Comment le train de la BRI a pris la route de Shangri-La
En moins de dix ans, la BRI de la Chine a fondamentalement transformé la géopolitique mondiale. Il est déjà bien trop tard pour que l’Occident puisse rivaliser.
Il est important de reconnaître que la guerre par procuration menée par les États-Unis et l’OTAN contre la Russie en Ukraine est en même temps une guerre destinée à interrompre les progrès de l’Initiative Ceinture et Route (BRI) de la Chine.
À l’approche du dixième anniversaire de l’initiative, qui sera marqué par le troisième Forum Ceinture et Route qui se tiendra plus tard dans l’année à Pékin, il est clair que la Ceinture économique de la Route de la Soie, annoncée par le président Xi Jinping à Astana, au Kazakhstan, en septembre 2013, a parcouru un long chemin.
En janvier de cette année, 151 pays avaient déjà adhéré à la BRI : pas moins de 75% de la population mondiale qui représente plus de la moitié du PIB mondial. Même un organisme atlantiste comme le Center for Economic and Business Research, basé à Londres, admet que la BRI pourrait augmenter le PIB mondial de 7100 milliards de dollars par an d’ici à 2040, ce qui aurait des effets bénéfiques «généralisés».
Inscrite dans la Constitution chinoise depuis 2018, la BRI constitue de facto le cadre global de la politique étrangère chinoise jusqu’en 2049, date du centenaire de la République populaire de Chine.
La BRI progresse le long de plusieurs corridors de connectivité terrestre – du Transsibérien au «corridor du milieu» le long de l’Iran et de la Turquie, en passant par le corridor économique Chine-Pakistan (CPEC) jusqu’à la mer d’Arabie. Sur le front des voies navigables, la route de la soie maritime offre un réseau parallèle allant du sud-est de la Chine au golfe Persique, à la mer Rouge, à la côte swahilie et à la mer Méditerranée.
Tout cela est reflété par la route maritime du Nord, pilotée par la Russie, qui relie les côtés est et ouest de l’Arctique et réduit le temps de navigation aller-retour entre l’Europe et l’Asie d’un mois à moins de deux semaines.
Un projet «Faire du Commerce, pas la Guerre» d’une telle ampleur, axé sur la connectivité, la construction d’infrastructures, le développement durable et la perspicacité diplomatique – en mettant l’accent sur le Sud mondial – ne pouvait qu’être interprété par les élites occidentales comme une menace géopolitique et géoéconomique de premier ordre.
Et c’est pourquoi chaque turbulence géopolitique à travers l’échiquier est directement ou indirectement liée à la BRI. Y compris l’Ukraine.
«Un tout nouveau choix»
Lors du forum Lanting à Shanghai le mois dernier, le ministre chinois des Affaires étrangères Qin Gang était à l’aise pour présenter à un public étranger trié sur le volet les grandes lignes de la «modernisation, à la chinoise» et la manière dont elle peut s’appliquer à l’ensemble du Sud mondial.
Pour leur part, les experts du Sud mondial ont eu l’occasion de s’attarder sur les motifs qui sous-tendent la paranoïa de la «menace» constante de l’Occident. En définitive, pour les États-Unis et leurs alliés vassaux, il est anathème que Pékin, fort de sa propre réussite, propose un modèle de développement alternatif à l’unique produit sur le marché depuis 1945.
L’ancienne présidente brésilienne Dilma Rousseff, actuellement nouvelle présidente de la Nouvelle banque de développement (NDB) basée à Shanghai – la banque des BRICS – a expliqué au forum comment le néolibéralisme a été imposé aux États-Unis comme une fausse voie vers le succès économique. Le modèle chinois, en revanche, comme elle l’a souligné, offre désormais un «tout nouveau choix», qui respecte les particularités nationales.
Zhou Qiangwu, vice-président chinois de la NDB, espère que cela poussera le FMI et la Banque mondiale à donner plus de poids au Sud mondial dans leurs prises de décision, dans le cadre de nouvelles «solutions de gouvernance».
Pourtant, il est peu probable que cela se produise car les États-Unis et leurs vassaux ne sont pas mentalement prêts à se débarrasser de leur bagage de préjugés séculaires pour s’asseoir à la même table que les représentants du Sud mondial et les accepter comme des égaux ainsi que des parties prenantes qualifiées.
Cependant, le Sud mondial n’attend personne. Les tables rondes se succèdent déjà à une vitesse vertigineuse. Le sommet Chine-Asie centrale, qui s’est tenu les 18 et 19 mai dans l’ancienne capitale impériale, Xi’an, en est un bon exemple : le président Xi a rencontré les présidents du Kazakhstan, du Kirghizstan, du Tadjikistan, du Turkménistan et de l’Ouzbékistan, les cinq anciennes républiques de l’URSS situées au cœur de l’Asie centrale.
Cette rencontre faisait suite à celle du président russe Vladimir Poutine avec ces mêmes cinq «stans» à Moscou, le 9 mai, jour de la Victoire, qui revêt une importance particulière.
Sur le plan diplomatique, cela suggère un axe 5+2 déjà en cours d’évolution, unissant la Russie, la Chine et les cinq «stans» opérant via leur propre secrétariat d’une manière légèrement différente de la BRI, de l’Organisation de coopération de Shanghai (OCS) et de l’Union économique eurasiatique (UEEA).
Et pourquoi cela ? En raison d’un problème qui affectera toutes ces nouvelles organisations multilatérales dirigées par le Sud mondial : Les frictions internes.
Cela nous amène à la présence de l’Inde au sein de l’OCS, une organisation qui privilégie le consensus dans toutes ses décisions.
Il s’agit là d’un problème majeur qui contraste avec l’insoluble conflit entre l’Inde et le Pakistan, et qui est encore plus sensible lorsqu’il s’agit de la position hésitante de New Delhi à l’égard du Quad et de l’AUKUS. Au moins, les Indiens ne se sont pas totalement soumis à l’OTAN dans sa guerre hybride contre la Russie et la Chine et dans son rêve de dicter ses conditions dans l’Indo-Pacifique.
«Un partenariat eurasiatique à grande échelle»
Xi et Poutine ont parfaitement compris les enjeux stratégiques énergétiques : L’augmentation des livraisons de pétrole et de gaz russes à la Chine se traduit par une augmentation du transit à travers le Heartland. Une stratégie pleinement intégrée est donc indispensable. Et elle devra être intégrée au niveau de la BRI et de l’interaction avec l’UEEA, même s’il peut y avoir un «vide» au sein de l’OCS.
Parmi les exemples concrets, citons l’accélération de la construction du chemin de fer ultra-stratégique Xinjiang-Kyrgyzstan-Ouzbékistan, qui a été retardée pendant des années : Cela permettra de renforcer la connectivité avec l’Afghanistan, le Pakistan et l’Iran.
Parallèlement, le CPEC sera étendu à l’Afghanistan : C’est ce qui a été décidé lors d’une réunion ministérielle AfPak-Chine à Islamabad le 5 mai. Bien qu’un dossier très épineux subsiste : Comment traiter, cajoler et satisfaire les dirigeants taliban à Kaboul ?
À Xi’an, Xi et les dirigeants du Heartland se sont fermement engagés à empêcher les «ingérences étrangères» et les proverbiales tentatives de révolution de couleur. Tous ces éléments sont conçus pour perturber la BRI.
Comparons maintenant avec la réunion du G7 à Hiroshima, qui était un autre exercice à peine déguisé visant à «contenir» la Chine. Le communiqué d’Hiroshima, publié le 20 mai, un jour après la rencontre entre Xi et l’Asie centrale à Xi’an, insistait lourdement sur le «de-risking», le nouveau mantra occidental qui remplace le «decoupling» (découplage).
L’UE avait déjà annoncé la couleur par l’intermédiaire de la célèbre présidente de la Commission européenne, Ursula von der Leyen : La tromperie règne, car le concept qui compte vraiment, la «coercition économique», persiste. Pourtant, aucun acteur sérieux du Sud mondial ne pense être «contraint» de rejoindre la BRI.
Le G7 a offert un soulagement comique en s’engageant à réunir la somme colossale de 600 milliards de dollars pour construire des «infrastructures de qualité» par l’intermédiaire d’un «Partenariat mondial d’investissement dans les infrastructures» : C’est la réponse de l’homme blanc au fardeau de la BRI.
Il n’en reste pas moins que personne – de «l’Indo-Pacifique» qualifié d’occidental à l’ANASE et au Forum des îles du Pacifique (FIP) – ne montre le moindre signe d’être «contraint» par la Chine, sans parler de l’intérêt qu’il y a à abandonner ou à contrarier une multitude de perspectives en matière de commerce et de connectivité.
Lors du sommet de l’UEEA qui s’est tenu à Moscou fin mai, il revenait à Poutine d’aller droit au but en soulignant la coopération active de la Russie avec les BRICS, l’OCS, l’ANASE, le CCG et les organisations multilatérales d’Afrique et d’Amérique latine.
Poutine a explicitement fait référence à la «construction de nouvelles chaînes logistiques durables» et au développement de la connexion clé entre l’UEEA et le corridor international de transport nord-sud (INTSC).
Et ce n’est pas tout. Il a également insisté sur la collaboration avec la Chine pour «relier les processus d’intégration» de l’UEEA et de la BRI, et ainsi «mettre en œuvre l’idée à grande échelle de la construction d’un partenariat eurasien à grande échelle».
Tout est là : Tout ce qui fait hurler de désespoir les élites atlantistes. Le vieux renard qu’est le président biélorusse Alexandre Loukachenko, qui a tout vu depuis l’époque de l’URSS, l’a résumé ainsi : La combinaison des efforts d’intégration – UEEA, OCS, BRICS – «contribuera à la création de la plus grande coalition d’États».
Et il a sorti la citation qui ne manquera pas de se répercuter dans tout le Sud mondial : «Si nous perdons du temps, nous ne le rattraperons jamais. Celui qui court plus vite maintenant sera à l’avant-garde pendant quelques décennies».
Le tigre de jade bondit
Tout cela nous amène à Shangri-La, la principale plateforme de dialogue de l’Asie de l’Est, qui s’est tenue à Singapour le week-end dernier.
Le point fort de cette rencontre a été l’explication détaillée de la «nouvelle initiative de sécurité» de la Chine par le conseiller d’État et ministre de la Défense, le général Li Shangfu.
Li a insisté sur le concept de «sécurité commune, globale, coopérative et durable». Rappelez-vous : C’est exactement ce que Moscou a proposé à Washington en décembre 2021, ce qui lui a valu une réponse négative.
Il a indiqué que la Chine était «prête à travailler avec toutes les parties» pour renforcer la conscience d’une «communauté Asie-Pacifique avec un avenir commun» (Note : Asie-Pacifique est la dénomination que tout le monde comprend dans la région, et non «Indo-Pacifique»).
Puis il est entré dans le vif du sujet : Taïwan est le Taïwan de la Chine. Et la façon de résoudre la question de Taïwan est l’affaire du peuple chinois. Le message ne pouvait pas être plus direct :
«Si quelqu’un ose séparer Taïwan de la Chine, l’armée chinoise sauvegardera résolument la souveraineté nationale et l’intégrité territoriale de la Chine sans aucune hésitation, à tout prix, et sans craindre aucun adversaire».
La délégation chinoise présente au Shangri-La a totalement rejeté la «prétendue ‘stratégie indo-pacifique’», la qualifiant d’incongruité hégémonique.
Ce que Shangri-La a dévoilé était, en fait, la réponse claire et concise de Pékin à tous ces rejets de la BRI, à toutes ces rodomontades sur le «piège de la dette» et la «coercition économique», à toute cette rhétorique du «dé-risque», et à toutes ces intimations croissantes de faux drapeaux à Taïwan menant à la «vraie» guerre dont rêvent les néoconservateurs en charge de la politique étrangère américaine.
Il est évident que les gens du Beltway, intellectuellement superficiels, ne comprendront pas le message. D’autant plus que Li Shangfu était aussi raffiné qu’un tigre de jade, bondissant avec élégance sur une avalanche de mensonges. Vous voulez vous frotter à nous ? Nous sommes prêts. Comme on pouvait s’y attendre, les barbares continueront à s’agiter à la porte. Le tigre de jade attend.
Pepe Escobar
Article original en anglais : How the BRI train took the road to Shangri-La, The Cradle, le 12 juin 2013
Traduction : Réseau International