Covid-19 – Nous sommes tous des Stoïciens maintenant

La Route de la Soie philosophique comme célébrée dans un aéroport italien : une rencontre entre les stoïcismes chinois et gréco-latin.

En début de semaine, une délégation de médecins chinois est arrivée à l’aéroport de Malpensa près de Milan en provenance de Shanghai sur un vol spécial Chine Eastern Airlines transportant 400 000 masques et 17 tonnes de matériel. La banderole de salutation que les visiteurs ont déployée sur le tarmac, en rouge et blanc, disait : « Nous sommes les vagues de la même mer, les feuilles du même arbre, les fleurs du même jardin ».

Dans une stature d’élégance transculturelle suprême, elle s’inspirait de la poétique de Sénèque, un Stoïcien. L’impact, dans toute l’Italie, où les gens étudient encore les classiques, a été immense.

Les Chinois ont été consultés à l’avance et ils ont préféré Sénèque à un proverbe chinois. Après tout, pour la Chine, un État civilisé vieux de 5 000 ans qui a fait face à peut-être plus que sa part de cas de luan (« chaos »), il n’y a rien de plus rajeunissant que le post-chaos.

La Chine fait don au Cambodge de kits de dépistage du coronavirus. La Chine a envoyé des avions chargés de masques, de respirateurs – et de médecins – en Italie et en France. La Chine a envoyé des médecins en Iran, qui fait l’objet de sanctions américaines unilatérales et illégales, et en Irak, que le Pentagone bombarde à nouveau. La Chine apporte son aide sur tous les fronts (eurasiatiques), des Philippines à l’Espagne.

Le Président Xi Jinping, lors d’un appel téléphonique avec le Premier Ministre italien Giuseppe Conte, s’est engagé, dans le sillage de la Covid-19, à établir une Route de la Soie de la Santé, qui accompagnera les Nouvelles Routes de la Soie, ou Initiative la Ceinture et la Route.

Ainsi, finalement, la Route de la Soie philosophique est célébrée dans un aéroport italien, une rencontre du Stoïcisme gréco-latin avec le Stoïcisme chinois.

Esclave, orateur, empereur

Le Stoïcisme, dans la Grèce antique, était la culture pop – s’étendant d’une manière dont les écoles sophistiquées de Platon et d’Aristote ne pouvaient que rêver. Comme les Épicuriens et les Sceptiques, les Stoïciens devaient beaucoup à Socrate qui a toujours insisté sur le fait que la philosophie devait être pratique, capable de changer nos priorités dans la vie.

Les Stoïciens étaient très attachés à l’ataraxie – se libérer des perturbations – comme état d’esprit idéal. L’homme sage ne peut être troublé car la clé de la sagesse est de savoir ce dont il ne faut pas se soucier.

Les Stoïciens étaient donc socratiques en ce sens qu’ils s’efforçaient d’offrir la tranquillité d’esprit à tous. Comme une version hellénistique du Tao.

Le grand ascétique Antisthène était un compagnon de Socrate et un précurseur des Stoïciens. Les premiers Stoïciens tirent leur nom du porche – stoa – du marché athénien où le fondateur officiel du Stoïcisme Zénon de Citium (333-262 av. J.-C.) avait l’habitude de se retrouver. Mais le vrai fondateur était en fait Chrysippe de Soles, un philosophe spécialisé dans la logique et la physique, qui a peut-être écrit jusqu’à 705 livres, dont aucun n’a survécu.

L’Occident a connu les plus grands Stoïciens sous la forme d’un trio romain – Sénèque, Epictète et Marc Aurèle. Ils sont les modèles du Stoïcisme tel que nous le connaissons aujourd’hui.

Epictète (50-120 après J.-C.) est né esclave à Rome, puis s’est installé en Grèce et a passé sa vie à examiner la nature de la liberté.

Sénèque (5 av. J.-C. – 65 apr. J.-C.), fabuleux orateur et dramaturge de renom, s’est exilé en Corse lorsqu’il a été faussement accusé d’avoir commis un adultère avec la sœur de l’Empereur Claude. Mais par la suite, il fut ramené à Rome pour éduquer le jeune Néron, et finit par être en quelque sorte forcé par ce dernier à se suicider.

Lucius Annaeus Seneca (Le Jeune) c5 BC-65 AD. Philosophe stoïcien romain, se suicidant dans son bain, après s’être opposé à Néron. Photo AFP / rom Hartmann Schedel ‘Liber chronicarum mundi’ (Chronique de Nuremberg), 1493 gravure sur bois, Nuremberg

Marc-Aurèle, humaniste, était le prototype de l’Empereur réticent, vivant dans les turbulences du deuxième siècle après J.-C. et se configurant comme un précurseur de Schopenhauer : Marcus voyait la vie comme une véritable corvée.

Les enseignants de Zénon étaient en fait des Cyniques (le surnom qui leur a été donné vient d’un mot grec signifiant « comme un chien, ignoble, grossier ») dont l’intuition fondamentale était que rien n’importait plus que la vertu. Il fallait donc rétrograder les pièges de la société conventionnelle au rang de distractions sans importance, au mieux. Peu de cyniques (en c minuscules) d’aujourd’hui pourraient se qualifier comme tels.

Il est éclairant de savoir que les classes supérieures de l’Empire Romain, les 1%, considéraient les idées de Zénon comme assez fiables, tout en se moquant, comme on pouvait s’y attendre, du premier Punk de l’histoire, Diogène le Cynique, qui se masturbait sur la place publique et portait une lanterne en essayant de trouver un vrai homme.

Tout comme pour Héraclite, pour les Stoïciens, un élément clé dans la quête de la paix de l’esprit était d’apprendre à vivre avec l’inévitable. Ce désir de sérénité est un de leurs liens avec les Épicuriens.

Les Stoïciens étaient catégoriques sur le fait que la plupart des gens n’ont aucune idée de l’univers dans lequel ils vivent. (Imaginez leur réaction aux réseaux sociaux.) Ils finissent donc par être confus dans leurs attitudes face à la vie. Contrairement à Platon et Aristote, les Stoïciens étaient des matérialistes purs et durs. Ils n’auraient pas parlé de « Formes » dans un monde platonicien idéal. Pour les Stoïciens, ce n’étaient rien d’autre que des concepts dans l’esprit de Platon.

Pour les Épicuriens, le monde est le produit imprévu de forces chaotiques.

Les Stoïciens, en revanche, pensaient que le monde était une question d’organisation jusque dans les moindres détails.

Pour les Épicuriens, le cours de la nature n’est pas prédéterminé : Le destin intervient sous la forme de dérivations aléatoires d’atomes. En fait Destin signifiait Zeus dans la Grèce antique.

Pour les Stoïciens, tout se passe selon le destin : une chaîne inexorable de causes et d’effets, se développant exactement de la même manière encore et encore dans un cycle de création et de destruction cosmique – une sorte de précurseur de l’éternelle récurrence de Nietzsche.

L’acceptation résignée

Les Stoïciens ont été fortement influencés par Héraclite. La physique stoïcienne traite de la notion d’interpénétration : le monde physique comme une concoction agitée de substances mélangées, un précurseur assez extraordinaire de l’équivalence de l’énergie et de la matière chez Einstein.

Ce que le monde post-moderne retient des Stoïciens est la notion d’acceptation résignée – qui a tout son sens si le monde fonctionne vraiment selon leurs intuitions. Si le destin gouverne le monde et que pratiquement tout ce qui arrive est hors de notre contrôle, alors la realpolitik signifie accepter « tout ce qui doit arriver comme cela arrive réellement », selon les mots immortels d’Epictète.

Il est donc inutile de s’enthousiasmer pour des choses que nous ne pouvons pas changer. Et il est inutile de s’attacher à des choses que nous finirons par perdre. (Mais essayez de vendre cette notion aux maîtres de l’univers du capitalisme financier).

Donc la Voie, selon les Stoïciens, est de ne posséder que l’essentiel, et de voyager léger. Lao Tseu approuverait. Après tout, tout ce que nous pouvons perdre est plus ou moins déjà parti – nous sommes donc déjà protégés contre les pires coups de la vie.

Lao-Tseu (vers 604-531 av. J.-C.) sur son buffle, dynastie Qing (céramique) de l’école chinoise, (18e siècle) ; musée Guimet, Paris. Photo : AFP

Le secret stoïcien ultime est peut-être la distinction faite par Épictète entre les choses qui sont sous notre contrôle – nos pensées et nos désirs – et celles qui ne le sont pas : nos corps, nos familles, nos biens, notre sort dans la vie, tous les éléments que l’expansion de la Covid-19 a maintenant mis en échec.

Ce qu’Epictète vous dit, c’est que si vous redirigez vos émotions pour vous concentrer sur ce qui est en votre pouvoir et que vous ignorez tout le reste, alors « personne ne pourra jamais exercer de contrainte sur vous, personne ne vous gênera – et il n’y a aucun mal qui puisse vous toucher ».

Epictète, le philosophe grec stoïcien. Photo : AFP / ©Costa/leemage
Le pouvoir n’est finalement pas pertinent

Sénèque a proposé un guide définitif que nous pouvons appliquer à plusieurs volets du 1% : « Je nie que les richesses soient un bien, car si elles l’étaient, elles rendraient les hommes bons. En l’état actuel des choses, puisque ce qui se trouve entre les mains des personnes malfaisantes ne peut être qualifié de bien, je refuse d’appliquer le terme aux richesses ».

Les Stoïciens ont enseigné qu’entrer dans la vie publique signifie répandre la vertu et combattre le vice. C’est une affaire très sérieuse qui implique le devoir, la discipline et la maîtrise de soi. Cela explique en grande partie pourquoi plus de 70% des Italiens applaudissent aujourd’hui la conduite du Premier Ministre dans la lutte contre la Covid-19. Conte s’est montré à la hauteur de la situation, de manière inattendue, comme un néo-Stoïcien.

Les Stoïciens considéraient la mort comme un rappel utile de son propre destin et de l’insignifiance ultime des choses du monde. Marc-Aurèle trouvait une énorme consolation dans la brièveté de la vie : « Dans peu de temps, vous ne serez plus personne et vous ne serez plus nulle part, tout comme Hadrien et Auguste ». Lorsque les circonstances rendaient impossible de vivre selon les idéaux de la vertu stoïcienne, la mort était toujours un plan B viable.

Épictète nous dit aussi que nous ne devrions pas vraiment nous préoccuper de ce qui arrive à notre corps. Parfois, il semblait considérer la mort comme le moyen acceptable de se sortir de tout malheur.

Au sommet de leur art, les Stoïciens ont clairement indiqué que la différence entre la vie et la mort était insignifiante, comparée à la différence entre la vertu et le vice.

D’où la notion de noble suicide. L’héroïsme stoïcien est évident dans la vie et la mort de Caton le Jeune, tel que décrit par Plutarque. Caton était un adversaire acharné de César, et son intégrité lui a dicté que la seule issue possible était le suicide.

Selon le récit légendaire de Plutarque, Caton, lors de sa dernière nuit, a défendu un certain nombre de thèses stoïciennes pendant le dîner, s’est retiré dans sa chambre pour lire le Phaedo de Platon – dans lequel Socrate affirme qu’un vrai philosophe voit toute la vie comme une préparation à la mort – et s’est suicidé. Bien sûr, il est devenu une superstar stoïcienne pour l’éternité.

Les Stoïciens ont enseigné que la richesse, le statut et le pouvoir sont finalement sans importance. Une fois de plus, Lao Tseu approuverait. La seule chose qui peut élever un homme au-dessus des autres est la vertu supérieure – dont tout le monde est capable, du moins en principe. Donc, oui, les Stoïciens croyaient que nous sommes tous frères et sœurs. Sénèque : « La nature a fait de nous des parents en nous créant à partir des mêmes matériaux et pour le même destin ».

Imaginez un système construit sur un dévouement au bien-être des autres désintéressé, et contre toute vanité. Ce n’est certainement pas le but de ce turbocapitalisme financier qui engendre l’inégalité.

Epictète : « Que faut-il dire alors à chaque épreuve qui survient ? Je me préparais pour cela, je m’entraînais pour cela ». La Covid-19 montrera-t-il à une vague mondiale de néo-Stoïciens pratiquants qu’il existe une autre voie ?

Pepe Escobar

 

 

Article original en anglais : We are all Stoics now, Asia Times, le 21 mars 2020

Traduit par Réseau International



Articles Par : Pepe Escobar

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