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Comment la guerre porte atteinte au droit
Par Karl Müller
Mondialisation.ca, 07 mai 2010
Horizons et débats 7 mai 2010
Url de l'article:
https://www.mondialisation.ca/comment-la-guerre-porte-atteinte-au-droit/19037

Le 19 avril, le procureur général près la Cour suprême fédérale a fait savoir qu’elle mettait un terme à l’enquête contre le colonel de la Bundeswehr Klein relative au raid aérien près de la ville afghane de Kunduz au cours duquel de nombreux civils avaient péri au début de septembre 2009.

Contrairement au mandat du Bundestag en vigueur au moment de l’attaque, la Cour suprême a jugé que l’intervention de la Bundeswehr en Afghanistan était «un conflit armé non international au sens du droit pénal international» (1)  – donc une sorte de guerre. Ce faisant, non seulement il s’écarte nettement de la politique officielle poursuivie ces dernières années en Allemagne mais ouvre en même temps la voie à davantage d’emploi de la force et moins de respect de la population civile.

Or maintenant, on applique le droit pénal international allemand beaucoup moins strict: non seulement le fait de tuer des innocents n’est plus fondamentalement punissable mais, d’après la Cour suprême, seulement si «l’attaque tue ou blesse des civils ou cause des dommages à des biens civils d’une ampleur sans rapport avec les avan­tages mili­taires concrets et directs que l’on en attend.» Cela veut dire que la Cour suprême part de l’idée que désormais, lors des interventions de la Bundeswehr, on devra accepter des victimes civiles si cela permet de remporter des succès militaires. «Même si l’on doit s’at­tendre à des victimes civiles lors d’une opération militaire, un bombardement n’est inadmissible selon le droit international que s’il s’agit d’une attaque «indiscriminée» au cours de laquelle les dommages civils sont sans rapport avec le succès militaire concret et direct qu’on en attend.»

La décision de la Cour suprême a été très bien accueillie par le gouvernement allemand. Spiegel Online titrait le 20 avril 2010: «La Bundeswehr fête la disculpation du colonel.» Et le magazine donne une raison justifiant cette «fête»: «Les soldats peuvent maintenant faire des choses interdites en temps de paix. Les obstacles à la pénalisation sont nettement plus importants.»

La décision a cependant aussi été critiquée. Ainsi, l’ancien juge auprès de la Cour pé­nale fédérale Wolfgang Neskovic a déclaré lors d’une interview accordée au même maga­zine le 21 avril que l’abandon des poursuites était, à l’heure actuelle, «une grave erreur». Toutefois son avantage politique pour le gouvernement est évident. Si le colonel avait été accusé, cela aurait pratiquement signifié la fin de l’engagement en Afghanistan.» L’organisation de juristes Ialana a ajouté, pour expliquer la décision de la Cour suprême qu’elle a à sa tête un fonctionnaire politique «qui dépend de l’exécutif».

On sait que jusqu’ici, la Cour suprême avait empêché toutes les tentatives de mettre fin à la politique allemande de guerre par la voie juridique. Ainsi, la décision récente est conforme à la ligne suivie jusqu’ici.

Mais ce qui est nouveau, c’est le fait que l’ordre juridique cède à ce point à la poli­tique de guerre. Nombreux sont ceux qui, au cours de l’histoire de l’humanité, ont insisté sur le fait que la guerre renverse la morale: on ne respecte plus la vie, la liberté et la pro­priété et l’on récompense le vol, la violence et le meurtre.

Un article du New York Times du 26 mars intitulé «Tighter Rules Fail to Stem Deaths of Innocent Afghans at Checkpoints» nous in­forme sur le quotidien de la guerre dans laquelle la Bundeswehr s’engage de plus en plus. L’ar­ticle renvoie à des déclarations, au cours d’une interview, (2) du Commandant de l’OTAN en Afghanistan le général McChrystal que nous citons ici plus complètement «Nous exigeons beaucoup de nos jeunes gens qui font leur service aux points de contrôle. Comme il existe des dangers, ils doivent prendre des décisions rapides dans des situations compliquées. Mais depuis les quelque neuf mois que je suis ici, parmi les nombreuses situations où nous avons réagi par une escalade de la violence et blessé quelqu’un, je ne connais aucun cas où il s’est avéré qu’il y avait des bombes ou des armes dans les véhicules. Dans bien des cas, il y avait des familles. […] Nous avons tiré sur un nombre incroyable de personnes innocentes et nous en avons tué beaucoup et, autant que je sache, il n’y a jamais eu de danger réel pour nos troupes.»

Mais au lieu de s’intéresser à cette réalité de la guerre, au lieu de porter sur elle un jugement éthique fondé qui repose sur les droits naturels des hommes selon lesquels per­sonne ne devrait être «un moyen pour atteindre une fin», au lieu de tirer les consé­quences politiques et de formuler des exigences, on assiste à une campagne polémique contre tous ceux qui s’expriment en faveur du droit et de la paix.

En même temps émergent des «éthiciens réputés» comme Ludger Honnefelder dans une interview accordée au Deutschlandfunk le 18 avril, qui tiennent des propos abstraits et relativisants qui ne font qu’obscurcir les choses.

Est-ce que, comme il y a d’autres projets de guerre, on doit remplacer les droits humains, les efforts de paix et l’éthique par une idéologie de la puissance et de la violence?

Au début d’octobre 1943, le Reichsführer SS Heinrich Himmler a prononcé deux discours devant des officiers SS de la pro­vince de Posnanie dans lesquels il a dit, entre autres, à propos de l’assassinat des Juifs: «La plupart d’entre vous savent sans doute ce que cela veut dire quand il y a 100 cadavres jonchant le sol, quand il y en a 500, ou 1000. Ce qui nous a endurcis, c’est d’avoir supporté cela et d’être restés des hommes convenables, mis à part des cas exceptionnels de faiblesse humaine. C’est une page honorable de notre histoire qui ne sera jamais écrite. […] Nous avons le droit moral, nous avons le devoir envers notre peuple de faire cela, d’abattre ce peuple qui voulait nous assassiner.»

N’est-ce pas un avertissement suffisant contre les tentatives de créer une idéologie qui ne peut aboutir qu’à la barbarie? Et n’est-il pas urgent de nous souvenir de l’éthique qui repose sur la dignité inviolable et inaliénable de l’homme et qui fonde les droits humains de tous les individus?

Ne devons-nous pas en conséquence nous demander de quoi a l’air la «chaîne de commandement» des guerres et comment nous pouvons soit stopper ceux qui se trouvent au bout de la chaîne soit limiter leur pouvoir et leur influence afin de redonner une chance à la paix?  

Notes

1    La Cour suprême ne suit pas le mandat du Bundestag, mais le gouvernement qui a expliqué sa position publiquement pour la première fois en janvier. Cela a suscité un débat entre le gouvernement et les partis d’opposition.
2    On trouvera le texte complet de l’interview à l’adresse http://tpmmuckraker.talkingpoints-memo.com/2010/04/gen_mcchrystal_weve_shot_an-amazing-number_of_peop.php

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