Comment Kirchnera a «pacifié» le conflit social argentin

ARGENTINE – Cinq années se sont écoulées depuis la monumentale révolte sociale qui a ébranlé le pays. Pourtant, si la pauvreté n’a pas massivement reculé, le président Kirchner a réussi le tour de force de rallier à sa cause la plupart des mouvements sociaux. Analyse d’un reflux paradoxal alors que «La Dignité du peuple», documentaire bouleversant de Fernando Solanas, sort sur les écrans romands.

Après avoir analysé les mécanismes macroéconomiques de la crise argentine dans Mémoire d’un saccage, Fernando Solanas s’est penché sur les histoires de vie et le combat quotidien de ses concitoyens. Dans La dignité du peuple, qui sort aujourd’hui en Suisse romande, le cinéaste engagé dresse le portrait d’une société en lutte en suivant des militants des mouvements sociaux dans un pays frappé par une crise économique sans précédent (lire ci-contre). Ce documentaire a été tourné principalement en 2002. S’il ne perd rien de sa valeur de témoignage, force est de constater qu’en Argentine, le climat politique a radicalement changé en quelques années. En surfant sur une croissance économique soutenue (près de 9% annuels depuis quatre ans) qui a entraîné une baisse du chômage et des indices de pauvreté, le président Néstor Kirchner a réussi à «pacifier» un panorama social explosif, malgré des niveaux de misère et d’exclusion qui restent alarmants: bien que le taux de pauvreté baisse régulièrement depuis quatre ans, 12 millions de personnes vivent encore sous le seuil de pauvreté, et 4,3 millions de personnes sont indigentes.

Un profil «progressiste»

La clé du succès de l’ancien gouverneur de la province de Santa Cruz? La construction d’un profil «progressiste» grâce à un discours de rupture et une main tendue aux mouvements sociaux, devenus des acteurs de premier plan à la suite du vide institutionnel créé par l’implosion du système politique.
 
En décembre 2001, en effet, l’Argentine plongeait dans la pire crise économique de son histoire. Des politiques néolibérales à outrance avaient mené l’Etat à la faillite. Le discrédit frappait l’ensemble de la classe politique et la population commençait à exprimer son rejet de la corruption et de l’impunité érigées en système d’Etat. Tous les secteurs de la société se retrouvaient dans la rue: des piqueteros – ces chômeurs qui bloquaient les routes pour réclamer du travail – aux couches aisées dont les banques avaient confisqué les économies, en passant par les classes moyennes paupérisées.

Les 19 et 20 décembre, la crise sociale éclate. Le président Fernando De la Rua doit abandonner le pouvoir à la suite de gigantesques manifestations et d’une répression sauvage qui fait une trentaine de morts et des centaines de blessés.

Après une valse de présidents (cinq en une dizaine de jours), Eduardo Duhalde reprend le flambeau et stabilise l’économie. Sans contrôler pour autant la crise sociale. A la suite d’une nouvelle répression mortelle contre des piqueteros, il doit avancer les élections.

Un signal fort

Elu en mai 2003, Néstor Kirchner reprend à son compte une partie des revendications des Argentins. Il se distancie des organismes internationaux et développe un discours anti-néolibéral. Il décapite également une Cour suprême de justice nommée par l’ancien président Carlos Menem, véritable symbole de corruption. En épurant les forces militaires des derniers reliquats de la dictature tout en faisant annuler les lois qui garantissaient l’impunité à ceux qui ont fait disparaître quelque 30 000 opposants entre 1975 et 1983, Néstor Kirchner lance un signal de changement particulièrement fort. Tout en ralliant à sa cause les défenseurs des droits humains, qui représentaient, jusqu’alors, l’un des mouvements les plus combatifs d’Argentine, véritable référence de lutte et de ténacité.

Ainsi, à l’instar de la présidente de l’Association Mère de la place de Mai, Hebe de Bonafini – l’une des militantes de gauche les plus radicales de ces 25 dernières années, devenue une fervente supportrice du «compagnon président» – nombre d’acteurs sociaux soutiennent aujourd’hui Nestor Kirchner.

«C’est tout à fait logique», affirme Diego Kravetz, ancien avocat du Mouvement des entreprises récupérées et actuel chef du groupe kirchneriste au parlement de Buenos Aires. De nombreux mouvements sociaux qui ont combattu les gouvernements précédents s’identifient à un courant «national et populaire (péroniste, ndlr). Or c’est justement la politique que mène le président.»

Les piqueteros désarticulés

«Les nouvelles institutions, nées en 2003, tentent de répondre à certaines problématiques soulevées par la crise de 2001», explique pour sa part Mario Santucho, du collectif Situaciones, observateur depuis de nombreuses années des mouvements sociaux argentins. Les portes de l’Etat se sont donc ouvertes aux acteurs de la société civile. «Si le cas le plus visible est bien sûr celui de la politique des droits humains, c’est également vrai dans le domaine de l’action sociale. Dans d’autres secteurs, en revanche, le gouvernement a simplement coopté des dirigeants en leur offrant des postes.»

L’un des mouvements les plus emblématiques de la crise argentine, celui des piqueteros, s’est retrouvé complètement désarticulé. Alors qu’une partie des dirigeants des groupements de chômeurs se revendique aujourd’hui «la colonne vertébrale du Mouvement national» qui mène campagne en faveur de la réélection de Kirchner à la fin de l’année, le secteur plus combatif s’est retrouvé isolé et sans force militante.
 
En distribuant des programmes d’assistance, même misérables, Néstor Kirchner et Eduardo Duhalde ont éteint la mèche de la bombe à retardement que représentaient les millions de personnes vivant sous le seuil de pauvreté, sans ressources ni perspectives.

A gauche? Personne

«En réalité, Kirchner a réussi à transformer en «fonctionnaires» un petit secteur dynamique d’une masse apathique», analyse le professeur de sociologie Alejandro Horovicz, auteur de l’ouvrage de référence Les quatre péronismes.

Pour lui, la politique du président a finalement eu peu d’influence réelle sur la pacification du conflit social. Il assure que c’est surtout la mentalité conformiste des Argentins et la reprise économique qui en sont la cause. «La dictature militaire a réussi à discipliner la société. En 2001, les gens ne sont pas sortis dans la rue pour protester contre le modèle néolibéral en tant que tel. Ils ont avant tout exprimé leur colère face l’échec de ces politiques qu’ils ont longtemps soutenues. Et il ne faut pas oublier que si on parle souvent de la rébellion du «peuple», en réalité, au moment des plus fortes mobilisations, pas plus de 500 000 personnes étaient sur le pied de guerre. Dans un pays qui compte pourtant plus de 35 millions d’habitants dont 20 millions de victimes du système.»

Aujourd’hui, la baisse du chômage et la hausse de la consommation donnent aux Argentins la sensation que tout va mieux, poursuit Alejandro Horovicz. «Pourtant, rien n’est réglé. La redistribution des richesses demeure très inégale et le système économique est resté le même dans les grandes ligne.» La tolérance face à la misère et à l’exclusion, en revanche, a augmenté. La population s’y est habituée.

En outre, Alejandro Horovicz estime que la plus grande réussite de Kirchner est d’avoir fait le vide sur sa gauche. «C’est assez insolite. Sans être de gauche, sans mettre en place des politiques de gauche, il n’a personne à sa gauche.»

Nouvelles luttes

Des luttes continuent cependant d’émerger en Argentine. Avec la croissance et l’inflation, de nombreux conflits du travail ont éclaté en 2006. Les travailleurs réclament notamment des hausses de salaires.

Mais c’est surtout autour des questions écologiques que naissent de nouveaux mouvements sociaux multisectoriels. Celui de la ville de Gualeguaychu, où des «assemblées» s’opposent à la création de papeteries en Uruguay, en est le meilleur exemple. Craignant une contamination de la rivière qui sépare les Etats voisins, la population bloque les ponts reliant les deux pays, pourrissant au passage les relations entre Buenos Aires et Montevideo. I

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Les entreprises récupérées hésitent entre consolidation et poursuite de la lutte

   AMA   

Au plus fort de la crise argentine, de nombreuses entreprises en faillite ont été occupées par les ouvriers et transformées en coopératives. Sans patrons à leur tête, elles sont devenues un symbole de lutte et de résistance à la désindustrialisation du pays, résultat des politiques néolibérales. «Aujourd’hui, près de 160 entreprises récupérées produisent sur un modèle de coopérative», affirme Diego Kravetz, ancien avocat du Mouvement des entreprises récupérées. Elles ont fleuri dans tout le pays et sont actives dans tous les domaines – de l’hôtellerie de luxe au textile en passant par la machinerie agricole. «Dans l’ensemble, leur situation est plutôt bonne, commente M. Kravetz. Elles ont, en général, augmenté leurs effectifs et les «associés» touchent des salaires supérieurs aux conventions sectorielles. Intégrées au marché, elles profitent, elles aussi, de la croissance économique et de la hausse de la consommation.» Actuel chef du groupe kirchneriste de la ville de Buenos Aires, Diego Kravetz assure que le gouvernement appuie l’expérience et rejette les accusations sur la volonté de coopter le mouvement. Selon lui, des crédits ont été débloqués en faveur de nombreuses coopératives. Et une loi a également été votée en 2004 pour exproprier les entreprises récupérées de la capitale et les confier définitivement aux travailleurs. Diego Kravetz estime cependant que la situation a profondément changé ces dernières années: «L’heure n’est plus aux occupations, mais à la consolidation.» Pour les ouvriers de Zanon, en revanche, la lutte continue. Les travailleurs de cette fabrique de céramique du sud de l’Argentine font partie d’un courant minoritaire, mais très combatif, qui ne considère pas le modèle de coopérative comme la panacée – même s’ils ont obtenu qu’un juge leur confie pour trois ans supplémentaires la gestion de leur entreprise et qu’ils ont réussi à engager plus de 200 personnes depuis la récupération (pour un total de 460 ouvriers).
«Nous réclamons l’expropriation définitive de l’usine et son étatisation ‘sous contrôle ouvrier’, explique Alejandro Lopez, secrétaire général du syndicat des céramiste de Zanon. C’est la meilleure manière d’assurer la pérennité de l’entreprise et son indépendance totale du gouvernement. Nous avons d’ailleurs déposé il y a peu une nouvelle pétition de 20 000 signatures pour réclamer une loi allant dans ce sens.» AMA

Le Courrier, 17 janvier 2007.



Articles Par : Andrea Marra

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