Chili: Trente-trois ans plus tard, justice pour Carmen Quintana et Rodrigo Rojas
Trente-trois ans. Ou presque, si l’on se rappelle de la date fatidique, ce 2 juillet 1986, le jour où deux jeunes qui participaient à une protesta (manifestation) contre la dictature, à Santiago, Rodrigo Rojas et Carmen Quintana, furent arrêtés par une patrouille militaire et brûlés vivants. Rodrigo, qui avait de la famille à Québec et y avait vécu pendant quatre ans, mourut quatre jours plus tard. Carmen réussit à survivre. Grâce à l’accueil des Québécois, elle fut soignée à Montréal et retourna au Chili. Malgré les terribles séquelles de ses blessures, elle reprit ses études, fonda une famille, eut des enfants. Et depuis quelques années, elle habite de nouveau à Montréal.
Le 20 mars dernier, la nouvelle nous parvenait du Chili. Le ministre Mario Carroza condamnait six militaires faisant partie de la patrouille à des peines de prison allant de dix a trois ans. L’État devra payer la somme de 450 millions de pesos (environ 700 000 dollars) aux familles de Rodrigo et de Carmen comme compensation pour les souffrances vécues.
Au-delà des condamnations, jugées insuffisantes et tardives par plusieurs, ce qui doit être souligné c’est la reconnaissance de la vérité : ce furent les militaires qui aspergèrent d’essence les deux jeunes et les brûlèrent, les abandonnant par la suite dans une banlieue de Santiago. Fini le mythe construit par la dictature, selon lequel c’étaient les jeunes qui portaient l’essence, afin de commettre des actes « terroristes », et qui s’étaient brûlés eux-mêmes en voulant s’échapper. Ce mensonge, répété inlassablement par les partisans du régime, a été taillé en pièces par le magistrat. Et pourtant, à lire les commentaires d’un bon nombre des lecteurs du Mercurio, le journal-bible de la droite chilienne, il y a encore au Chili des gens qui persistent dans le négationnisme.
À la décision sur Carmen et Rodrigo s’ajoute celle du ministre Alejandro Madrid, le 31 janvier, condamnant six personnes (dont quatre médecins) pour la mort par empoisonnement de l’ancien président Eduardo Frei, décédé en février 1982 dans une clinique de Santiago, victime d’une mystérieuse infection suite à une opération de routine. Et en novembre de l’an passé, l’ancien général et commandant en chef de l’armée de terre, Juan Emilio Cheyre, a été condamné à trois ans de prison pour sa participation au massacre de 15 personnes qui se trouvaient détenues à La Serena dans les jours ayant suivi le coup d’État de 1973 et qui furent exécutées, sans procès et sans accusations, par la tristement célèbre Caravane de la mort dirigée par le général Sergio Arellano.
Tous ces faits semblent indiquer que, trente ou quarante ans plus tard, la justice fait des progrès au Chili. Mais comme dans bien d’autres cas, les condamnés iront en appel. Et il est possible qu’ils reçoivent des sentences réduites. Ou que certains des condamnés, déjà âgés, décèdent pendant les procédures judiciaires. Ou que même si les condamnations sont confirmées, certains d’entre eux bénéficient de « libérations humanitaires » comme celles que la Cour suprême a octroyées récemment à cinq militaires qui purgeaient leurs peines pour d’autres crimes. On évoquera alors de nouveau la phrase de l’ancien président Patricio Aylwin, en 1991, lorsque ce dernier avait affirmé que l’on rendrait justice « dans la mesure du possible ». Mais au moins la vérité aura été connue.
José del Pozo
Photo en vedette : Carmen Quintana et Rodrigo Rojas
Source de la photo : ciperchile.cl
José Del Pozo, professeur associé, département d’histoire, UQÀM