City de Londres: un empire financier médiéval au cœur du système bancaire occidental

Si une sortie de l’euro nous apporterait rapidement un répit en relançant l’économie intérieure, elle ne porterait durablement ses fruits que si elle s’accompagnait d’un autre combat : une lutte mondiale contre l’évasion, pardon, l’ « optimisation » fiscale et le capitalisme dit « de casino », c’est-à-dire les spéculations tous azimuts. Mais malgré la crise de 2008 et la chute des marchés à laquelle nous assistons en ce moment, et qui devraient donner à réfléchir, ce serait une tâche titanesque – car de dérégulation en dérégulation, au fil des décennies, tout cela est devenu « légal ».
La chute de plus de 1000 points du marché boursier le 27 février et les ruptures plus larges du système financier, la semaine dernière, ont été encore un nouveau signal d’alarme pour ceux qui se sont contentés jusqu’à présent de « saisir l’instant » de l’argent facile.
Depuis la crise financière de 2008, qui est considérée comme la plus grave crise financière depuis la Grande Dépression des années 1930, beaucoup n’ont pas pu se rendormir après un tel cauchemar. Certains ont choisi la voie du stockage de boîtes de haricots, et de suivre passionnément des survivalistes comme Bear Grylls dans l’espoir d’absorber ses compétences par osmose télévisuelle.
La crise de 2008 a mis en lumière le niveau psychopathique de cupidité, de vice, d’apathie et de myopie de ceux qui voulaient jouer le jeu du capitalisme de casino de la City de Londres et de Wall Street. Devenez riche rapidement, et peu importe qui vous détruisez au passage. Après tout, au bout du compte, vous êtes soit un winner, soit un loser.
Comme le grand public est généralement composé de personnes décentes, il lui est difficile de comprendre comment des économies entières de pays ont été détournées par ces piranhas. Comment nous avons atteint un tel niveau de criminalité que même les retraites durement gagnées par les gens, l’éducation, les soins de santé, le logement, etc, sont tous mis en jeu… LÉGALEMENT.
En regardant les banquiers d’affaires aujourd’hui, on se rappelle de ces tristes drogués des casinos, qui se ruinent et qui perdent tout, à cela près que les banquiers ont la possibilité de réduire la famille de leur voisin en servitude pour rembourser leur dette.
Ce n’est un secret pour personne qu’une grande partie de la « finance » qui passe par la City de Londres et Wall Street est de l’argent sale et pourtant, malgré ce savoir, il semble qu’il y ait une incapacité à y remédier et qu’à ce stade, on nous dit que si nous essayons d’y remédier en démantelant et en réglementant les banques « Too Big to Fail » (« trop grosses pour faire faillite »), alors toute l’économie s’effondrera.
Autrement dit, le monde est si manifestement dirigé par des activités criminelles qu’à ce stade, nous sommes devenus dépendants de l’argent sale pour maintenir l’économie mondiale à flot.
Face à l’effondrement brutal du système financier, les plus grands esprits du monde formés dans les universités de l’Ivy League se sont retrouvés dans une impasse : les opérations de sauvetage du système bancaire qui ont débuté en septembre dernier ont empêché une réaction en chaîne pendant quelques mois, mais à mesure que les liquidités s’épuiseront, il en ira de même pour les idées sur les endroits où puiser les fonds nécessaires aux sauvetages bancaires.
Étant données ces impasses, une grande partie des économistes ont fait valoir ces dernières années que des revenus précieux peuvent encore être engendrés à travers un flux encore inexploité : la dépénalisation et la légalisation du vice.
Les grandes banques le font déjà secrètement depuis des générations… alors pourquoi ne pas l’officialiser ? C’est là que se trouve l’argent. C’est là que se trouve le marché de l’emploi. Alors ne « mordons pas la main qui nous nourrit » !
Mais est-ce vraiment le cas ? N’y a-t-il vraiment aucune différence qualitative entre les manières dont l’argent est généré et celles dont il est dépensé, du moment que le flux d’argent est suffisant ?
Eh bien, ce n’est jamais un bon signe quand à à deux pas des plus riches, on trouve les plus pauvres. Et juste à côté du plus grand centre financier du monde, la City de Londres, se trouve le quartier le plus pauvre de tout Londres : Tower Hamlets, avec un taux de pauvreté de 39 % et un revenu familial moyen inférieur à 13 000 livres par an.
Une ville dans une ville
« L’enfer est une ville qui ressemble beaucoup à Londres » – Percy Bysshe Shelley
Bien que Wall Street ait grandement contribué à cette triste situation, ce centre bancaire de l’Amérique doit être compris comme un entité enfantée par la City de Londres.
La City de Londres a plus de 800 ans, ce qui est sans doute plus vieux que l’Angleterre elle-même, et depuis plus de 400 ans, elle est le centre financier du monde.
Au cours de la période médiévale, la City de Londres, également connue sous le nom de Square Mile ou simplement la City, était divisée en 25 quartiers anciens dirigés par un échevin chacun. Cela continue à ce jour. En outre, il existait une entité au nom inquiétant, la City of London Corporation, ou simplement la Corporation, qui est l’organe municipal de direction de la City. Cette situation perdure aussi à ce jour.
Bien que les origines de la Corporation ne puissent pas être datées avec précision, puisqu’il n’y a jamais eu de charte « survivante » établissant sa base « légale », elle a conservé ses fonctions, jusqu’à nos jours, en se fondant sur la Magna Carta.
La Magna Carta est une charte de droits acceptée par le roi Jean sans Terre en 1215, selon laquelle « la Cité de Londres aura/gardera ses anciennes libertés ». En d’autres termes, sa fonction juridique n’a jamais été remise en question ou revue, et JAMAIS réévaluée. Elle a été laissée à son fonctionnement légal en accord avec ses « anciennes libertés », ce qui est une description très floue de sa fonction, à mon humble avis. En d’autres termes, ils sont libres de faire ce que bon leur semble.
Mais il y a pire encore. La Corporation n’est pas réellement soumise à la juridiction du gouvernement britannique. C’est-à-dire que le gouvernement britannique n’a pas autorité pour intervenir dans la façon dont la Corporation de la City choisit de gouverner le plus grand centre financier du monde. La City a son propre système d’élections, qui permet à des corporations de voter sur la façon dont son « gouvernement » séparé doit fonctionner. Elle dispose également de sa propre police et de son propre système de tribunaux.
La Corporation n’est pas limitée à son fonctionnement au sein de la ville. Le Remémoreur de la Cité de Londres, qui ressemble à une version bizarroïde du fantôme des Noëls passés de Dickens, a pour rôle de servir de courroie de transmission entre la Corporation et le Souverain (la Reine), la Maison royale et le Parlement. Le Remémoreur agit donc comme un « rappel » – certains diraient même « un exécutant » – de la volonté de la Corporation. Ce poste est occupé par Paul Double depuis 2003. Comment ce poste non élu est-il conféré à telle personne ou à telle autre et pourquoi, mystère.
M. Double a le droit d’agir en tant que lobbyiste officiel à la Chambre des communes, et il siège à la droite du président de la Chambre, dans le but d’examiner et d’influencer toute législation qu’il estime affecter les intérêts de la Corporation. Il semble également avoir le droit d’examiner tout texte de loi en cours d’élaboration et peut même faire ses commentaires, affectant ainsi son résultat final. Il est la seule personne non élue autorisée dans la Chambre des communes.
Selon le site officiel de la City de Londres, la raison pour laquelle la City a son propre système d’élections est que :
« La City est la seule région du pays où le nombre de travailleurs employés dépasse largement celui des résidents et, par conséquent, pour être véritablement représentative de sa population, elle offre un vote aux organisations sises dans la City afin qu’elles puissent avoir leur mot à dire sur la façon dont la City est gérée ».
Cependant, les employés n’ont absolument pas leur mot à dire. Les organisations pour lesquelles ils travaillent disposent d’un certain nombre de voix en fonction du nombre de travailleurs qu’elles emploient, mais elles ne consultent pas ces travailleurs, et beaucoup d’entre eux ne sont même pas au courant que de telles élections ont lieu.
Si vous avez l’impression d’être passé de l’autre côté du miroir d’Alice, vous n’êtes pas seul, mais ce système absurde est ce qui dirige le plus grand centre financier du monde depuis les années 1600, à la faveur des manœuvres de l’Empire britannique.
Par conséquent, la question est de savoir, puisque la City de Londres a conservé ses « anciennes libertés » et maintenu sa puissance financière mondiale, si l’Empire britannique a vraiment disparu ?
Banque offshore : La main invisible d’Adam Smith ?
Contrairement à la croyance populaire, l’empire « sur lequel le soleil ne se couche jamais » [1] (certains disent « parce que Dieu ne leur ferait pas confiance dans le noir ») n’a jamais disparu.
Après la Seconde Guerre mondiale, la colonisation devait être abolie, et beaucoup le pensaient, l’Empire britannique aussi. Les pays revendiquaient leur souveraineté, des gouvernements étaient mis en place par le peuple, le système de pillage et de rapines avait pris fin.
C’est une belle histoire, mais elle ne peut pas être plus éloignée de la vérité.
Dans les années 1950, pour « s’adapter » à l’évolution du climat financier mondial, la City de Londres a mis en place ce que l’on appelle des « juridictions secrètes ». Celles-ci devaient fonctionner au sein des derniers vestiges des petits territoires/colonies britanniques. Sur les quatorze territoires britanniques d’outre-mer, sept sont de véritables paradis fiscaux ou « juridictions secrètes ». Un marché financier international distinct a également été créé pour faciliter la circulation de cet argent offshore, le marché de l’eurodollar. Comme les banques de ce marché sont situées en dehors du Royaume-Uni et des États-Unis, elles ne sont pas sous la juridiction de ces deux pays.
En 1997, près de 90 % de tous les prêts internationaux ont été accordés par l’intermédiaire de ce marché.
Ce qui est souvent mal compris, c’est que les finances offshore de la City de Londres ne sont pas contenues dans un système de secret bancaire mais plutôt de trusts (lien en français). La différence étant qu’un trust joue en fin de compte sur le concept de propriété. L’idée est que vous remettez vos actifs à un mandataire et qu’à partir de ce moment-là, légalement, ces actifs ne vous appartiennent plus et vous n’êtes plus responsable de leur comptabilité. Votre lien avec ces actifs est complètement caché.
En outre, au sein des juridictions offshore britanniques, aucune qualification n’est requise pour devenir mandataire : n’importe qui peut créer un trust et n’importe qui peut devenir mandataire. Il n’existe pas non plus de registre des trusts dans ces territoires. Ainsi, les seuls à connaître cet arrangement sont le mandataire et celui qui procède à l’arrangement.
John Christensen, un économiste investigateur, [2] estime que ce capital qui n’appartient légalement à personne pourrait s’élever à 50 000 milliards de dollars cachés dans ces territoires britanniques. Non seulement il n’est pas taxé, mais une partie importante de ce capital a été volée à des secteurs de l’économie réelle.
Comment cela affecte-t-il les pays « anciennement » colonisés ?
C’est là que réside le problème pour la plupart des pays en développement. Selon John Christensen, la dette extérieure combinée des pays d’Afrique subsaharienne s’élevait à 177 milliards de dollars en 2008. Cependant, la richesse que les élites de ces pays ont déplacée à l’étranger, entre 1970 et 2008, est estimée à 944 milliards de dollars, soit 5 fois leur dette extérieure. Ce n’est pas seulement de l’argent sale, c’est aussi de l’argent VOLÉ provenant des ressources et de la productivité de ces économies. Ainsi, comme l’affirme Christensen, « Loin d’être un débiteur net pour le monde, l’Afrique subsaharienne est un créancier net » de la finance offshore.
Dans ce contexte, le soi-disant « retard » de l’Afrique n’est pas dû à son incapacité à produire, mais plutôt au fait qu’elle subit un pillage ininterrompu depuis la première colonisation de ces régions.
Ces pays africains doivent alors emprunter de l’argent, qui leur est joyeusement octroyé à des taux d’intérêt élevés, et accumulent un niveau de dette qui ne pourra jamais être remboursé. Ces pays sont ainsi doublement pillés, ne laissant plus d’argent à investir dans leur avenir, ou a fortiori pour mettre de la nourriture sur la table.
Ce sont les paradis offshore qui rendent ce genre d’activité « légale » et généralisée.
Et cela ne s’arrête pas là. Dans le monde entier, on estime que les pays en développement perdent chaque année un trillion de dollars en raison de fuite des capitaux et d’évasion fiscale. La plupart de ces richesses retournent au Royaume-Uni et aux États-Unis par l’intermédiaire de ces paradis offshore, et permettent à leurs monnaies de rester fortes alors que celles des pays en développement restent faibles.
Cependant, les pays en développement ne sont pas les seuls à avoir souffert de ce système de pillage. Les économies mêmes du Royaume-Uni et des États-Unis ont également été vidées de leur substance. Dans les années 1960 et suivantes, le Royaume-Uni et les États-Unis, pour compenser l’augmentation des flux monétaires en provenance de leurs pays, ont décidé qu’il était bon d’ouvrir leurs marchés intérieurs aux billions de dollars transitant par leurs paradis offshore.
Cependant, ces banques ne se sont pas précipitées pour investir dans l’industrie et la production ; elles investissent leur argent dans la spéculation immobilière, la spéculation financière et le commerce des devises étrangères. Il en est résulté une financiarisation des économies britannique et américaine, et les emplois réels issus de l’économie réelle ont diminué ou disparu.
Bien que de nombreux économistes tentent de prétendre le contraire, le désespoir a débordé et des mouvements comme les Gilets jaunes sont le reflet des conséquences concrètes de ces politiques économiques.
Nous avons atteint un point où tous les pays occidentaux subissent un taux de chômage beaucoup plus élevé et un niveau de vie plus bas qu’il y a 40 ans. L’augmentation de la pauvreté s’est accompagnée d’une augmentation de la consommation de drogues, des suicides et de la criminalité.
Une économie stable fondée sur la liberté ou la servitude ?
Selon un rapport de l’Observatoire européen des drogues et des toxicomanies (OEDT) de 2017, le Royaume-Uni présente de loin le taux d’overdose le plus élevé de toute l’Europe, avec 31 %, suivi de l’Allemagne avec 15 %. Autrement dit, le Royaume-Uni compte à lui seul pour un tiers des overdoses de drogue qui surviennent dans toute l’Europe.
Le revenu familial moyen au Royaume-Uni est actuellement de 28 400 livres. Le taux de pauvreté au Royaume-Uni est d’environ 20 %.
Le revenu familial moyen de ce qui était autrefois l’épicentre de l’industrialisation mondiale, Detroit, est de 26 249 dollars annuels. Le taux de pauvreté de Detroit est d’environ 34,5 %.
Quelle est la solution ?
Pour commencer, inverser la dérégulation du système bancaire opérée par le Big Bang de 1986 de Margaret Thatcher, qui a détruit la séparation entre les banques commerciales, les banques d’investissement, les trusts et les assurances. Une restauration similaire du Glass-Steagall Act (lien en français) aux États-Unis devrait suivre, non seulement pour briser le système bancaire « Too Big to Fail », mais aussi pour restaurer l’autorité des États-nations sur la finance privée. Si ces mesures d’urgence sont prises avant l’effondrement des marchés (et ils s’effondreront), alors le renouveau des infrastructures industrielles dans les pays transatlantiques peut encore se produire.
Terminons ici en écoutant les paroles de Clement Attlee, premier ministre britannique de 1945 à 1951 :
Nous avons vu à maintes reprises qu’il existe une autre puissance que celle qui a son siège à Westminster. La City de Londres, terme commode pour désigner un ensemble d’intérêts financiers, est capable de s’affirmer contre le gouvernement du pays. Ceux qui contrôlent l’argent peuvent mener une politique intérieure et extérieure contraire à celle qui est décidée par le peuple ».
Traduction et note d’introduction Entelekheia
Photo : La Cité de Londres avec la super lune par Colin. Source : Wikipédia
Note de la traduction :
[1] L’expression « L’empire sur lequel le soleil ne se couche jamais » peut désigner soit l’empire espagnol de Charles Quint au XVIe siècle, soit l’empire britannique, du XIXe siècle à la première moitié du XXe siècle.[2] John Christensen est un ancien conseiller économique de la British Crown Dependency de Jersey, un paradis fiscal britannique de premier plan. Après une formation d’enquêteur judiciaire en matière de fraude, il est membre du groupe de travail de l’OCDE sur la fiscalité et le développement, et du conseil d’administration d’une ONG sise à Washington D.C, New Rules for Global Finance. Il intervient dans le documentaire « La Toile d’araignée » (en VOSTFR) sur la City de Londres.