COLOMBIE – Le retour à la paix en 180 jours

La signature des accords de paix entre le gouvernement de Juan Manuel Santos et les Forces armées révolutionnaires de Colombie – Armée du peuple (FARC-EP) étaient une étape importante pour la Colombie, après 53 ans de conflit. Comme le montre ce texte, la mise en application des accords constitue un nouveau défi pour les partisans de la paix qui doivent faire face à une série d’obstacles et de résistances. L’auteur, Javier Calderón Castillo, est chercheur au Centre stratégique latino-américain de géopolitique (CELAG pour son sigle en espagnol), sur le site duquel a été publié ce texte le 3 juin 2017.


Passés les 180 premiers jours depuis le début du processus de mise en application de l’accord de paix, marqué par de nombreux obstacles et polémiques, il est important de faire une synthèse critique de la situation de ce qui a été décidé entre les parties (État-FARC-EP). Les points les plus importants de l’accord sont : la destruction de l’armement guérillero, actuellement en phase de stockage sous le contrôle de l’ONU, et l’élaboration de l’appareil institutionnel, juridique et budgétaire nécessaire à la mise en œuvre des centaines d’engagements contractés par l’État colombien.

Les derniers six mois ont montré que la mise en œuvre de l’accord de paix constitue un défi plus grand que la négociation : au cours de 53 années de guerre les fonctionnaires ont été formés au combat contre « l’ennemi intérieur » et il leur est difficile de changer leur mentalité bureaucratique et belliciste, d’autant plus que le gouvernement ne donne pas de directions rapides et claires pour le respect des accords. La paix se heurte en outre à la corruption, à la tradition bien ancrée d’interpréter les lois, à la forte collusion entre violence paramilitaire et statu quo dans certaines communes et départements, et à la profonde démoralisation sociale due à la situation économique et professionnelle que vit la majeure partie des gens, une dure réalité qui ne trouve pas d’apaisement dans le processus de paix.

Ces six mois de mise en application de l’accord de paix démontrent que la sphère politique colombienne est blessée par la guerre et qu’une partie significative du personnel politique, des entrepreneurs et des médias ne souhaitent pas guérir parce qu’ils ont trouvé dans la guerre une manière trouble de manipuler les sentiments et les passions des citoyens pour gagner des voix, de l’argent et des pourcentages de popularité.

1.-Avancées au compte-goutte

Le dernier jour de validité des facultés présidentielles spéciales octroyées par le Congrès de la République, le président Juan Manuel Santos a signé 34 décrets-lois qui constituent une bouffée d’air frais dans l’application de l’accord de paix – paralysée jusqu’alors par de multiples obstacles législatifs, institutionnels et judiciaires –, et doivent générer les conditions nécessaires à la transformation des FARC-EP en un parti, avec les pleines garanties constitutionnelles, qui avec son programme et son idéologie commence à se situer sur la scène politique et culturelle. Ces décrets doivent permettre de lancer la réforme rurale intégrale, la réforme du système politique et d’achever de mettre sur pieds la Justice spéciale pour la paix, aujourd’hui en danger du fait des méandres juridiques dans lesquels les opposants tentent de faire s’enliser les accords.

Pour concrétiser la paix est nécessaire, entre autres choses, une nouvelle architecture institutionnelle car la structure de la nation a été façonnée par l’économie de guerre et dépend, dans de nombreux territoires, de pouvoirs de facto soutenus par les paramilitaires. Avec ces 34 décrets, le gouvernement réalise des avancées décisives sur les six points-clés de l’accord – réforme rurale, participation politique, cultures illicites, victimes-vérité, réintégration et abandon des armes, et mise en application. Concernant le thème de la réforme rurale intégrale (RRI), de nombreux décrets ont été publiés (n° 882, 884, 890, 893, 902, 29 mai 2017), qui ouvrent la voie au développement de la réforme rurale [1], avec le service éducatif rural d’État qui permet d’embaucher plus d’enseignants, les fonds fonciers, les Programmes de développement à orientation territoriale (PEDT en espagnol) qui doivent fournir une aide financière et technique à l’agriculture et à l’élevage, et répondre à d’autres besoins en infrastructures rurales, comme le réseau électrique.

En ce qui concerne la participation, le Décret 895 crée le « système de sécurité pour l’exercice de la politique », qui comprend des mesures de sécurité pour les personnes intégrant le nouveau parti des FARC-EP et pour les membres d’autres mouvements sociaux et populaires victimes de menaces et d’assassinats [2]. Il reconnaît les conditions nécessaires à un exercice digne de l’activité politique et apporte des garanties pour prévenir toute forme de stigmatisation et de persécution de l’opposition. Dans le prolongement du décret antérieur, le Décret 898 procède à une restructuration du Parquet général de la Nation [3] avec la création d’une « Unité spéciale d’investigation pour le démantèlement des organisations et conduites criminelles responsables d’homicides et de massacres, qui portent atteinte aux défenseur.e.s des droits humains, aux mouvements sociaux et politiques ». Le Congrès de la République doit désormais approuver le texte définissant le nouveau système politique et électoral qui concrétisera l’ouverture démocratique.

Avec le décret 896 (29 mai) l’État réaffirme sa volonté transformer sa politique répressive envers la paysannerie en ce qui concerne la lutte contre les cultures à usage illicite.Il crée un « Programme national intégral de substitution des cultures à usage illicite » (PNIS), à la charge du Haut Conseil pour l’après-conflit, dont l’objectif est d’encourager la substitution volontaire de ces cultures par le biais de programmes et de projets cherchant à favoriser la sortie de la pauvreté et la marginalité pour les familles paysannes qui tirent leur subsistance de ces cultures.

En ce qui concerne la réincorporation et l’abandon des armes des ex-guérilleros, plusieurs décrets ont été votés : le 897 du 29 mai, qui change le nom et certaines fonctions de l’entité chargée de la réincorporation des insurgés armés en « Agence de réincorporation et normalisation ». Elle aura désormais les pouvoirs de développer et d’administrer, en coordination avec la présidence et d’autres instances, la politique, les plans, les programmes et projets de réincorporation et normalisation destinés aux membres des FARC-ECP. Le décret 899 permet la création et le financement par l’État d’Ecoomun, une entreprise coopérative destinée à la réinsertion économique des ex-guérilleros. Dans cet ensemble de mesures figure le décret 900 pour la suspension des ordres de capture et la sécurité juridique des anciens guérilleros [4], une avancée fondamentale pour l’application des accords, car sa définition tardive a mené à différents errements, tels que la capture de guérilleros qui étaient soignés dans des hôpitaux ou qui réalisaient des activités en lien avec le processus de paix lui-même.

À ces décrets importants s’est ajouté celui qui permet la prorogation, jusqu’au 31 juillet 2017, des Zones transitoires de normalisation, où se trouve la plupart des sept mille anciens combattants, et crée les conditions pour mettre en place, dans ces installations transitoires, les programmes économiques, éducatifs et de la Juridiction spéciale pour la paix (JEP) en vue de la réincorporation. Un calendrier additionnel de 20 jours a également été fixé pour terminer le programme d’abandon des armes de la guérilla, dont le retard est dû principalement au caractère bureaucratique de la première étape du processus et aux retards des travaux nécessaires au stockage et à l’enregistrement des armes.

Au-delà de ces dispositions présidentielles, la mise en œuvre va être confrontée à divers obstacles, peut-être semblables ou plus difficiles encore à surmonter. La partie importante de la population qui est favorable à la paix a un rôle fondamental à jouer en construisant un climat en faveur du processus qui sensibilise le pouvoir judiciaire, contraigne les fonctionnaires publics et mobilise la société pour faire avancer le processus.

2.- Obstacles, opportunités et apprentissages de ces 180 jours de paix

Le retard bureaucratico-gouvernemental pour appliquer les accords n’a pas été l’unique obstacle à ce processus. Le groupe parlementaire de l’extrême droite et un secteur du pouvoir judiciaire ont mis en œuvre une stratégie de boycott de la paix, visant les points les plus centraux de l’accord : la sécurité juridique et les conditions politiques et économiques de la réintégration à la vie civile de la guérilla.

Le 17 mai dernier, la Cour constitutionnelle a émis une sentence d’inconstitutionnalité concernant deux articles de l’Acte législatif pour la paix qui permettait à l’exécutif de faire examiner des lois au Congrès de manière rapide (fast track) : les lois devaient être votées en bloc et dans leur intégralité sans pouvoir faire l’objet d’une discussion point par point. Cela garantissait que les accords soient exprimés correctement dans les textes des lois qui les rendraient opérants, sans détournements ou renégociations. De la même manière, la Cour a retiré au pouvoir exécutif la faculté d’avaliser les modifications aux projets de loi, ce qui ouvre la possibilité de ce que l’Accord de paix soit modifié au Congrès, après la remise des armes par la guérilla et sans participation des FARC-EP [5]. On peut affirmer que la Cour constitutionnelle a aidé les ennemis de la paix à tendre une embuscade à l’Accord [6].

C’était bien le but du Centre démocratique, d’extrême droite, lorsqu’il a déposé un recours d’inconstitutionnalité de l’Acte législatif pour la paix qui a finalement été pris en compte par la Cour constitutionnelle. Ils cherchent aujourd’hui à imposer leurs points de vue sectaires et bellicistes sur les lois débattues au Congrès pour transgresser le pacte de paix, notamment la Justice spéciale pour la paix, qui oblige certains chefs d’entreprise et militaires proches de ce parti d’extrême droite à se présenter devant le tribunal de la vérité pour répondre et s’expliquer sur leurs liens avec les violations des droits humains pendant la guerre. Le Congrès peut favoriser les prétentions de l’uribisme [7] à empêcher la participation politique de la guérilla, à laisser ses membres sans ressources pour leur réintégration, à obstruer la vérité nécessaire à la réparation pour les victimes et à obtenir l’impunité pour les financiers et promoteurs du paramilitarisme et les violations par l’État des droits des citoyens [8].

Dans les prochains jours, c’est un autre bataille qui s’engage pour la mise en œuvre de la paix car la Cour constitutionnelle doit se prononcer sur la loi statutaire qui réglemente la Justice spéciale pour la paix, pièce maîtresse pour la sécurité juridique des parties. On espère que la Cour se prononcera en faveur de la continuation de la construction de la paix. Dans le cas contraire l’accord serait blessé à mort et deviendrait pratiquement ineffectif [9].

Ce message du pouvoir judiciaire doit aussi s’accompagner d’actions positives du gouvernement, de la guérilla et des médias, pour infléchir le scepticisme citoyen sur la paix, par exemple sur l’application de la Loi d’amnistie et de pardon ou sur la formation d’un parti politique des ex-guérillas. Selon divers sondages d’opinion, la tendance est au scepticisme en ce qui concerne la confiance placée dans les accords : 62% des personnes interrogées ne croient pas que les accords vont être appliqués, 55% ne font pas confiance au gouvernement et 68% ne font pas confiance à la guérrilla, une colère qu’on ne peut apaiser qu’en annonçant un changement de cap de la politique économique. Le pays est las des effets paupérisants du modèle néolibéral, accentué par l’uribisme et le santisme, comme le prouvent les mobilisations populaires à Buenaventura, dans le Chocó, et celle des enseignants dans tout le pays.

Une des grandes leçons de ces 180 jours est que seuls la mobilisation sociale et un engagement réel des détenteurs du pouvoir permettront d’avancer vers une paix stable et durable pour la Colombie. Une occasion d’avancer dans cette direction pourrait être le « Pacte national pour la paix », décidé lors des négociations, qui peut inclure tous les secteurs du pays, particulièrement les propriétaires des médias et les journalistes afin qu’ils contribuent à cet objectif et renoncent à continuer à ouvrir et approfondir les blessures de la guerre. Ce retour à la paix en 180 jours n’a pas été facile ; néanmoins et pour le moment, la signature des décrets par le président Santos atténue la tension qui règne et oblige les autres pouvoirs publics à procéder à leur application. Souhaitons que les tribunaux, les militaires, les parlementaires, les juges et les procureurs comprennent que la paix est un droit du peuple colombien.

Javier Calderón Castillo

  • Dial – Diffusion de l’information sur l’Amérique latine – D 3417.
  • Traduction de Françoise Couëdel pour Dial.
  • Source (espagnol) : CELAG, 3 juin 2017.

En cas de reproduction, mentionner au moins l’auteur, la traductrice, la source française (Dial – www.dial-infos.org) et l’adresse internet de l’article.

Notes



Articles Par : Javier Calderón Castillo

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