Climat : qui va payer « l’échec sans précédent du marché » ?

Le rapport Stern, ou la stratégie néolibérale face au changement climatique

Le rapport Stern sur les impacts économiques du changement climatique constitue un événement politique majeur. Pour la première fois, une équipe d’économistes commanditée par un gouvernement prend au sérieux les avertissements de la communauté scientifique et tente d’y apporter une réponse globale, inscrite dans une perspective de long terme. L’exercice est impressionnant. Mais attention : alors que le changement climatique est défini d’entrée de jeu comme « le plus grand et le plus large échec du marché jamais vu jusqu’à présent », les solutions mises en avant par Sir Nicholas Stern et son équipe se résument en une formule : plus de marché, plus de croissance, plus de mondialisation néolibérale… Cherchez l’erreur… Et posez-vous la question : qui paiera la note ?

Contrairement à d’autres études économiques, le rapport Stern (1) n’ergote pas sur les analyses fournie par les spécialistes du climat. Au contraire, il les reprend à son compte : « Le changement climatique est une affaire sérieuse et urgente. (…) Même si le flux annuel des émissions n’augmentait pas, le stock de gaz à effet de serre dans l’atmosphère atteindrait le double des niveaux pré industriels en 2050 – 550 ppmv CO2eq (2) – et continuerait à croître au-delà. Or, le flux s’accélère (…). Le niveau de 550 ppmv CO2eq pourrait être atteint dès 2035. A ce niveau, il y a au moins 77% de probabilité – et peut-être 99%, selon les modèles – que la hausse moyenne de la température du globe dépassera les 2°C. Si rien n’est fait, le stock de gaz à effet de serre pourrait tripler d’ici la fin du siècle, donnant au moins 50% de risque que la hausse dépassera 5°C au cours des décennies suivantes. ». Le rapport égrène les conséquences : pénurie d’eau pour un sixième de l’humanité, diminution des rendements agricoles, 200 millions de réfugiés suite à la hausse des océans, disparition de 15 à 40% des espèces, etc…

L’estimation éthique des coûts

Rien de cela n’est nouveau. Le rapport ne fait que compiler des données scientifiques connues. Mais Nicholas Stern est chef du Service économique du gouvernement britannique, et ancien Chief economist de la Banque Mondiale. En endossant les évaluations des climatologues, cet économiste de renommée mondiale clôt le bec au dernier carré de négationnistes climatiques. « Le débat, dorénavant, n’est plus là », leur dit-il en substance. Où est-il, alors, le débat ? Stern répond par une analyse à trois niveaux : 1°) coût économique de l’inaction (scénario « business as usual ») ; 2°) coût du sauvetage du climat ; 3°) comparaison de ces coûts ; instruments et dispositifs permettant de les limiter au maximum, en vue de l’après-Kyoto.

D’ici la fin du XXIIe siècle, le coût du scénario « business as usual » pourrait correspondre à une réduction de 20% de la consommation moyenne par tête, selon Stern. Cette estimation est plus élevée que d’autres, avancées précédemment. Quatre raisons expliquent cette différence :

1°) le rapport inclut non seulement les coûts économiques proprement dits (estimés à 5% de réduction du PIB/personne) mais aussi l’évaluation monétaire des impacts sur la santé (le nombre de morts découlant de l’extension géographique de la malaria, par exemple…) ainsi que sur l’environnement ;

2°) il est tenu compte des « rétroactions positives », autrement dit des conséquences possibles du fait que le réchauffement pourrait accélérer le réchauffement (par exemple si la fonte du permafrost périglaciaire dégageait brusquement de grandes quantités de méthane, gaz à effet de serre puissant) ;

3°) le taux d’actualisation employé pour évaluer le coût des dégâts du réchauffement est environ deux fois plus bas que celui auquel les économistes ont généralement recours (pour concrétiser la solidarité intergénérationnelle, le rapport accorde donc aux répercussions futures du changement climatique un coût plus élevé que dans d’autres études du même genre) ;

4°) enfin, Stern et ses collaborateurs ont appelé l’éthique à la rescousse pour corriger le fait que, d’un strict point de vue comptable, les dégâts dans les pays du Sud ne coûtent pas cher (ils sont évalués à partir de la « disponibilité des victimes à payer » pour éviter d’en subir les conséquences, et cette disponibilité varie évidemment en fonction du revenu)…

Notons-le en passant : toutes ces acrobaties pour mettre un prix sur des choses qui n’en ont pas (la vie humaine et les écosystèmes naturels) et faire en sorte que ce prix semble conforme à « l’éthique » montrent clairement que la loi de la valeur est de moins en moins appropriée en tant que mesure de la richesse sociale (3). Mais, pour convaincre les décideurs capitalistes, il ne suffit pas de répéter que des centaines de millions de pauvres gens sont menacés dans leur existence, comme le GIEC le fait depuis des années : il faut dire combien ça coûtera et chiffrer les répercussions à Wall street…

« Eviter d’en faire trop, et trop vite » ?

Le coût du sauvetage, pour sa part, dépend du niveau de stabilisation choisi pour la concentration en gaz à effet de serre : au plus et au plus vite on réduira les émissions, au plus on aura de chances de sauver le climat… mais au plus cela coûtera. Un nombre croissant de scientifiques plaident pour une stabilisation à 450 ppmv, impliquant que les émissions (42 gigatonnes/an actuellement) passent par un pic dans les 10 ans puis diminuent de 5% par an, donnant en 2050 75% de réduction par rapport à 1990 (4). Le rapport, lui, opte pour une stabilisation à 550 ppmv maximum (pic dans les 20 ans, puis diminution de 1 à 3% par an). L’enjeu est ultra-important. Selon les modèles, la hausse de température serait comprise entre +1°C et +3,8°C pour 450 ppmv, et entre +1,4°C et 4,6°C pour 550ppmv. Quoique la réduction à 450 ppmv présente de grandes difficultés objectives – il faut agir très vite et très fort – le rapport l’écarte surtout pour des raisons de coût : la stabilisation à 550 ppmv est plus avantageuse car elle ne coûtera que 1% du PIB mondial – trois fois moins. Face aux 20% que coûterait le scénario « business as usual », quelle importance, demandera-t-on, puisque tant de vies humaines sont en jeu ? Mais « L’éthique », tout à coup, s’évanouit : « La leçon ici est d’éviter d’en faire trop, trop vite (…). Par exemple, une grande incertitude demeure quant aux coûts de réductions très importantes. Creuser jusqu’à des réductions d’émissions de 60 ou 80% ou plus requérra des progrès dans la réduction des émissions de processus industriels, de l’aviation, et d’un certain nombre de domaines où il est difficile pour le moment d’envisager des approches effectives en termes de coûts » (5). En clair : pas touche aux profits et à la logique d’accumulation !

Un pour cent du PIB mondial égale 350 à 400 milliards de dollars. Si on accepte un moment de prendre pour base l’estimation du rapport (biaisée par la loi de la valeur, rappelons-le), le coût d’une stabilisation à 450 ppmv nécessiterait donc entre 1050 et 1200 milliards de dollars par an. Cette somme serait plus que couverte par une combinaison de coupes sombres dans les budgets de la défense (1037 milliards de dollars en 2004, dont 47% aux Etats-Unis) (6) et de la publicité (2% du PIB en France en 2003), pour ne pas parler de la fantastique rente pétrolière (plus de 1000 milliards d’Euros par an) (7). Mais ces moyens-là ne figurent pas dans la panoplie de M. Stern. Outre la réhabilitation du nucléaire – promu au rang de technologie propre, son arsenal ne comporte que des instruments néolibéraux : un seul prix mondial pour le carbone ; une taxe sur le carbone (« payée en fin de compte par les consommateurs » et compensée par des baisses de charges pour les entreprises) (8) ; flexibilité totale dans le choix du lieu, du moment et du moyen de réduire les émissions, partout dans le monde, à moindre coût ; approfondissement et élargissement de l’échange de droits d’émissions ; imposition par l’OMC de la totale liberté de circulation pour les produits et services à bas carbone ; financement accru de la recherche par le secteur public, au service des entreprises ; primes et autres incitants au développement du marché des renouvelables ; etc… Cette démarche purement néolibérale signifie concrètement trois choses :

1°) d’ici 2050 et au-delà, une part très substantielle des réductions d’émission se fera dans les pays du Sud. Soit sous la forme d’un arrêt de la déforestation (évidemment souhaitable), soit sous la forme d’investissements « propres » offrant aux multinationales un marché évalué à 40 milliards de dollars par an ;

2°) tout en profitant de cette manne, au Nord, les grands groupes énergétiques, automobiles, pétrochimiques et autres auront le temps d’amortir leurs installations et de se réorienter vers les nouvelles technologies (mises au point grâce à un doublement des budgets publics pour la recherche) sans payer un centime pour la catastrophe qu’ils auront provoquée (9) ;

3°) la facture sera payée par les travailleurs, les paysans et les pauvres du monde entier, par la taxe sur le CO2 (10 dollars/tonne de CO2 ?), les subsides publics au privé et l’intégration du prix du carbone au prix des biens de consommation.

Un projet politique ambitieux et dangereux

Nous avons écrit à plusieurs reprises qu’un compromis climatique USA-UE succèderait à Kyoto, que Blair ambitionnait d’en être l’artisan, que ce compromis serait encore plus néolibéral que Kyoto et qu’il se ferait sur le dos du tiers-monde, des travailleurs, et des défavorisés en général. Le sommet de Gleneagles du G8 avait amorcé le mouvement. Le rapport Stern confirme l’analyse. Deux points en particulier méritent d’être épinglés :

1°) tout en maintenant formellement le concept adopté à Rio (1992) d’une « responsabilité commune mais différenciée » des pays du Nord et du Sud dans le dossier climatique, le rapport prive ce concept d’une grande partie de sa portée pratique contraignante . En effet, grâce au marché mondial libéralisé du carbone, les investissements propres ou les plantations d’arbres dans le tiers-monde permettraient aux entreprises et pays du Nord de réaliser plus de 50% de leur effort de réduction d’émissions dans les pays du Sud ;

2°) au-delà du montage économique précis, une lecture attentive du rapport montre clairement une volonté d’utiliser la peur justifiée des catastrophes climatiques pour légitimer la politique néolibérale. Le rapport Stern, cela doit être souligné, ne se contente pas d’assumer des constats scientifiques et de faire des évaluations économiques : c’est un texte éminemment politique. Au fil de la lecture, un ambitieux projet stratégique apparaît de plus en plus nettement : invoquer la science et la morale pour manipuler l’opinion publique au service d’objectifs qui sont très loin d’être uniquement climatiques (lire l’encadré).

Les commentaires enthousiastes que ce rapport a suscités chez de nombreuses ONG environnementales (le WWF, par exemple, demande « un marché du carbone renforcé ») posent dès lors question. Il y a urgence, certes. Mais Stern lui-même l’affirme : le changement climatique est « le plus grand et le plus large échec du marché ». Ou bien on le fera payer au marché, ou bien « le marché » le fera payer aux exploités et aux opprimés du monde qui risquent ainsi de connaître leur plus grande et leur plus large défaite. Une stratégie de gauche face au changement climatique est urgente et nécessaire !

Daniel Tanuro est ingénieur agronome et écologiste, spécialiste du changement climatique, des alternatives énergétiques et des politiques environnementales de l’Union Européenne.

Source:   Europe solidaire.org

Notes

(1) Stern Review, « The Economics of Climate Change”

(2) Les parts par million volume (ppmv) sont une mesure de la concentration. Les différents gaz contribuent différemment au réchauffement. On exprime la quantité de chaque gaz dans la quantité de CO2 qui aurait le même effet. On parle alors de CO2 équivalents (CO2eq). Dans la suite du texte, il s’agit systématiquement de CO2eq.

(3) Le rapport (p.156) renvoie à des études qui augmentent les coûts globaux du réchauffement de 33%, voire qui les doublent, pour donner un poids plus correct à l’impact dans le tiers-monde. Sans ces corrections, les catastrophes climatiques dans cette région passeraient inaperçues aux yeux des économistes : elles seraient noyées dans la croissance globale… Néanmoins, étant donné que l’immense majorité des victimes prévisibles vivent dans les pays du Sud, on peut conclure que ces corrections ne donnent pas non plus une image exacte des catastrophes à venir. Autre exemple : pour mettre un coût sur le déplacement probable de 200 millions de personnes, Stern multiplie par trois le revenu moyen de celles-ci (p. 410). Pourquoi par trois, alors que la majorité des victimes perdront tout ? Le rapport parle à ce propos de « problèmes éthiques difficiles ».

(4) A moyen terme, la stabilisation implique de n’émettre que 5GtCO2eq/an, voire moins.

(5) Stern Review, p. 247. Parmi le « certain nombre de domaines », les transports occupent une place centrale.

(6) Chiffre du SIPRI, Stockholm.

(7) La vente des produits raffinés rapporte 2000 milliards d’Euros environ et la part des coûts est de 500 milliards (JM Chevalier, « Les grandes batailles de l’énergie », Folio actuel)

(8) Les auteurs ne cachent pas leur préférence pour ce système, par rapport à celui des quotas échangeables, prévu par Kyoto.

(9) Le passage du rapport sur les réductions d’émissions dans le secteur énergétique a été rédigé par le Prof. Dennis Anderson, ancien Chief Economist chez Shell. Comme par hasard, il prévoit de ne réduire les émissions de ce secteur que de 24 à 18Gt d’ici 2050.

Encart

L’enfer néolibéral pavé de bonnes intentions vertes

« Un enjeu clé pour la crédibilité est de savoir si la politique (climatique, DT) suscite l’appui d’une large gamme de groupes d’intérêts. L’opinion publique est particulièrement importante : une pression soutenue du public pour l’action sur le changement climatique donne aux politiciens la confiance de prendre des mesures qu’ils auraient pu autrement considérer comme trop risquées ou impopulaires » (p. 325). En fait, cette conception est déjà mise en œuvre dans le rapport lui-même. Il semble clair en effet que sa propre structure, notamment le fait de commencer par une compilation sur le changement climatique et ses conséquences, a notamment pour but de capter l’opinion publique et de la mobiliser pour certaines solutions libérales proposées dans la suite du texte, comme la taxe CO2 compensée – pour les patrons – par une baisse des cotisations sociales.

Plus loin dans le document, on trouve cet autre passage révélateur : « La plus grande partie de la science économique considère que les individus ont des préférences et des systèmes de valeur. Elle examine alors la politique largement en termes de « bâtons » et de carottes » (…). Cette théorie est féconde (powerful) et centrale à l’analyse de ce rapport, mais elle ne reflète pas toute l’histoire. Une bonne partie de la politique publique porte en fait sur le changement d’attitudes. En particulier, il y a deux larges terrains sur lesquels les décideurs politiques peuvent se concentrer dans le contexte du changement climatique : chercher à changer les notions de responsabilité sociale, et promouvoir la disponibilité à collaborer. Des exemples du premier sont les politiques en matière de pensions, de tabagisme et de recyclage, tandis que des exemples du second sont les systèmes de vigilance de quartier par rapport au crime, et les services aux communautés plus largement » (p.395). La référence aux politiques en matière de pensions (en clair : l’offensive pour la pension par capitalisation, contre la pension par répartition, au nom du fait que chacun, et non la collectivité, doit être « responsable » de sa retraite) est particulièrement significatif…

En termes à peine couverts, le rapport Stern conseille aux gouvernements d’user de la preuve scientifique d’une part, de la morale de l’autre, pour, dans un climat d’urgence, noyer la critique des structures sociales dans un discours sur l’indispensable « changement des comportements ». Il s’agit « d’user d’arguments (relevant de) l’évidence et de la morale pour engager les gens ». « Des politiques visant à changer les comportements soulèvent des questions d’autorité morale pour l’action. Il y a des exemples d’actions publiques inacceptables, telles que la désinformation délibérée par des campagnes de propagande. Néanmoins, la plupart des gens verraient l’action pour promouvoir la compréhension du changement climatique comme appropriée – et, en fait, verraient l’absence de cette politique comme irresponsable. Ceci requiert d’attirer l’attention publique sur les intérêts de ceux qui pourraient être ignorés, tels que les futures générations et les habitants des pays pauvres, et de penser à travers les conséquences des actions, plutôt qu’en avançant les intérêts de groupes étroits ou en excluant des sections de la population » (p. 396). Sous ses dehors « écologiquement corrects », c’est en fait une très vieille et très réactionnaire recette politique que le rapport Stern suggère aux gouvernements d’appliquer…

* Publié sur le site du POS (Belgique).

Voir également La barbarie climatique est en marche



Articles Par : Daniel Tanuro

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