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Chute du cheval US à son premier saut en Irak
Par Elijah J. Magnier
Mondialisation.ca, 07 septembre 2018
ejmagnier.com 4 septembre 2018
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La lutte entre les USA et l’Iran s’est manifestée ouvertement lors de la première session du nouveau parlement irakien. Cette rivalité se poursuivra jusqu’à ce que la cour fédérale décide laquelle des deux coalitions compte le plus grand nombre de députés, ce qui la rendra admissible à choisir ses présidents (le président, le premier ministre et le président du parlement ainsi que leurs deux adjoints respectifs). Haidar Abadi, le premier ministre par intérim, n’est pas parvenu à obtenir la coalition la plus large, mais a réussi à gagner du temps pour permettre à son allié américain d’exercer encore plus de pression sur les politiciens irakiens en faveur de leur candidat favori. Mais peu importe la direction du vent, il ne fait aucun doute que l’Iran peut compter maintenant sur plus de 150 députés. Ainsi, toute tentative des USA d’isoler Téhéran ou de contrôler unilatéralement la Mésopotamie est vouée à l’échec.

DllwPeAXcAIxSJfMais que s’est-il passé en coulisse pendant la première session?

Deux coalitions chiites cherchent à attirer le plus de chiites, de sunnites et de Kurdes (et autres minorités) possible, au beau milieu d’une division profonde entre les partis politiques chiites, sunnites et kurdes à la grandeur du pays.

Dans leur plus simple expression, ces coalitions sont les suivantes :

  1. Haidar Abadi et Moqtada al-Sadr
  2. Nouri al-Maliki et Hadi al-Ameri

La coalition Abadi-Sadr a présenté au parlement un document signé par les dirigeants de divers partis politiques en appui à cette coalition, comptant au total 181 députés, tandis que la coalition Maliki-Ameri a présenté un document signé par 153 députés. Chaque coalition prétend être la plus large, ce qui la rendrait admissible à choisir les nouveaux présidents. Le président du parlement par intérim, qui est très âgé, a pris connaissance des documents et les a transmis à la cour fédérale pour qu’elle décide laquelle des demandes est valide.

Dans la liste de la coalition Abadi-Sadr figurent de nombreux députés qui ont quitté leur parti politique pour joindre l’autre camp, dont voici la liste :

-Des députés de la coalition Al Nasr (victoire), dirigée par Abadi lui-même : sur 42 députés, 21 ont signé le document de la coalition Maliki-Ameri et 7 (Fadilah) ont décidé de rester neutres, ce qui place le premier ministre par intérim en position de faiblesse. Les partis ayant abandonné Abadi sont Harakat Ataa (6 députés), HizbIslami (5 députés), Mo’tamar al-watani al-Iraqi (4 députés), al-Shem’mari (2 députés), Ahmad al-Jarba (2 députés) et 2 députés indépendants.

– Anbar Hawiy’atuna : 2 députés ont déserté Abadi.

– I’tilaf al-Wataniya (Ayad Allawi) : 9 députés ont déserté Abadi.

– Al-Qara : 11 députés ont déserté Abadi.

– Salaheddine Hawiyatuna : 1 député a déserté Abadi.

Au moins 44 députés ont abandonné Abadi pendant que d’autres ont décidé de rester neutres (sur les 181 députés que la coalition Abadi-Sadr prétend représenter), en attendant de se joindre à la coalition que la cour fédérale déclarera comme la plus large.

Quel sera le verdict de la cour fédérale? Dans des situations analogues en 2010, 2014 et 2018, la cour fédérale a rendu une décision claire : chaque membre du parlement est libre de changer de parti politique après avoir été assermenté.

Cela signifie clairement que la coalition Abadi-Sadr a présenté un document valable au parlement en affirmant représenter la coalition la plus large avant que les nouveaux députés n’aient prêté serment. Tous les députés étaient présents lors de la première session pour prêter serment et remplir leurs fonctions, ce qui les rendait libres de changer de parti. La coalition Abadi-Sadr était de toute évidence au courant de la situation et voulait gagner du temps pour poursuivre le dialogue et la pression. À l’issue de la première pause parlementaire, bien des groupes ont d’ailleurs décidé d’amorcer le dialogue et Abadi n’a pas prétendu avoir la coalition la plus large après la pause.

Il est maintenant clair pour Abadi que les USA ne peuvent le porter au pouvoir en le mettant au sommet d’un char en direction la « zone verte ». Les USA (tout comme l’Arabie saoudite et les Émirats) vont donc exercer plus de pression sur les sunnites et les Kurdes pour les persuader de soutenir Abadi.

Jusqu’à maintenant, les Kurdes (ils ont presentés 27 demandes pour joindre une des coalitions) n’ont pas encore décidé sur quel cheval ils vont miser et attendent la décision définitive de la cour. Cependant, même si la coalition Maliki-Ameri est reconnue comme la plus large, ses opposants auront toujours la possibilité de regrouper plus d’alliés.

Le bras de fer entre les USA et l’Iran n’est pas encore terminé. L’Iran a démontré que plus de 150 députés sont de son côté et par le fait même contre les politiques, l’hégémonie et la présence des USA en Irak. Par conséquent, même si le candidat des USA ressort gagnant, il ne faut pas s’attendre à ce qu’il règne en paix.

L’Irak n’a pas vécu autant de dissension depuis la chute de Saddam Hussein en 2003. Les chiites, qui représentent de 60 à 65 % de l’ensemble de la population et qui occupent ainsi la majorité des sièges au parlement, décident des politiques du pays. Ils le font avec l’accord des sunnites et des Kurdes qui ont contribué pour une large part à l’accession au pouvoir des chiites.

C’est ce qui explique pourquoi les ambassadeurs arabes et les USA exercent tant de pression sur les sunnites et les Kurdes, qui jouent le rôle de « kingmakers ». Les US savent très bien que l’opposant d’Abadi n’autorisera pas les USA à maintenir des milliers de militaires en Irak comme Abadi l’a fait, mais qu’il demandera plutôt au parlement de décider du nombre de conseillers et d’entraîneurs américains (mais pas de soldats) autorisés à rester. L’Irak souhaite avoir une relation stratégique avec les USA et des relations de bon voisinage avec les pays arabes, mais sans avoir à accepter leurs diktats et leur interférence.

Le secrétaire d’État Mike Pompeo a confirmé dans l’un de ses tweets que l’ambassadeur Brett McGurk le représente lui et Trump sur le terrain à Bagdad et qu’il fait un « excellent travail » en formant un gouvernement irakien fort (conformément aux souhaits des USA probablement!).

Pour sa part, l’Iran ne cache pas la présence du général Qassem Soleimani de la Force Al-Qods et du représentant du Hezbollah à Bagdad, afin de convaincre les politiciens irakiens des raisons pour lesquelles l’hégémonie américaine ne devrait pas être permise en Mésopotamie et que, par conséquent, le candidat des USA qu’est Abadi n’est pas en mesure de diriger le pays.

Haidar Abadi a autorisé des milliers de militaires américains à se déployer dans le désert d’Al-Anbar et le long de la frontière irako-syrienne, là ou « Daech » est toujours actif. Les Hachd al-Chaabi y assurent aussi une présence et tentent de combler le vide laissé par les USA en implorant Abadi de permettre aux forces irakiennes de remplacer les forces US et de pourchasser Daech. Abadi a répondu en limogeant Faleh al-Fayyad (le nouveau candidat au poste de premier ministre) et en s’autoproclamant chef des Hachd al-Chaabi. Ce dernier geste est perçu à Bagdad comme une provocation visant à imposer l’autorité d’Abadi et à empêcher toute attaque des Hachd contre Daech sans coordination préalable avec Bagdad. Comme il est le candidat des USA, l’on ne s’attend pas à ce qu’il aille bien loin s’il gagne.

Aucune paix en Irak n’est à prévoir, que le candidat des USA l’emporte ou non. L’administration américaine actuelle est différente de toutes celles qui l’ont précédé. Même avec ses partenaires, cette administration lance des ordres et est agressive, condescendante et provocante. Tant que Trump et son équipe de bellicistes resteront à la Maison-Blanche, on devrait s’attendre à des années difficiles, tant en Irak qu’au Moyen-Orient.

Elijah J. Magnier (à Bagdad)

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