Constat d’infraction aux droits et libertés. Retour sur la répression policière du 26 avril à Montréal

Je choisis de communiquer avec vous par écrit car il semble aujourd’hui dangereux d’exprimer dans la rue ses opinions politiques. Voilà des années que j’étudie et que j’enseigne la « science » politique, mais j’ai du mal depuis quelques semaines à comprendre le comportement de la police de Montréal. Je me tourne vers vous pour obtenir certains éclaircissements suite à l’arrestation de masse effectuée par la police de Montréal le vendredi 26 avril. La Convergence des luttes anticapitalistes (CLAC) avait lancé un appel à tous à protester contre la tenue à Montréal de la réunion des ministres du travail et de l’emploi du G8. Le rassemblement débutait à 16h au carré Dominion et après un repas gratuit et quelques ateliers d’éducation populaire, la manifestation devait s’ébranler à 18h. La manifestation n’a jamais eu lieu. Alors que tout était paisible, les policiers lourdement armés ont encerclé le carré Dominion avant même le début de la manifestation et sans avertissement. Sans permettre aucune dispersion des citoyens ainsi piégés, les policiers les ont déclarés en « état d’arrestation » et les ont retenus plusieurs heures. Se retrouvaient arbitrairement pris au piège des citoyens qui désiraient manifester, des représentants de la Ligue des droits et libertés, des guides touristiques, des passants, etc. J’en étais, entre autre parce que j’étudie le mouvement « antimondialisation » au sujet duquel je présente une conférence à la mi-mai au congrès de la Société québécoise de science politique. J’en profite pour vous y inviter, puisque cette conférence n’aura pas lieu à huis clos.

Les policiers parlèrent d’une opération « préventive ». Selon le porte-parole de la police de Montréal, le commandant André Durocher, « ça n’a pas dégénéré parce que nous avons agi avant que ça ne dégénère » (Journal de Montréal, 27 avril). Adieu, donc, la présomption d’innocence! L’opération fut également lucrative, puisque 147 constats d’infraction de 138$ ont été distribués, la police puisant donc plus de 20 000$ dans les poches mêmes des citoyens qui n’ont pu manifester. Cette opération porte à plus de 1500 le nombre d’arrestations à caractère politique au Québec depuis l’automne 1999, alors que 66 étudiants le l’UQAM furent arrêtés suite à une manifestation dénonçant une entente entre Coca Cola et leur établissement d’enseignement (voir Le Couac, décembre 2001 et avril 2002: www.lecouac.org(http://www.lecouac.org/)).

« Ces manifestants ont un historique de manifestants » (Le Journal de Montréal, 27 avril), précisera le commandant Durocher pour justifier cette arrestation de masse. Ce même commandant avait déjà commenté une autre arrestation massive lors d’une manifestation contre la brutalité policière (371 arrestations, Montréal, 15 mars), expliquant alors que les citoyens interpelés étaient des « manifestants professionnels » (Voir, 11-17 avril) ou encore des « jeunes marginaux » (Journal de Montréal, 16 mars). Ajoutons que lors de ces deux arrestations massives, les policiers disent avoir trouvé sur certains manifestants quelques objets pouvant servir de projectiles. Ceci dit, si la manifestation du 26 avril avait eu lieux, elle n’aurait compté que quelques centaines de citoyens. Les comparaisons avec les manifestations du Sommet de Québec ne tiennent donc pas. Le 26 avril à Montréal, le rassemblement citoyen n’offrait rien de bien menaçant pour la « paix et la sécurité ».

Les policiers de la ville de Montréal affirment, dans la section « valeurs » de leur site Internet, que « Le respect des droits et libertés des citoyens constitue pour nous le principe fondamental qui guide nos relations avec la communauté et avec notre personnel. » Considérant leur sens de l’humour, vous me permettrez de manier à mon tour l’ironie. Mes questions sont simples:

(1) Un citoyen (qui ne dispose pas d’agents d’infiltration) est-il « coupable par association » du simple fait de se retrouver dans une manifestation paisible où quelques-uns de ses concitoyens ont dans leurs poches ou leur sac des objets pouvant servir de projectiles?

(2) Doit-on s’attendre à ce que les policiers arrêtent tous les participants à un défilé de la Saint-Jean-Baptiste si quelques individus possèdent d’éventuels projectiles?

(3) Dans l’ignorance de ce que ses concitoyens ont dans leurs poches et leurs sacs, un citoyen doit-il à jamais s’abstenir de participer à des manifestations?

(4) S’il se fie aux photos des « armes » présentées par les policiers aux médias, le citoyens doit-il lui aussi considérer comme une « arme » les banderoles et les manches de pancartes, les casques de moto et de velo, les ciseaux, les agrafeuses et les bombes0; de peinture.

Une deuxième série de questions porte sur les critères utilisés par la police pour déterminer diverses catégories de citoyens et justifier des arrestations de masse. Les expressions « jeunes marginaux » et « manifestants professionnels » sont peut-être, chez le commandant Durocher, une marque de respect à l’égard de ses concitoyens. Je crains pour ma part qu’elles n’expriment du mépris. Je vous demande donc:

(5) Le citoyen peut-il communiquer avec la police de connaître les critères qu’elle utilise pour identifier les citoyens dignes de mépris? Est-ce l’âge? La tenue vestimentaire? La coupe de cheveux? La cause politique?

(6) Un citoyen voulant participer à une manifestation doit-il quitter les lieux s’il y côtoie des « jeunes marginaux », voire même des « vieux marginaux »?

Mes dernières questions portent plus précisément sur le concept de « manifestants professionnels » (« ces manifestants [qui] ont un historique de manifestants »). Permettez-moi encore un peu d’ironie pour souligner l’absurdité de la logique policière.

(7) Si ces « manifestants professionnels » font la grève, devront-ils assurer des services essentiels?

(8) Peuvent-ils être mis en lock-out?

(9) S’ils sont arrêtés avant même de pouvoir manifester, comment assurer leur « formation continue » nécessaire pour que le Québec reste compétitif dans un marché toujours plus flexible? Plus sérieusement, maintenant:

(10) Pour éviter d’être « coupable par association », le « manifestant amateur » doit-il quitter une manifestation s’il réalise qu’il y côtoie des « manifestants professionnels »?

(11) Quels sont les critères utilisés par les policiers pour identifier ces « manifestants professionnels »? S’agit-il de critères qualitatifs (acquis de compétences pour scander des slogans, porter des pancartes, etc.) ou quantitatifs (un nombre X de manifestations; un nombre X de causes défendues)? Pour rester manifestant « amateur », sans doute faut-il choisir entre la cause des Palestiniens et celle des Kurdes, entre la dénonciation de la pollution et la condamnation de la répression politique, entre la défense de la liberté et celles de l’égalité ou de la justice. Choix délicat, avouez.

Vos réponses me permettront, je l’espère, d’y voir plus clair dans cette pratique de l’arrestation de masse qu’affectionne la police de Montréal et qui semble relever de l’arbitraire. Oserais-je avancer l’hypothèse que cette tactique policière ne sera pas utilisée contre les syndiqués en lock-out de Radio-Canada et ceux en grève de Bombardier? Logique: ce ne sont ni des « jeunes marginaux », ni des « manifestants professionnels ». Et ils ne manifestent ni contre la brutalité policière, ni contre celle du capitalisme. C’est à croire que les policiers considèrent que leurs concitoyens qui osent critiquer la police et le capitalisme méritent une solide correction. Doit-on alors parler de répression politique? Voilà une question que je n’ose vous poser, ne voulant pas être accusé de manque de rigueur pour avoir troqué l’ironie pour le cynisme. Mais j’y pense: peut-être serait-il plus simple si les citoyens ne s’intéressaient pas à la politique et s’il n’y avait plus du tout de manifestations. Qu’en pensez-vous?

En attendant votre réponse, je tiens à souhaiter au premier ministre du Canada un bon Sommet du G8 à la fin juin, dans le cadre enchanteur et paisible des Rocheuses, loin des citoyens amateurs et professionnels.

Francis Dupuis-Déri  est écrivain auteur de L’Erreur humaine, ainsi que Love & Rage. Il est également l’auteur de L’Archipel identitaire, ainsi que du pamphlet Pour une littérature de combat. Dupuis-Déri collabore est fondateur de la revue Arguments et collabore au journal « Le Couac » .(courriel: [email protected] , .Copyright © Francis Dupuis-Déri  2002. Pour usage équitable seulement .



Articles Par : Francis Dupuis-Déri

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