Comment les réseaux sociaux sont devenus des « filiales » du FBI et de la CIA

Les « Twitter Files » ont levé le voile sur une alliance secrète entre la Silicon Valley, les agences de renseignement et le pouvoir politique.

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Il y a près d’un demi-siècle, le Congrès américain a tenté pour la dernière fois de se pencher sur les activités des services de sécurité en pleine expansion du pays.

En 1975, la commission Church a réussi à prendre un instantané fugace, mais loin d’être complet, du monde souterrain dans lequel opèrent des agences telles que la Central Intelligence Agency (CIA), le Federal Bureau of Investigations (FBI) et la National Security Agency (NSA).

À la suite du scandale du Watergate, la commission du Congrès et d’autres enquêtes connexes ont révélé que les services de renseignement du pays disposaient de pouvoirs de surveillance étendus et étaient impliqués dans toute une série d’actes illégaux ou anticonstitutionnels.

Ils subvertissaient et assassinaient secrètement des dirigeants étrangers. Ils ont coopté des centaines de journalistes et de nombreux médias à travers le monde pour promouvoir des informations fabriquées de toutes pièces. Ils ont espionné et infiltré des groupes politiques et de défense des droits civils. Et ils ont manipulé le discours public pour protéger et étendre leurs pouvoirs.

Le sénateur Frank Church lui-même avait prévenu que la puissance de la communauté du renseignement pourrait à tout moment « se retourner contre le peuple américain, et aucun Américain n’aurait plus aucune vie privée, tant il est possible de tout surveiller… Il n’y aurait plus d’endroit où se cacher ».

Depuis lors, les possibilités technologiques d’atteinte à la vie privée ont considérablement augmenté, et la portée des agences de renseignement, surtout après le 11 septembre, a évolué d’une manière que Church n’aurait jamais pu imaginer.

C’est pourquoi la mise en place d’un nouveau comité Church se fait attendre depuis longtemps. Enfin, dans les circonstances les plus controversées et pour les raisons les plus partisanes, une sorte de renouveau pourrait finalement être sur le point de se produire.

Le mois dernier, une longue bataille au sein du parti républicain pour élire Kevin McCarthy comme nouveau président de la Chambre des représentants, a contraint ce dernier à céder aux exigences de l’aile droite de son parti. Il a notamment accepté de créer une commission sur ce que l’on appelle la « militarisation » du gouvernement fédéral.

Cette commission a tenu sa première réunion la semaine dernière. La commission a déclaré que sa tâche serait d’examiner « la politisation du FBI et du DOJ [Department of Justice] et les attaques contre les libertés civiles américaines ».

Plus tôt, dans un discours à la Chambre à propos du nouveau comité, le représentant républicain Dan Bishop a déclaré qu’il était temps d’éliminer la « pourriture » dans le gouvernement fédéral : « Nous mettons l’État profond en demeure. Nous venons pour vous. »

Les démocrates dénoncent déjà la commission comme un outil qui sera brandi dans l’intérêt de Donald Trump et de ses partisans, affirmant que la droite républicaine veut discréditer les services de sécurité et suggérer des malversations dans le traitement de l’ancien président.

Des pouvoirs qui font boule de neige

Mais si la commission finira presque certainement par être exploitée pour régler des comptes politiques, elle pourrait néanmoins parvenir à faire la lumière sur certains des nouveaux pouvoirs terrifiants que les services de sécurité ont accumulés depuis le rapport de la commission Church.

La mesure dans laquelle ces pouvoirs ont fait boule de neige devrait être évidente pour tous. Les documents divulgués par le lanceur d’alerte Edward Snowden il y a dix ans ont révélé l’existence d’une surveillance de masse illégale exercée par la NSA sur le territoire national et à l’étranger.

Et Wikileaks, l’organisation de transparence de Julian Assange, a publié des dossiers révélant non seulement les crimes de guerre commis par les États-Unis en Irak et en Afghanistan, mais aussi un vaste programme mondial de piratage informatique mené par la CIA.

Fait notable, dans ce qui pourrait être un signe du pouvoir des agences de sécurité d’infliger des représailles à ceux qui défient leur puissance, Assange et Snowden ont tous deux eu à souffrir de lourdes conséquences.

Snowden a été contraint de s’exiler en Russie, l’une des rares juridictions où il ne peut être extradé vers les États-Unis et emprisonné. Assange a été emprisonné alors que les autorités américaines cherchent à l’extrader, afin qu’il disparaisse dans une prison de haute sécurité pour le restant de ses jours.

Aujourd’hui, dans une tournure assez inattendue des événements, un milliardaire a ouvert une nouvelle fenêtre sur les manipulations secrètes des services de sécurité, cette fois en relation avec les plateformes de médias sociaux et le processus électoral américain.

Les acteurs clés sont cette fois le FBI et le département de la sécurité intérieure (DHS), mis en place par l’administration de l’ancien président George W Bush à la suite des attentats du 11 septembre 2001.

Après avoir racheté le réseau social Twitter l’année dernière, Elon Musk a donné à une poignée de journalistes indépendants l’accès à ses archives d’entreprise. Dans une série continue d’enquêtes appelées « Twitter Files » et publiées sous forme de longs fils sur la plateforme, ces journalistes ont donné un sens à ce qui se passait sous les précédents propriétaires de Twitter.

L’essentiel est qu’après l’élection de Trump, les agences de sécurité américaines – aidées par la pression politique, notamment celle du parti démocrate – se sont immiscées de manière agressive dans les processus décisionnels de Twitter. D’autres grandes plateformes de médias sociaux semblent avoir pris des dispositions similaires.

Tout ce bruit pour rien ?

Les Twitter Files révèlent l’émergence rapide d’un partenariat caché entre les services de renseignement des États, la Silicon Valley et les médias dominants, afin de manipuler la politique nationale aux États-Unis – ainsi que dans une grande partie du reste du monde.

Les composantes de cette alliance se justifient mutuellement leur ingérence dans la politique américaine – dissimulée à la vue du public – comme une réponse nécessaire à la montée rapide d’un nouveau populisme. Trump et ses partisans ont fini par dominer le parti républicain, et une gauche populiste dirigée par le sénateur Bernie Sanders a fait des percées, mêmes limitées, au sein du parti démocrate.

Les médias sociaux ont suscité une inquiétude particulière de la part des services de sécurité, car ils étaient considérés comme le véhicule qui avait déclenché cette vague de mécontentement populaire.

Selon un rapport publié dans The Intercept, un responsable du FBI a fait remarquer l’année dernière que « les informations subversives sur les médias sociaux pourraient saper le soutien au gouvernement américain ».

L’État de sécurité nationale, semble-t-il, a vu dans une alliance avec le secteur privé Big Tech une occasion de protéger la vieille garde politicienne, notamment au sein du parti démocrate. Des personnalités telles que le président Joe Biden et l’ancienne présidente de la Chambre des représentants Nancy Pelosi ont été considérées comme des relais sûrs, bien placés pour préserver la légitimité d’un capitalisme néolibéral suralimenté et les guerres éternelles qui ont été le moteur de la communauté du renseignement.

Ce partenariat a bien servi toutes les parties. La Silicon Valley a été la carrière de choix pour de nombreux libéraux qui pensent que le progrès est mieux poursuivi par des moyens technologiques qui dépendent de la stabilité sociale et du consensus politique. Le populisme et la polarisation qu’il engendre les mettent naturellement mal à l’aise.

Et tant les services de sécurité que les politiciens plus centristes des partis républicain et démocrate comprennent qu’ils sont dans la ligne de mire de la politique populiste pour des échecs qui durent depuis des décennies : une polarisation croissante des richesses entre riches et pauvres, une économie américaine qui s’essouffle, des services sociaux épuisés ou inexistants, la capacité des riches à acheter l’influence politique, la perte constante de ressources et de vies dans des guerres apparemment inutiles menées dans des pays lointains, et des médias qui répondent rarement aux préoccupations des gens ordinaires.

Plutôt que de se concentrer sur les causes réelles de la colère croissante et du sentiment anti-establishment, les services de sécurité ont offert aux politiciens et à la Silicon Valley un récit plus réconfortant et plus pratique. Les populistes – de droite comme de gauche – n’exprimaient pas leur frustration face à un système politique et économique américain défaillant, mais ils s’efforçaient de semer le mécontentement social pour faire avancer les intérêts de la Russie.

Ou, comme l’indique le compte rendu d’une réunion du DHS en mars dernier, le nouvel objectif est de limiter « les données subversives utilisées pour créer un fossé entre la population et le gouvernement ».

Cette stratégie a atteint son apogée avec le « Russiagate », des années d’hystérie sans preuves promues par la communauté du renseignement et le parti démocrate. L’affirmation centrale était que Trump n’a pu battre sa rivale démocrate Hillary Clinton lors de l’élection présidentielle de 2016 qu’en raison d’une collusion avec Moscou, et d’opérations d’influence russes via les médias sociaux.

Comme dans un jeu de taupe, tout signe de mauvaise conduite ou de criminalité de la part des services de sécurité, ou d’échecs systémiques de la classe politique américaine, était maintenant abattu comme étant de la « désinformation russe ».

L’exil de Snowden en Russie – le seul choix qui lui restait – a été utilisé pour discréditer ses dénonciations de la NSA. Et les divulgations par Assange et Wikileaks de crimes de guerre et d’infractions à la loi par la communauté du renseignement ont été effectivement réduites à néant par une supposée collusion avec des « hackers russes » dans la révélation de la corruption du parti démocrate pendant l’élection de 2016.

En pratique, les allégations de « désinformation russe » ont simplement servi à polariser davantage la politique américaine.

Les questions clés soulevées par les Twitter Files – la collusion de l’État profond avec les industries de la technologie et des médias, l’ingérence dans les élections, la manipulation narrative et la déviation – ont été réduites à de la partisanerie politique et obscurcies par celle-ci.

L’intérêt pour les Twitter Files a été largement confiné à la droite. Les démocrates, par réflexe, ont pour la plupart rejeté les révélations comme un « rien du tout ».

Un climat de crainte

Peut-être par coïncidence, Musk s’est vu transformé depuis sa prise de contrôle de Twitter, passant du statut de chouchou des libéraux – pour ses voitures électriques Tesla – à celui de quasi paria.

En octobre, l’administration Biden a démenti les informations selon lesquelles elle envisageait de procéder à un examen de la sécurité nationale de ses entreprises en raison de la « position de plus en plus favorable à la Russie » de Musk.

Son statut d’homme le plus riche du monde s’est rapidement effondré en même temps que sa réputation.

L’ironie est que les mêmes agences de sécurité qui ont attisé l’hystérie du « Russiagate » sont maintenant exposées dans les fichiers Twitter comme ayant procédé à l’interférence même dont elles accusaient Moscou.

Pendant l’élection présidentielle de 2016, la Russie aurait été de connivence avec Trump et l’aurait aidé en utilisant les médias sociaux pour semer la discorde et manipuler l’électorat américain. Une enquête officielle menée ensuite par Robert Mueller n’a pas permis de confirmer ces allégations.

Les “Twitter Files” racontent une histoire incroyable de l’intérieur de l’une des plateformes de médias sociaux les plus importantes et les plus influentes du monde. C’est un conte de Frankenstein sur un mécanisme construit par l’homme qui a échappé au contrôle de son concepteur.
– Matt Taibbi (@mtaibbi) 2 décembre 2022

Au contraire, les Twitter Files indiquent que ce n’est pas la Russie, mais le FBI, le DHS et la CIA – les agences mêmes qui affirment que la Russie menace l’ordre politique aux États-Unis – qui ont cherché de manière agressive et clandestine à influencer l’opinion publique américaine.

Les fichiers Twitter suggèrent que c’est l’État sécuritaire américain, bien plus que la Russie, qui constitue la véritable menace pour la démocratie américaine.

Le climat de peur que ces agences ont entretenu à propos de la supposée “désinformation russe” n’a pas seulement influencé l’opinion publique, mais a donné à la communauté du renseignement une influence encore plus grande sur les réseaux de médias sociaux et une licence supplémentaire pour accumuler encore plus de pouvoirs.

Les acteurs étatiques sont de plus en plus souvent chargés de décider qui est autorisé à être entendu sur les médias sociaux – même Trump était interdit lorsqu’il était président – et ce qui peut être dit.

Ces décisions sont souvent prises non pas pour prévenir un crime ou faire respecter les lois, ni même pour le bien public, mais pour contrôler étroitement le discours politique afin de marginaliser toute critique sérieuse de l’establishment.

Le fait que la collusion entre les plateformes de médias sociaux et ces agences se soit déroulée en secret est en soi une indication de la nature néfaste de ce qui s’est passé.

Pression en sous-main

Les Twitter Files ouvrent une fenêtre sur un phénomène qui semble s’être produit sur tous les réseaux sociaux.

Traditionnellement, les libéraux défendent le recours à la censure par les médias sociaux en arguant que ces plateformes sont des entreprises privées qui peuvent faire ce qu’elles veulent. Leur comportement n’est pas censé constituer une violation des protections du premier amendement sur la liberté d’expression.

La réalité exposée par les Twitter Files, cependant, est que les réseaux ont souvent répondu à une pression cachée, soit directement du gouvernement fédéral, soit par l’intermédiaire de ses agences de renseignement, en restreignant ce qui peut être dit. Comme les fichiers l’ont révélé à plusieurs reprises, Twitter, comme d’autres médias sociaux, en est venu à fonctionner moins comme une entreprise privée et plus comme « une sorte de filiale du FBI ».

En 2017, au plus fort de l’hystérie du Russiagate, le FBI a mis en place un groupe de travail sur l’influence étrangère dont le nombre a rapidement gonflé à 80 agents. Son travail ostensible était d’assurer la liaison avec les différents réseaux pour mettre fin à l’ingérence étrangère présumée dans les élections.

Les dirigeants de Twitter ont rapidement rencontré et communiqué régulièrement avec des hauts fonctionnaires du FBI, tout en recevant un flot ininterrompu de demandes de suppression de contenu pour empêcher la « désinformation russe ».

La CIA semble avoir également participé à des réunions, sous le nom d’OGA ou « autre agence gouvernementale ». Bien que le groupe de travail ait pour mission de lutter contre l’influence étrangère, il serait devenu un « canal pour des montagnes de demandes de modération nationales, émanant des gouvernements des États, voire de la police locale ».

Sous la pression croissante des services de renseignement en coulisses et des politiciens en public, les réseaux sociaux ont commencé à dresser des listes noires secrètes, aidés par les informations des services de sécurité, afin de limiter la portée des comptes ou de mettre fin aux tendances. Les effets étaient souvent difficiles à manquer, et Trump a déclaré qu’il allait enquêter sur cette pratique en 2018.

En réponse, les dirigeants de Twitter ont publiquement nié qu’ils pratiquaient le « bannissement fantôme » – un terme qui désigne le fait de rendre des messages ou des comptes difficiles ou impossibles à trouver. En fait, Twitter a simplement inventé une autre expression pour désigner exactement le même régime de suppression de la parole. Il s’agit du « filtrage de la visibilité ».

Cette censure n’était pas seulement utilisée contre les comptes suspects de robots ou ceux qui colportaient des fausses informations évidentes. Même d’éminentes personnalités publiques autorisées à s’exprimer sur un sujet donné étaient secrètement ciblées si elles remettaient en question les principaux récits de l’establishment.

L’épidémiologiste de Stanford Jay Bhattacharya, par exemple, a souffert d’un « filtrage de la visibilité » pendant la pandémie de Covid-19 après avoir critiqué les mesures de confinement qui auraient pu nuire aux enfants. Il a été placé sur une « liste noire des tendances ».

Dans un contexte de licenciements massifs chez Twitter, Middle East Eye n’a pas été en mesure de contacter la société pour obtenir des commentaires sur ces allégations et d’autres allégations faites dans les Twitter Files. La CIA n’avait pas répondu au moment de la publication, tandis que le FBI a envoyé une réponse déclarant :

La correspondance entre le FBI et Twitter n’est rien d’autre que des exemples de nos engagements traditionnels, de longue date et continus entre le gouvernement fédéral et le secteur privé… Comme le montre la correspondance, le FBI fournit des informations essentielles au secteur privé afin de lui permettre de se protéger et de protéger ses clients.

D’autres médecins de premier plan qui ont remis en question l’orthodoxie gouvernementale ont également été mis sur la touche par Twitter, selon les fichiers, souvent sous la pression directe de la Maison Blanche ou des lobbyistes des fabricants de vaccins.

Mais la victime la plus connue du régime de censure de Twitter est Trump lui-même. Il a été banni le 8 janvier 2021, même si le personnel aurait convenu en coulisses qu’il ne pouvait fonder une telle décision sur une violation directe de ses règles.

« L’influence » russe

Les retombées du Russiagate ont attiré Twitter plus profondément dans l’étreinte des services de sécurité. Début 2018, un représentant républicain, Devin Nunes, a soumis un mémo classifié à la commission du renseignement de la Chambre des représentants, détaillant les abus présumés du FBI dans la surveillance d’une personnalité liée à Trump.

Le FBI se serait appuyé sur le dossier dit « Steele », qui avait été en partie financé par Clinton et le Parti démocrate, mais qui avait été initialement présenté par les médias comme une enquête indépendante menée par les services de renseignement pour enquêter sur la collusion entre l’équipe de Trump et Moscou.

La découverte du mémo a provoqué une tempête sur les médias sociaux parmi les partisans de Trump, et le hashtag: #ReleaseTheMemo est devenu viral. Les allégations de Nunes ont été vérifiées près de deux ans plus tard par une enquête du ministère de la Justice.

Néanmoins, à l’époque, les politiciens démocrates et les médias se sont empressés de ridiculiser le mémo, qualifiant toute demande de publication d’ « opération d’influence russe ».

La pression est montée d’un cran sur Big Tech. Les enquêtes menées par Twitter n’ont pas permis de mettre en évidence l’implication de la Russie, et montraient au contraire que la croissance du hashtagavait des causes internes, notamment l’afflux des VIT (Very Important Tweeters).

Mais les dirigeants de Twitter n’étaient pas d’humeur à se battre. Plutôt que de s’attaquer au parti démocrate – et très probablement derrière lui au FBI, préoccupé par les révélations du mémo – Twitter a choisi « la servilité et n’a pas contesté les accusations contre la Russie », a noté Matt Taibbi, l’un des journalistes qui ont travaillé sur les Twitter Files.

Très vite, la Russie a été accusée par les principaux médias d’être responsable de tout hashtag embarrassant qui devenait viral, comme #SchumerShutdown, #ParklandShooting et #GunControlNow.

Alors que la campagne de diffamation du Russiagate s’intensifiait, Twitter a subi une pression de plus en plus forte pour passer à l’action. En 2017, il a examiné manuellement quelque 2700 comptes signalés comme potentiellement suspects. La grande majorité d’entre eux ont été effacés. Twitter en a suspendu 22 comme étant de possibles comptes russes, tandis que 179 autres ont été accusés d’avoir des « liens possibles » avec ces comptes.

Les politiciens démocrates étaient furieux, pace qu’ils comptaient apparemment sur des sources de renseignement pour étayer leur affirmation selon laquelle les médias sociaux étaient envahis de robots russes.

Twitter a réagi en créant un « groupe de travail sur la Russie x chargé d’enquêter plus avant, mais n’a trouvé aucune preuve d’une campagne d’influence russe. Tout ce qu’elle a identifié, c’est un petit nombre d’affiches publicitaires bon marché et sans liens les unes avec les autres.

Néanmoins, Twitter est devenu la bête noire des politiciens et des médias de l’establishment qui l’accusaient tous d’inertie. Le Congrès a menacé d’adopter une législation draconienne qui priverait Twitter de revenus publicitaires. L’incapacité de Twitter à trouver des comptes d’influence russes a donné lieu à cet acte d’accusation de Politico: « Twitter a supprimé des données potentiellement cruciales pour les enquêtes sur la Russie. »

L’enquête initiale de Twitter sur les 2700 comptes a alimenté des affirmations farfelues dans les médias selon lesquelles un « nouveau réseau » de bots russes avait été découvert.

Au milieu de cette tempête, Twitter a soudainement changé de tactique, déclarant publiquement qu’il allait supprimer des contenus « à discrétion » – mais en vérité, c’était bien pire que cela. Comme Taibbi l’a rapporté dans l’un des Twitter Files, c’est comme si l’entreprise avait décidé en privé de « désactiver » tout ce qui était « identifié par la communauté du renseignement des États-Unis comme une entité parrainée par un État qui menait des cyberopérations ».

Twitter s’est retrouvé de plus en plus assiégé. Un dossier Twitter publié le mois dernier affirme qu’un important lobby en ligne appelé Hamilton 68 – ayant des liens avec la communauté du renseignement – avait monté « une arnaque » sur la désinformation russe.

Le site avait fait, encore et encore, les grands titres dans les médias américains pour avoir annoncé qu’il avait découvert une campagne d’influence russe sur les médias sociaux, impliquant des centaines d’utilisateurs. Les médias ont repris ces affirmations comme preuve que les réseaux sociaux étaient envahis de bots russes.

Le personnel d’Hamilton 68 a même été invité à témoigner devant des élus du Congrès.

Malgré le bruit et la fureur, Hamilton 68 n’a jamais rendu publique la liste des bots qu’il disait avoir découverts. Les enquêtes internes de Twitter ont révélé que la quasi-totalité des personnes figurant sur la liste étaient des utilisateurs ordinaires.

L’Alliance for Securing Democracy (ASD), qui a hébergé Hamilton 68 et son successeur Hamilton 2.0, a publié une « fiche d’information » en réponse aux dossiers Twitter, niant les allégations et suggérantque ses données avaient été « constamment mal comprises ou déformées » par les médias et les législateurs, malgré « des efforts considérables pour corriger les idées fausses à l’époque ».

L’ASD a noté qu’elle n’a jamais suggéré que tous les robots étaient russes, mais qu’elle surveillait certains d’entre eux qui auraient pu l’être.

Il faut souligner que Hamilton 68 était dirigé par un ancien haut fonctionnaire du FBI. Les dirigeants de Twitter ne se sont pas opposés publiquement à l’assaut des médias et se sont vus opposer une fin de non-recevoir lorsqu’ils ont tenté d’évoquer leurs préoccupations en privé avec les journalistes.

Le FBI joue le rôle du « nombril »

Un des signes que le FBI et Twitter avaient des liens très étroits, est que ce dernier a recruté comme conseiller juridique James Baker, l’ancien avocat principal du FBI. Baker avait été l’une des figures centrales des efforts déployés pour dresser un tableau – aujourd’hui discrédité – de la collusion entre Trump et Moscou.

Beaucoup d’autres personnes sont entrées directement chez Twitter en quittant le FBI. Parmi eux, Dawn Burton, l’ancien chef de cabinet adjoint du chef du FBI James Comey, qui a lancé l’enquête sur le Russiagate. Elle est devenue directrice de la stratégie de Twitter en 2019.

Des liens similaires existaient avec les services de sécurité britanniques. Twitter a recruté Gordon MacMillan en tant que principal conseiller éditorial sur le Moyen-Orient. C’était un poste à temps partiel, car il servait en même temps dans l’unité de guerre psychologique de l’armée britannique, la 77e brigade.

En 2020, alors que la pandémie se développait, d’autres agences gouvernementales ont vu leur chance de mener une campagne parallèle contre Twitter axée sur les efforts supposés de la Chine pour diffuser la désinformation Covid-19.

Un service de renseignement du département d’État, le Global Engagement Center, utilisant des données du gouvernement fédéral, a allégué que 250 000 comptes Twitter relayaient la « propagande chinoise », une fois de plus pour semer le désordre. Ces comptes comprenaient l’armée canadienne et CNN.

Les courriels échangés entre les dirigeants de Twitter montrent qu’ils avaient chacun des idées et des objectifs différents dans cette campagne. Les responsables du département d’État souhaitaient « s’insérer » dans le consortium d’agences, telles que le FBI et le DHS, qui étaient autorisées à supprimer le contenu de Twitter.

Il est révélateur que Twitter se soit opposé aux efforts du département d’État, et ce dans des termes qui contrastent fortement avec son approche vis-à-vis du FBI et du DHS. Le département d’État était considéré par les dirigeants comme plus « politique » et « trumpien ».

Au final, il a été suggéré que le FBI serve de centre, de « nombril » à travers lequel la Silicon Valley tiendrait les autres agences gouvernementales. Le résultat, selon les Dossiers, est que Twitter « recevaitdes demandes de tous les organismes gouvernementaux imaginables, et souvent en énormes quantités.

La plateforme ne disait presque jamais non aux demandes de suppression de comptes accusés d’être des bots russes.

Twitter se montrait de plus en plus docile, et des politiciens américains de haut rang ont tenté d’en profiter. Adam Schiff, alors chef de la commission du renseignement de la Chambre des représentants, a demandé qu’un journaliste qu’il n’aimait pas soit déplacé. Bien que Twitter ait été réticent à accéder à de telles demandes, il a « déplafonné » certains comptes.

À l’approche de l’élection de 2020, le flux des demandes des services de sécurité s’est transformé en un déluge qui menaçait de submerger Twitter. Beaucoup n’étaient pas liées à l’influence étrangère – l’objectif officiel du groupe de travail du FBI.

Les demandes semblent au contraire souvent avoir concerné des comptes nationaux. Elles faisaient rarement état d’infractions à la loi ou de menaces terroristes – normalement la principale préoccupation du FBI – mais se concentraient plutôt sur des violations beaucoup moins claires des « conditions de service » de Twitter.

Souvent, les comptes ont fait l’objet d’une « suppression numérique », non pas parce que ce qui a été dit était de la désinformation vérifiable, mais parce que les tweets franchissaient des lignes rouges politiques : en parlant d’un problème néonazi en Ukraine, ou en étant trop favorable au dirigeant vénézuélien Nicolas Maduro ou au président russe Vladimir Poutine.

Les révélations des ordinateurs portables

Une fois complètement intégrés à Big Tech, les services de sécurité auraient utilisé leur pouvoir pour façonner secrètement le discours national sur l’élection présidentielle de 2020.

La plus grande révélation à ce jour – qui confirme les soupçons de la droite – est peut-être le rôle que les médias sociaux et les agences de sécurité de l’État ont joué dans la suppression de l’histoire de l’ordinateur portable de Hunter Biden quelques semaines avant l’élection de 2020.

À l’approche du scrutin, le groupe de travail du FBI a préparé le terrain en affirmant aux dirigeants de la Silicon Valley que la Russie tenterait de « déverser » des informations piratées pour nuire au candidat démocrate à la présidence, Biden. Il s’agissait soi-disant d’une réédition de l’élection de 2016, lorsque la publication d’emails internes du Parti démocrate avait nui à la candidate de l’époque, Hillary Clinton.

Après l’élection de Trump, une grande partie du récit du Russiagate s’est développée à partir des affirmations sans preuves des services de sécurité selon lesquelles ces courriels embarrassants, indiquant une corruption politique parmi les dirigeants du Parti démocrate, ont été piratés par la Russie.

Les preuves suggérant une explication différente – que les courriels avaient été divulgués par quelqu’un de l’intérieur qui était mécontent – ont été largement ignorées. La fureur provoquée par cette histoire a masqué le fait que les courriels, et leurs révélations accablantes sur le parti démocrate, n’étaient que trop réels.

Sur la base des avertissements de la communauté du renseignement, les plateformes de médias sociaux se sont empressées de bloquer l’histoire de l’ordinateur portable de Hunter Biden, qui révélait les liens problématiques de la famille Biden avec des responsables étrangers en Ukraine.

Les officiels de Joe Biden ont nié tout acte répréhensible de la part du candidat à la présidence de l’époque, tandis que Hunter lui-même est resté évasif sur la question de savoir si l’ordinateur portable lui appartenait.

L’histoire, qui a été révélée par le New York Post, un journal de droite, a immédiatement été qualifiée d’opération d’influence russe par des dizaines d’anciens responsables du renseignement.

Mais en réalité, le FBI savait, près d’un an avant que l’histoire ne devienne publique, que l’ordinateur portable appartenait à Hunter Biden et que les informations qu’il contenait n’étaient probablement ni falsifiées ni piratées.

Un propriétaire de magasin d’informatique du Delaware à qui Hunter Biden avait demandé de réparer son ordinateur portable avait fait part de ses inquiétudes au FBI. Il avait même fait l’objet d’un ordre de dépôt de l’agence.

Cette chaîne d’événements soulève des questions quant à savoir si le FBI a décidé de préempter l’impact de l’histoire de l’ordinateur portable, qui menaçait les chances électorales de Joe Biden en 2020, avant que la presse de droite ne puisse la publier. Il semble qu’ils aient manipulé les médias, y compris les réseaux sociaux, en faisant croire que toutes les nouvelles qui nuisaient à Biden avant l’élection était de la désinformation russe.

À l’époque, Big Tech avait d’autres raisons de croire que l’histoire était probablement vraie. Le New York Post avait effectué les vérifications d’usage. D’autres journalistes ont rapidement confirmé que l’information provenait de l’ordinateur portable de Hunter Biden.

Néanmoins, Twitter s’est empressé d’accepter l’allégation selon laquelle l’article violait sa politique contre la publication de documents piratés, faisant écho à l’affirmation du FBI selon laquelle il s’agissait de désinformation russe. D’autres, comme Mark Zuckerberg de Facebook, ont également accepté les affirmations du FBI parce qu’il leur faisait confiance, comme il l’a reconnu par la suite.

Les réseaux sociaux ont pris la mesure sans précédent de bloquer les tentatives de partage de cette information qui aurait pu avoir un impact sur le résultat de l’élection de 2020 – ce qui est considéré par une grande partie de la droite républicaine comme un crime contre la démocratie, et par de nombreux partisans du Parti démocrate comme une triste nécessité pour défendre l’ordre démocratique.

La guerre psychologique

La collusion entre les plateformes de médias sociaux et l’État sécuritaire américain au sujet du Russiagate n’avait rien d’une vue de l’esprit. Selon les Dossiers, Twitter a accordé au Pentagone une dispense spéciale, en violation de ses propres règles, pour créer des comptes afin de mener des « opérations d’influence psychologique en ligne ».

Twitter a aidé les militaires à « blanchir » 52 faux comptes en langue arabe pour « amplifier certains messages ». Ces comptes faisaient la promotion des objectifs militaires américains au Moyen-Orient, notamment des messages attaquant l’Iran, soutenant la guerre menée par l’Arabie saoudite au Yémen, et affirmant que les frappes de drones américaines ne frappaient que des terroristes.

En mai 2020, Twitter avait détecté des dizaines d’autres comptes que le Pentagone n’avait pas divulgués et qui tweetaient en russe et en arabe sur des sujets tels que la Syrie et l’État islamique. Selon Lee Fang, l’un des journalistes qui a travaillé sur les Twitter Files : « De nombreux courriels de toute l’année 2020 montrent que les cadres supérieurs de Twitter étaient parfaitement au courant du vaste réseau de faux comptes & de propagande secrète [du ministère de la Défense] et n’ont pas suspendu les comptes. »

D’autres recherches ont révélé l’existence d’un vaste réseau de propagande du Pentagone sur d’autres applications de médias sociaux, comme Facebook et Telegram.

L’indulgence de Twitter à l’égard de ces comptes secrets du Pentagone contraste fortement avec son traitement des médias et des individus accusés d’être affiliés à des pays considérés par le gouvernement américain comme des États ennemis. Ces personnes sont clairement identifiées comme telles, notamment les journalistes dissidents occidentaux et les universitaires qui auraient travaillé avec des médias russes, chinois, iraniens ou vénézuéliens.

Selon les recherches menées par le groupe de surveillance des médias FAIR, Twitter continue de dissimuler les affiliations étatiques des comptes financés par le gouvernement américain, y compris ceux qui font avancer ses objectifs de propagande en Ukraine et ailleurs. FAIR n’a pu trouver aucun exemple de comptes identifiés comme « médias affiliés à l’État américain », ni aucun compte étiqueté comme tel en Grande-Bretagne ou au Canada.

Le groupe a conclu : « Twitter permet aux organes de propagande américains de maintenir l’apparence d’être indépendants sur la plateforme, ce qui constitue une approbation tacite du soft power et des opérations d’influence des États-Unis… Twitter sert de participant actif dans la guerre de l’information en cours. »

Un épais voile de secret

Après que les Twitter Files ont commencé à être publiées en décembre, le FBI a répondu non pas en abordant la question de la véracité des documents, mais en jouant toujours le même jeu. Il a accusé les journalistes concernés de diffuser des « théories du complot » et de la « désinformation » pour « discréditer l’agence ».

Hillary Clinton, la doyenne de l’establishment du parti démocrate, continue d’accuser la propagande Russie russe d’être responsable des malheurs de son pays.

La vérité est que les services de sécurité et l’establishment politique ont beaucoup trop investi dans leurs arrangements secrets actuels avec les réseaux sociaux pour accepter d’y renoncer.

Et il est peu probable que la pression pour les y contraindre augmente au moment où les États-Unis vont de crise en crise : de la « guerre contre le terrorisme » à la présidence de Trump, en passant par la pandémie de Covid-19 et l’invasion de l’Ukraine par la Russie.

Toutes ces crises – à des degrés divers, il convient de le noter – sont les conséquences de décisions politiques prises par les mêmes acteurs qui refusent maintenant de se soumettre à tout examen et à toute surveillance.

Ces crises permettent non seulement de laisser passer l’orage sans rien faire mais aussi de mettre en place un contrôle toujours plus étroit de l’opinion publique numérique par l’État – et ce, non pas de manière transparente, mais sous un épais voile de secret.

Comme disait Church il y a près d’un demi-siècle, la plus grande menace à laquelle les États-Unis sont confrontés est que leurs agences de sécurité tournent leurs énormes pouvoirs vers l’intérieur, contre le public américain. Et ce processus est exactement ce que les Twitter Files documentent.

Elles montrent que la communauté du renseignement en est venue à redéfinir son rôle traditionnel – protéger le public américain des menaces étrangères – pour inclure le public américain lui-même comme faisant partie de cette menace.

En 2021, l’une des premières priorités de l’administration Biden a été de dévoiler une stratégie nationale de lutte contre le terrorisme intérieur. Elle a décrit la perte de confiance dans le gouvernement et la polarisation extrême comme étant « alimentées par une crise de désinformation et de mésinformation souvent canalisée par les plateformes de médias sociaux ».

Pour l’establishment, la montée de l’insatisfaction des citoyens américains n’a rien à voir avec la défaillance de la direction politique ou l’énorme poids de l’État profond. Cet establishment défaillant interprète la réaction populaire négative – et le mécontentement électoral – de la manière qui l’arrange, à savoir comme la preuve d’une ingérence étrangère.

Musk a ouvert une petite fenêtre sur les Twitter files, pour montrer un peu de ce qui s’est passé derrière des portes fermées. Mais cette fenêtre elle-même se refermera bien vite. Et l’obscurité reviendra, à moins que le public n’exige d’en savoir plus.

Jonathan Cook

Article original en anglais : How social networks became a ‘subsidiary’ of the FBI and CIA,  Middle East Eye, 20 février 2023

Traduction : Dominique Muselet & Lotfallah pour  Chronique de Palestine 

 



Articles Par : Jonathan Cook

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