l’interventionnisme déstabilisateur des États-Unis dans de nombreux pays de la région?

Et qu’en sera-t-il d’autres dossiers comme l’occupation des Malouines par la Grande-Bretagne, la demande d’accès à la mer de la Bolivie refusée par le Chili, le conflit frontalier entre le Nicaragua et le Costa-Rica, le blocus économique des États-Unis contre Cuba ou encore la demande d’adhésion à la CELAC des indépendantistes de Porto-Rico?

Comment les 33 pays pourront-ils aussi s’entendre sur l’interdiction et la fermeture des bases militaires états-uniennes dans la région ou encore sur les manœuvres conjointes entre les forces armées de certains pays membres et celles des États-Unis?

À Caracas, la CELAC dont la première présidence tournante sera assumée par le président conservateur chilien, Sébastian Pinera, s’est prononcée contre le blocus imposé à Cuba et en faveur des droits de l’Argentine sur les Malouines.

Mais, à force d’insister pour que toutes les décisions soient adoptées à l’unanimité, les gouvernements chilien, mexicain et colombien sont parvenus à repousser d’un an la question cruciale du mode de décision à l’intérieur du nouvel organisme.

De tels « intérêts inconfessables », comme les appelle le président Chavez, sabotent d’autres organismes d’intégration régionale pourtant beaucoup moins hétérogènes.

Le Venezuela attend depuis six ans son adhésion au Mercosur. Celle-ci est paralysée par le sénat conservateur paraguayen malgré les atouts considérables que détient Caracas (réserves pétrolières et appartenance à l’OPEP, ouverture sur les Caraïbes) et bien que les gouvernements des quatre pays membres du Mercosur soient de même allégeance idéologique.

Les sénats brésilien et paraguayen font aussi piétiner un projet de l’UNASUR, la Banque du Sud, qui vise à offrir aux pays de la région une alternative en matière d’aide financière à celles de la Banque mondiale et du Fonds monétaire international dominées par l’Union européenne et les États-Unis.

Pendant ce temps, Washington implante rapidement sa nouvelle stratégie de contention de la Chine qui remplace la guerre au terrorisme de George Bush et implique l’Amérique latine de plein fouet à cause de la croissante influence chinoise dans la région.

Dans l’édition de novembre de la revue Foreign Policy, la secrétaire d’état, Hillary Clinton, affirme presque que les guerres des dix dernières années, en Iraq et en Afghanistan, ont été une erreur et qu’il est maintenant plus intelligent que les États-Unis investissent diplomatiquement, économiquement et stratégiquement dans la région Asie-Pacifique.

Le 17 novembre, Barack Obama visitait l’Australie entre autres raisons pour inaugurer une nouvelle base militaire états-unienne, à Darwin, dans le nord du pays. Avec celle-ci et les bases existantes au Japon, en Corée du Sud, à Taïwan et à Guam, la mer de Chine, unique débouché chinois sur l’océan Pacifique, est prise en tenailles.

Les États-Unis sont aussi à compléter, écrit le spécialiste en matière de paix et sécurité mondiale, Michael T. Klare, un ambitieux accord de libre-échange impliquant, jusqu’à maintenant neuf pays du Pacifique dont le Chili et le Pérou. Baptisé Accord d’association trans-Pacifique (TPP, en anglais), le traité lie également aux États-Unis, l’Australie et la Nouvelle-Zélande, le Vietnam, Brunei, Singapour et la Malaisie.

Les États-Unis secondarisent donc le Moyen-Orient, centre de gravité de leur politique pendant un demi-siècle, au profit de la Chine et de son principal talon d’Achille : l’importation de pétrole par le Pacifique.

L’objectif du TPP, dit encore Klare, est de rompre l’ASEAN (Association des nations du Sud-Est asiatique), dominée par la Chine, et, à plus long terme, de créer une « OTAN du Pacifique ».

Cela implique de tisser des alliances non seulement en Asie, mais en Amérique latine. Par exemple, l’Alliance du Pacifique (Mexique, Chili, Colombie, Pérou) dont la fondation officielle est prévue pour juin prochain, sera géographiquement en mesure de contrôler toute sortie de pétrole latino-américain par le Pacifique.

Selon l’analyste conservateur Andres Oppenheimer, la division de l’Amérique latine entre un bloc du Pacifique et un bloc de l’Atlantique est un fait accompli. La CELAC, prédit-il, ne sera jamais rien d’autre que « des discours poétiques sur l’unité régionale », sans conséquences économiques.

Le Brésil prend bonne note de cette nouvelle réalité. Pour les militaires et une part grandissante de la population du pays, la CELAC et l’intégration régionale sont un moyen de se protéger d’une menace militaire étrangère qu’ils sentent planer sur les ressources naturelles amazoniennes et les gisements pétroliers maritimes du pays.

Luiz Eduardo Rocha Paiva, membre du Centre d’études stratégiques de l’armée brésilienne, compare ces menaces à celles qu’a subies la Chine, au 19e siècle, quand les puissances occidentales rivales (France et Angleterre) s’étaient liguées contre elle lors des deux guerres de l’opium.

Déjà, constate Paiva, l’Europe et les États-Unis compensent leurs carences en ressources naturelles par une régression colonialiste et un recours à la force contre les pays du Sud (Iraq, Lybie).

Le virage états-unien vers le Pacifique, conclut le général à la retraite, affecte le leadership du Brésil qui, dès maintenant, n’a d’autre choix que celui de renforcer son pouvoir militaire défensif.



Articles Par : André Maltais

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