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Cuba face aux défis du XXIe siècle
Par Salim Lamrani et Ricardo Alarcón
Mondialisation.ca, 31 mars 2012
Le Monde Diplomatique 31 mars 2012
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https://www.mondialisation.ca/cuba-face-aux-d-fis-du-xxie-si-cle/30065

Président du Parlement cubain depuis 1992 et membre du Bureau politique du Parti communiste cubain, Ricardo Alarcón de Quesada est la troisième figure du gouvernement cubain, après le Président Raúl Castro et le Premier Vice-président Antonio Machado Ventura. Professeur de philosophie et diplomate de carrière, il a passé près de 12 ans aux Etats-Unis en tant qu’ambassadeur de Cuba auprès des Nations unies. Alarcón est devenu, au fil du temps, le porte-parole du gouvernement de La Havane. Dans ce long entretien de près de deux heures, Alarcón n’élude aucune question. Il revient sur le rôle de Fidel Castro depuis son retrait de la vie politique et explique la présence de Raúl Castro au pouvoir. Il évoque également la réforme du modèle économique et social cubain ainsi que les défis que doit relever la nation. Par la suite, Alarcón aborde la question migratoire et les relations avec les Etats-Unis sous l’administration Obama. Il disserte également sur l’épineuse problématique des droits de l’homme et des prisonniers politiques. Il n’hésite pas à aborder non plus l’affaire Alan Gross, sous-traitant américain incarcéré à Cuba, ainsi le cas des cinq agents cubains détenus aux Etats-Unis. L’entretien revient sur la découverte d’importants gisements pétrolifères dans la zone économique exclusive de Cuba dans le Golfe du Mexique et ses éventuelles conséquences. Enfin, la conversation s’achève sur les rapports avec l’Eglise Catholique et le Vatican, la prochaine visite du pape Benoît XVI, les relations avec l’Union européenne, les liens avec la nouvelle Amérique latine et l’avenir de Cuba après Fidel et Raúl Castro.

 

Fidel et Raúl Castro

           
Salim Lamrani : M. le Président, Fidel Castro a quitté le pouvoir en 2006 pour des raisons de santé. Dans quel état se trouve-t-il actuellement et à quoi dédie-t-il son temps ?

 

           
Ricardo Alarcón de Quesada : D’après mes informations, il jouit d’une excellente santé, si l’on prend en compte son âge avancé et les opérations chirurgicales qu’il a dû subir. Il a une vie très active. Il passe beaucoup de temps à lire et écrit régulièrement des articles de réflexion. Il a également publié plusieurs ouvrages. Il est actuellement concentré sur des thèmes de recherche précis, notamment sur la question alimentaire et agricole. Il analyse les différentes formes de production agricole possibles qui permettraient de résoudre la grave crise alimentaire qui frappe le monde et en particulier les régions les pauvres.

           
Fidel Castro est un homme qui dispose de centres d’intérêt extrêmement variés. Il étudie toute sorte de thématiques et de problématiques, et je dois dire que son emploi du temps est très chargé pour ces raisons.

           
SL : Comment s’explique la présence de Raúl Castro au pouvoir ? Est-ce en raison de son lien de parenté avec Fidel Castro ? S’agit-il d’une succession dynastique en quelque sorte ?

 

           
RAQ : En aucun cas, la présence de Raúl Castro à la tête de la nation cubaine n’est absolument liée à sa relation parentale avec le leader de la Révolution cubaine qu’est Fidel Castro. Permettez-moi de m’en expliquer. Raúl Castro occupait déjà le poste de Premier vice-président lorsque Fidel Castro était au pouvoir. Il avait été élu à ce poste. Il était donc constitutionnellement logique qu’il remplace le Président en cas de vacance de pouvoir. De la même manière qu’il serait constitutionnellement normal que le Président du Sénat français succède au Président de la République française en cas de vacance de pouvoir. Par ailleurs, Raúl Castro avait été élu Second secrétaire du Parti Communiste dès le Premier Congrès de 1975 et c’est la raison pour laquelle il occupe actuellement le poste de Premier secrétaire.

           
SL : Mais n’occupait-il pas ses fonctions en raison de son statut de frère de Fidel Castro ?

 

           
RAQ : Je crois que l’explication est d’ordre historique et non pas familial. Permettez-moi de préciser ma pensée. Raúl, indépendamment du fait qu’il soit le frère de Fidel, a joué un rôle fondamental dès les premiers moments de la lutte contre la dictature de Fulgencio Batista en 1956. Il a été le l’organisateur et le chef du Second Front de l’Armée rebelle dans la Sierra Maestra en 1958. Il a toujours été considéré comme le second chef de la Révolution, depuis l’époque de la lutte armée contre le régime militaire, en raison de ses mérites personnels et de ses qualités exceptionnelles de leader, et non pour son lien de parenté avec Fidel Castro.

Remarquez d’ailleurs que Raúl est le seul membre de la famille Castro à occuper un poste politique à Cuba. S’il s’agissait de népotisme, tous les membres de sa famille occuperaient des postes-clés. Mais ce n’est pas le cas. Fidel Castro a plusieurs frères et sœurs mais aucun n’a joué de rôle politique dans l’histoire de Cuba hormis Raúl. Pourtant, Fidel a un grand frère qui s’appelle Ramón. Sachez que ce dernier – ni aucun autre membre de sa famille – n’a jamais occupé de poste hiérarchique national. Ramón travaille d’ailleurs dans le domaine agricole qui constitue son principal centre d’intérêt. Les enfants de Fidel Castro ne sont pas ministres. Je répète, la présence de Raúl Castro au pouvoir répond davantage à une logique historique qu’à un lien de parenté.


SL : En 2008, suite à son élection, Raúl Castro a proposé au Parlement de consulter Fidel Castro sur toutes les questions stratégiques. Cette proposition a été acceptée par les députés. Ne serait-ce pas là une forme de gouvernance discrète de la part du leader historique de la Révolution cubaine ? Qui prend réellement les décisions à Cuba ?

 

RAQ : Dans notre pays, les décisions sont prises de manière collégiale, y compris lorsque Fidel Castro était au pouvoir. Raúl Castro a beaucoup insisté sur cet aspect, sur l’institutionnalisation du processus révolutionnaire. Nous sommes actuellement en train de préparer la conférence du Parti qui aura lieu en janvier 2012, avec une participation très large non seulement de tous les militants mais aussi des citoyens qui ne sont pas membres du Parti.

Le gouvernement fonctionne également comme un organe de direction collective. Le Conseil des ministres se réunit toutes les semaines. De la même manière, le Bureau politique du Comité du Parti ainsi que le Comité exécutif du Conseil des ministres se réunissent toutes les semaines pour discuter, débattre et prendre les décisions importantes.

Fidel Castro dispose d’une autorité morale et politique extrêmement forte, qui ne découle pas d’une charge, d’une fonction ou d’une responsabilité qu’il aurait obtenue par une élection à un moment donné, mais de son rôle historique. C’est la raison pour laquelle, comme l’a expliqué Raúl Castro devant le Congrès, son opinion est toujours sollicitée pour les questions stratégiques de première importance. Il ne participe pas aux réunions que je viens de vous mentionner mais lorsqu’il s’agit de questions de premier ordre, il est systématiquement consulté.

Rappelez-vous néanmoins que nous nous trouvons dans un pays où l’on consulte tout le monde sur presque tous les sujets. S’il est une réalité à Cuba qui est indéniable, c’est le nombre abondant de réunions où les gens expriment leurs point de vues et je puis vous dire que les débats sont vifs car les divergences d’opinions sont réelles. Les travailleurs, les militants, les voisins, absolument tout le monde y participent. Logiquement, Fidel Castro a son mot à dire. Il est clair qu’il ne donne pas son avis sur tout mais se concentre plutôt sur les questions fondamentales.


SL : Un sage en quelque sorte.

RAQ : Fidel n’occupe aucune position formelle aujourd’hui, mais il reste Fidel Castro, le leader historique de la Révolution, celui qui nous a menés à la victoire contre Batista. Il reste le principal architecte de la résistance face aux Etats-Unis depuis un demi-siècle. Son avis revêt donc logiquement un intérêt particulier sur tout ce qui est d’ordre stratégique.

La réforme du modèle économique cubain


SL : En avril 2011, le Congrès du Parti Communiste a décidé de réformer le modèle économique cubain. A quoi est dû ce changement ? En quoi consiste-t-il exactement ?

 

RAQ : Nous, Cubains, nous sommes rendu compte que nous devions introduire des changements importants au projet économique et social de notre nation, afin de sauver le socialisme, de l’améliorer, de le perfectionner. Nous avons pris en compte des facteurs objectifs de la réalité. Le socialisme cubain a été durant une longue période très lié au socialisme basé en Union soviétique. A l’évidence, il ne peut plus en être ainsi. Il faut également prendre en compte des facteurs globaux présents sur la scène internationale. Par ailleurs, il convient de rectifier certains aspects de notre projet économique et social, qui avaient sans doute un sens à l’époque où ils ont été appliqués, mais qui ne se justifient plus. Certaines politiques prises par le passé avaient une explication conjoncturelle, mais n’ont actuellement plus lieu d’être.

Que recherche-t-on exactement ? Nous essayons d’atteindre une meilleure efficience économique, une utilisation plus rationnelle et efficace de nos ressources naturelles, matérielles, économiques et financières, lesquelles sont limitées. Nous devons prendre en compte les principaux facteurs externes pour ce qui concerne Cuba, en l’occurrence les sanctions économiques que nous imposent les Etats-Unis, et qui n’ont cessé de s’intensifier lors des dernières années. Il convient également de prendre en compte les réalités positives, tels que les changements importants survenus en Amérique latine et dans la Caraïbe. Après une analyse des problèmes de la société cubaine, une réflexion collective à ce sujet, nous sommes arrivés à la conclusion qu’il fallait introduire des changements pour faire face à ces réalités objectives mais aussi parce que nous sommes convaincus qu’il y a une meilleure façon de procéder pour construire une société plus juste.


SL : Cuba a décidé de réduire le rôle de l’Etat.

RAQ : Nous avons effectivement décidé de réduire le rôle de l’Etat dans notre société. Nous n’avons pas renoncé à l’idée que la société a une responsabilité vis-à-vis de ses citoyens. Nous restons convaincus que l’accès à la santé, à l’éducation, à la culture, à la sécurité sociale, à l’assistance sociale, à la retraite, aux congés de tout type, au bien-être sont des droits humains fondamentaux. Ces secteurs représentent la plus grosse partie du budget national et nous obligent à maintenir chaque année un déficit budgétaire d’une certaine importance que nous essayons de contrôler et de réduire, comme la plupart des pays du monde. Néanmoins, dans notre cas, cela ne se fait pas au détriment du rôle fondamental de l’Etat.


SL : C’est-à-dire ?

RAQ : L’Etat ne renonce pas à son rôle et ne remet pas en cause les acquis sociaux. Pour maintenir un accès à la santé universelle et gratuite, à l’éducation universelle et gratuite et garantir à toutes et à tous les prestations sociales, le droit à la retraite, à l’assistance sociale, il est indispensable d’arriver à la plus grande efficience possible dans la mise en place de ces droits sociaux. Nous avons réalisé un travail de fond afin d’offrir un service d’excellente qualité à moindre coût, non pas en réduisant le salaire de l’enseignant mais au contraire en éliminant les dépenses inutiles, inhérentes à la bureaucratie. Il s’agit là de la perspective générale pour le reste de l’économie.


SL : L’un des objectifs est donc de mettre un terme aux obstacles bureaucratiques, avec un retrait de l’Etat des secteurs non stratégiques, tels que les salons de coiffure, par exemple.

RAQ : Raúl Castro a souvent évoqué le cas des salons de coiffure. A quel moment Karl Marx a-t-il affirmé que le socialisme consistait à collectiviser les salons de coiffure ? A quel moment a-t-il dit que cette activité, tout comme de nombreuses autres, devait être administrée et contrôlée par l’Etat. L’idée du socialisme a toujours été la socialisation des moyens fondamentaux de production. Il est clair que l’acception du terme « fondamental » peut avoir un spectre plus ou moins large. En ce qui nous concerne, nous sommes convaincus qu’il est impossible de renoncer à certaines choses. Néanmoins, pour le reste, il est indispensable de réduire l’implication de l’Etat dans des tâches et des activités que les gens peuvent réaliser eux-mêmes, pour leur propre compte, de façon coopérative. Cela permet à l’Etat de réduire énormément les coûts et de garantir ce que nous considérons comme étant des droits humains fondamentaux. Pour cela, il faut libérer de nouvelles forces productives, permettre les initiatives personnelles aussi bien à la ville qu’à la campagne, afin de construire un socialisme à la cubaine qui, en fin de compte, ne consiste pas à répondre à un dogme établi, à suivre un exemple ou à copier un modèle préétabli.


SL : Un socialisme qui serait donc authentiquement cubain.

RAQ : Ce qui caractérise actuellement l’Amérique latine est qu’un certain nombre de pays, à leur manière, sont en train de construire leur propre socialisme. Pendant longtemps, l’une des erreurs fondamentales commises par le mouvement socialiste et révolutionnaire a été de croire qu’il existait un modèle de socialisme. En réalité, il ne faut pas parler de socialisme mais de socialismes au pluriel. Il n’y a pas de socialisme qui soit similaire à un autre. Le socialisme est « création héroïque » comme disait Mariátegui. S’il s’agit de création, cela doit donc répondre à des réalités, des motivations, des cultures, des situations, des contextes, des objectifs qui ne sont pas identiques mais différents.


SL : Comment a été décidée cette réforme du modèle économique ?

RAQ : Nous nous trouvons face à une situation expérimentale, développée selon une méthode très cubaine et –dirais-je – très socialiste, c’est-à-dire à travers un processus constant, large et authentique de consultation populaire. Le Parti a proposé un projet de réforme du système économique. Ce projet a été débattu dans tout le pays, non seulement parmi les militants, mais aussi avec tous les citoyens qui ont souhaité participer à ces discussions. Le projet a d’ailleurs été profondément modifié suite à ces débats. Des articles ont été modifiés, certains ont été proposés, d’autres ont été éliminés. Le document initial a été modifié à plus de 70% suite aux discussions citoyennes et il a ensuite été proposé au Congrès du Parti Communiste. Plusieurs commissions ont été créées afin de travailler et de réfléchir sur le document final et d’analyser les nouvelles propositions apparues suite à ce grand débat national. A la fin, un nouveau document a été présenté avec 311 propositions de changement au Parlement qui l’a approuvé. Certaines mesures sont déjà en application, d’autres sont en train d’être mises en place et d’autres sont toujours en phase de débat non pas sur leur contenu, qui a été approuvé, mais sur la manière de les réaliser.

 
Je ne suis pas sûr qu’il y ait beaucoup de gouvernements dans le monde qui prennent la peine de consulter la population avant de lancer une politique de transformation du système économique. Je ne suis pas sûr que les gouvernements qui ont appliqué des mesures d’austérité drastiques, qui ont réduit les budgets de la santé et de l’éducation, qui ont augmenté l’âge de départ à la retraite, en raison de la crise systémique néolibérale qui touche de nombreuses nations aient demandé l’avis des citoyens sur les changements profonds qui affectent désormais leur quotidien.

De tout cela émergera un socialisme nouveau, différent de celui dont nous disposons actuellement mais, ce sera toujours du socialisme et il sera sans doute plus authentique.


SL : Ne s’agirait-il pas d’un retour au capitalisme ?

RAQ : Je ne pense pas, même s’il est vrai qu’il y aura une plus grande présence dans la société cubaine de mécanismes de marché, d’éléments qui caractérisent l’économie de marché, le capitalisme si vous préférez.


SL : Depuis le mois de novembre 2011, les Cubains peuvent acheter et vendre un logement et des automobiles. Pourquoi quelque chose qui constitue la norme dans le reste du monde était-il interdit, ou du moins fortement encadré à Cuba ?

RAQ : Permettez-moi de vous donner une explication historique. Dans les années 1960, lorsque ces mesures ont été prises, l’objectif était d’empêcher la restauration capitaliste, avec l’accumulation de biens. Prenez l’exemple de la Révolution mexicaine qui avait fait une grande réforme agraire, mais peu de temps après le latifundio avait refait son apparition. La Révolution cubaine ne voulait pas commettre la même erreur. Si le paysan possédant un lopin de terre grâce à la réforme agraire décidait de le vendre au propriétaire terrien le plus riche, il sapait les fondements même de la réforme agraire, car il contribuait de nouveau à l’accumulation de biens et à la résurgence du latifundio.

Pour ce qui est du logement, la réforme urbaine avait permis à tous les Cubains de posséder un logement en limitant la concentration de propriété.  Vous pouvez vous promener dans La Havane et vous ne trouverez absolument personne vivant dans la rue ou sous un pont, comme cela est le cas dans de nombreuses capitales occidentales. Il peut y avoir un problème de promiscuité avec plusieurs générations vivant sous le même toit, mais personne n’est abandonné à son sort. Nous ne voulions donc pas nous retrouver de nouveau avec de multipropriétaires et c’est la raison pour laquelle des restrictions – et non une interdiction totale – ont été imposées.


SL : Et en ce qui concerne les voitures ?

RAQ : Pour ce qui est des voitures, la question est plus complexe car il s’agit d’un produit d’importation dont la nation est dépendante. Cuba n’a historiquement jamais eu d’industrie automobile. Cuba a produit quelques moyens de transport collectif, mais l’automobile n’a jamais été produite à Cuba. Il y a également un autre élément fondamental qui est l’essence, le carburant, qui a toujours constitué le talon d’Achille de l’économie cubaine. Il fallait donc établir des contrôles et certaines restrictions.

Il convient de rappeler que certaines de ces mesures de contrôle sont antérieures à l’idée du socialisme cubain. Je me réfère souvent à un document extrêmement intéressant datant de février 1959, quand nous avons établi à Cuba un contrôle sur les devises et les importations. Ainsi, jusqu’à février 1959, la bourgeoisie cubaine était habituée à aller à la banque pour acheter des dollars et importer une voiture, du parfum ou des articles de luxe. Lorsque la Révolution a triomphé, une partie de l’élite liée à l’ancien régime prend le chemin de l’exil et parmi ces personnes là se trouvait le président de la Banque nationale de Cuba.

Le gouvernement provisoire dirigé par Manuel Urrutia nomme alors le Docteur Felipe Pazos à la tête de cette institution. Pazos avait été le fondateur et premier président de cette entité financière nationale qui avait vu le jour en 1950 sous le gouvernement de Carlos Prío Socarrás. Pazos était un économiste de prestige, indépendant et qui n’était pas de gauche. Il avait dirigé la Banque de 1950 à mars 1952, date marquant le coup d’Etat de Fulgencio Batista. Dès sa prise de fonction, il avait rédigé un rapport qu’il avait remis au président Urrutia – Fidel Castro n’était que chef des Forces armées à l’époque – dans lequel il décrivait l’état des finances cubaines et révélait le pillage des réserves effectué par les dirigeants de l’ancien régime avant de prendre la fuite.

Pazos – et non le Che Guevara, Raúl Castro ou autre radical du Mouvement 26 Juillet – qui était le représentant emblématique des classes aisées, très respecté par la bourgeoisie de l’époque, avait décidé donc d’établir le contrôle des changes, de cesser la vente de dollars, et d’imposer un contrôle strict sur les importations. En tant que président de la Banque nationale, il avait informé Urrutia qu’il était impératif de prendre ces mesures au vu du désastre financier dans lequel se trouvait la nation. La situation économique de Cuba était dramatique et il faut reconnaître que les éléments de tension qui existaient au sein de l’économie cubaine n’ont toujours pas disparu.

Ainsi, à partir des années 1960, il y a eu une forte restriction sur l’importation de produits – y compris les automobiles – et cela s’est poursuivi jusqu’à aujourd’hui pour des raisons économiques. Cette décision – je le rappelle – avait été prise par un économiste de renom, Felipe Pazos, qui n’était pas un radical ou un communiste mais plutôt un conservateur.

Il existait deux types de situations. Ceux qui disposaient déjà d’une voiture avant le triomphe de la Révolution pouvaient l’utiliser comme bon leur semblait, la vendre, etc. Ensuite, étant donné que l’Etat avait le monopole des importations, l’automobile était vendue aux fonctionnaires à un prix subventionné – souvent à peine 10% de sa valeur réelle – ou aux éléments méritants. La contrepartie est qu’il ne leur était pas possible de la vendre pour des raisons antispéculatives évidentes.

Ainsi, la propriété personnelle de l’automobile était limitée laquelle était destinée à une fonction sociale. Si l’on légalisait la vente de voitures, la possession de ces dernières reviendrait non pas à ceux qui en faisaient un usage social ou l’avaient acquis grâce à leurs mérites, mais à ceux qui disposaient des revenus les plus importants. Cela se justifiait ainsi à l’époque. Il fallait éviter le développement de la spéculation sur les voitures, car à l’évidence, le pays ne disposait pas des ressources suffisantes pour les importer en masse, ni pour fournir le carburant nécessaire à leur fonctionnement. Là encore, l’Etat a imposé certaines restrictions.


SL : Qu’en est-il maintenant ?

RAQ : Désormais, nous voyons cela sous un angle différent. Si l’on est propriétaire de son logement – ce qui concerne 85% des Cubains –, il est possible de le vendre. Pour quelles raisons ? Prenez le cas d’une famille qui s’agrandit et qui souhaite acquérir un bien plus grand et le cas d’un ménage qui se rétrécit, car les enfants ont grandi et se sont mariés, et qui nécessite un logement plus modeste. Désormais, il leur sera possible de procéder à un échange ou à une vente. Il est également possible de le léguer, de le prêter, de le louer, etc. Auparavant, seul l’échange était autorisé, tout comme la location de chambre. En réalité, il s’agit désormais de faciliter ce type de transactions et d’éliminer tous les obstacles bureaucratiques.


SL : Quels étaient ces obstacles ?

RAQ : Il fallait auparavant une décision administrative de l’Institut national du Logement. Pour cela, un accord du Bureau municipal du Logement était nécessaire, puis il fallait obtenir une autorisation au niveau provincial et enfin au niveau national. La bureaucratie était énorme et étant donné qu’il s’agissait de décisions administratives, elles étaient source de corruption et de pots-de vin.

Désormais, depuis le 1er décembre 2011, si deux personnes souhaitent échanger leur logement, il leur suffit simplement de passer devant le notaire avec les titres de propriété. Toutes les démarches bureaucratiques inutiles ont été éliminées. Il y a d’ailleurs toujours eu des notaires à Cuba mais qui agissaient en bout de chaîne après l’obtention des autorisations administratives de la part du vendeur et de l’acheteur.


SL : Que se passe-t-il en cas de litige ?

En cas de litige, si une personne revendique par exemple certains droits sur une transaction déjà effectuée, que ce soit une vente ou un échange, les tribunaux trancheront et auront le dernier mot. Les bureaucrates n’auront plus voix au chapitre. Vous vous rendez compte ainsi que dans un seul secteur, nous arrivons à réduire de manière drastique la fonction administrative et bureaucratique en éliminant les démarches inutiles. Ces réformes vont permettre de résoudre certains problèmes liés au logement en facilitant les transactions de vente et d’échange.

Pour ce qui est des voitures, ce sera plus simple car il existe un registre de véhicules depuis fort longtemps. Il s’agit de débureaucratiser notre société. La grande limitation réside dans le fait que les particuliers ne peuvent pas importer de véhicule et, au risque de me répéter, cette décision a été prise il y a cinquante ans non pas par Fidel Castro mais par Felipe Pazos, bien avant que les Etats-Unis ne décrètent un embargo commercial contre notre nation, bien avant la loi Torricelli de 1992, la loi Helms-Burton de 1996 et les deux rapports de la Commission d’Assistance à une Cuba libre de 2004 et 2006, qui aggravent les sanctions économiques. Comme vous pouvez l’imaginer, ces sanctions ont aggravé notre économie nationale et nous ont amené à imposer un strict contrôle sur les importations personnelles.

De la même manière, un candidat à l’émigration pourra désormais vendre son logement avant de quitter le pays ou le léguer à sa famille jusqu’au quatrième degré de consanguinité. Auparavant, l’Etat prenait possession du logement abandonné et le remettait à une autre famille. Ce ne sera désormais plus le cas.

La question migratoire


SL : Passons justement à la question migratoire. Pourquoi existe-t-il encore à Cuba des restrictions  sur l’émigration ? Pourquoi un Cubain qui quitte le pays pendant plus de onze mois est-il considéré comme un émigrant définitif qui perd la plupart des droits réservés aux résidents permanents ?

 

RAQ : L’un des thèmes que nous sommes en train de discuter actuellement au plus haut niveau de l’Etat concerne la question migratoire. Nous allons procéder à une réforme migratoire radicale et profonde dans les mois qui viennent afin d’éliminer ce genre de restrictions.

Il est nécessaire de rappeler en préambule à cette problématique que la question migratoire a été l’un des thèmes les plus manipulés par la politique des Etats-Unis. Elle a toujours été utilisée comme une arme de déstabilisation contre Cuba depuis 1959, et comme un élément de distorsion de la réalité cubaine. Je vous rappelle que la loi d’Ajustement Cubain approuvée par le Congrès des Etats-Unis en 1966 est toujours en vigueur. Elle stipule que tout Cubain quittant légalement ou illégalement le pays, pacifiquement ou par la violence, obtient automatiquement au bout d’un an le statut de résident permanent. Vous admettrez qu’il s’agit là d’un formidable facteur d’incitation à l’émigration légale mais surtout illégale. Car dans le même temps, les Etats-Unis limitent à 30 000 le nombre de Cubains qui peuvent émigrer chaque année. La logique voudrait que la représentation diplomatique des Etats-Unis à La Havane concède un visa à tout candidat à l’émigration en vertu de la loi d’Ajustement cubain. Or, cela n’est pas le cas.


SL : Dans quel but, selon vous ?

RAQ : Dans le but de favoriser l’émigration illégale et d’instrumentaliser ce phénomène en montant une campagne médiatique sur les pauvres Cubains qui essayent de quitter leur pays à tout prix. Le seul pays du monde qui bénéficie d’une loi d’Ajustement de la part des Etats-Unis est Cuba. C’est la raison pour laquelle il n’y a aucun Cubain en situation illégale sur le territoire américain car ils sont tous automatiquement régularisés. D’un côté les Etats-Unis votent des lois qui criminalisent les immigrants de tous les pays du monde et de l’autre ils accueillent les Cubains à bras ouverts.


SL : Quelles sont les autres raisons qui expliquent le contrôle migratoire ?

RAQ : Il convient également de rappeler que notre pays a été victime d’une longue campagne de terrorisme depuis 1959 jusqu’à 1997, organisée par les Etats-Unis. Une partie de l’émigration cubaine est responsable de plusieurs milliers d’attentats terroristes contre notre nation qui ont coûté la vie à 3 478 personnes, auxquelles il faut ajouter 2 099 autres victimes de lésions permanentes. Le terroriste et ancien agent de la CIA, Luis Posada Carriles, auteur de plus d’une centaine d’assassinats, dont il ne manque pas de se vanter publiquement, est toujours protégé par les Etats-Unis qui refusent de le juger ou de l’extrader. Il vit tranquillement à Miami. C’est une réalité que les médias occidentaux, qui pourtant sont si prolixes au sujet de Cuba, préfèrent ignorer.


SL : Mais les choses sont différentes aujourd’hui.

RAQ : Les choses ont effectivement beaucoup changé. Désormais, la communauté cubaine de l’étranger constitue le second groupe de personnes en ordre d’importance qui se rendent chaque année à Cuba. Près d’un demi-million de Cubains installés hors de nos frontières nous rendent visite chaque année. L’immense majorité de l’émigration cubaine a une relation normale avec sa patrie d’origine.

Il y a cinquante ans cela n’était pas le cas. La majorité était composée d’exilés et parmi eux se trouvaient ceux qui avaient pillé le Trésor Public. Parmi eux se trouvaient également les envahisseurs de la Baie des Cochons, ceux qui entraient clandestinement, posaient des bombes et assassinaient les jeunes professeurs de la campagne d’alphabétisation. Comme vous pouvez l’imaginer les choses étaient bien différentes.

Depuis, d’autres Cubains ont émigré vers les Etats-Unis et ne présentent pas le même profil que l’exil historique. Il s’agit désormais d’une émigration économique dont l’intérêt fondamental est de maintenir un lien apaisé avec leur pays d’origine. Ils y ont de la famille, des amis et souhaitent avant tout de la stabilité.

Cette nouvelle réalité nous amène à une réforme substantielle de notre politique migratoire. Certaines règles doivent être changées et d’autres doivent être éliminées.

Il existe également une autre explication à ces restrictions : la nécessité de protéger notre capital humain. La formation de médecins, de techniciens, de professeurs, etc, coûtent extrêmement cher à l’Etat cubain et les Etats-Unis font tout pour nous priver de ces richesses. En 1959, 50% des médecins cubains – 3 000 – s’étaient exilés aux Etats-Unis où on leur offrait de meilleures conditions de vie. Il existe depuis 2006 une politique adoptée par l’administration Bush intitulé The Cuban Medical Program, destinée à priver la nation cubaine de ses médecins en les incitant à émigrer vers les Etats-Unis. Ce programme est toujours en vigueur, y compris sous l’administration Obama. Nous avons le devoir de protéger notre capital humain.

Les relations avec les Etats-Unis


SL : Abordons à présent la relation avec les Etats-Unis. Quelles sont, d’un point de vue cubain, les différences entre l’administration Obama et la précédente administration Bush ?

 

RAQ : La différence la plus notable concerne le style, le langage. Obama est un homme plus sophistiqué, plus cultivé que Bush. Ce n’est pas un grand éloge de ma part car on peut en dire autant de presque tout le monde. Il n’est pas très difficile d’être plus intelligent que George W. Bush. Si nous concédons un changement formel par rapport à la précédente administration, cela n’est pas le cas au niveau de la substance. Je me souviens toujours de cette célèbre chanson Killing me softly with your words. Car l’objectif de détruire la Révolution cubaine, de subvertir l’ordre établi, de dominer Cuba comme par le passé, reste le même, avec des propos moins agressifs néanmoins, avec une approche plus douce.


SL : Au-delà du style, il y a eu quelques changements, non ?

RAQ : L’admnistration Obama s’est fondamentalement distinguée sur un aspect qui concerne la communauté cubano-américaine. Lors de la campagne présidentielle, Barack Obma s’était rendu à Miami et avait promis d’éliminer les restrictions drastiques qu’avait imposées l’administration Bush aux voyages des Cubains vivant aux Etats-Unis. Entre 2004 et 2009, les Cubains des Etats-Unis ne pouvaient se rendre sur l’île que 14 jours tous les trois ans, dans le meilleur des cas. Pour cela, il fallait disposer d’un membre de sa famille sur l’île au premier degré de consanguinité, c’est-à-dire, grands-parents, parents, frère et sœur, conjoint et enfants. Le Cubain qui n’avait qu’une tante sur l’île, par exemple, n’étaient pas autorisé à voyager, pas même une fois tous les trois ans. Les transferts d’argent étaient également limités à 1 200 dollars par an. Obama a tenu sa promesse et a éliminé ces restrictions. Cela représente quelque chose d’important pour les Cubains de l’extérieur et pour les Cubains de l’île, car les liens familiaux sont préservés.


SL : Donc, sur ce point, Obama s’est distingué de son prédécesseur.

RAQ : En effet. Jusqu’à Obama, la coutume pour les candidats présidentiels, lorsqu’ils se rendaient à Miami, était de promettre des actions plus dures, plus énergiques contre le « régime castriste », pour satisfaire les intérêts des grands potentats qui contrôlent l’industrie de l’anticastrisme. Obama, au contraire, est allé obtenir le soutien de l’émigration cubaine et il a eu la bonne inspiration d’insister sur ce qui intéressait le plus l’immense majorité des Cubains de Floride : la possibilité de voyager librement à Cuba. Obama avait vu juste puisqu’il a gagné l’investiture démocrate, remporté la majorité à Miami et en Floride et est sorti vainqueur de l’élection présidentielle.


SL : La victoire d’Obama en Floride, bastion traditionnel de la droite républicaine, ne marque-t-il pas un changement notable au niveau de la composition de la communauté cubaine ?

RAQ : C’est effectivement le cas car la nouvelle communauté cubaine qui représente l’immense majorité des Cubains de Floride a une attitude différente de celle de la vieille génération nostalgique de l’ancien régime, de l’exil dur comme il est communément dénommé. Cette frange extrémiste dispose pour ce qui la concerne de la citoyenneté américaine et participe à la vie politique du pays en votant, alors que la nouvelle génération d’émigrés, pour une grande partie d’entre elle, ne dispose pas de la citoyenneté américaine et ne joue pas de rôle actif dans la vie politique de la nation. Malgré cela, la position d’Obama a été majoritaire parmi les Cubains ayant la possibilité de voter. Par ailleurs, les Cubains sans possibilité de vote, ont une influence. Ils peuvent exercer une pression. En un mot, ils doivent être pris en compte. Obama, une fois élu, a mis un terme aux restrictions.


SL : Quel bilan tirez-vous du premier mandat d’Obama vis-à-vis de Cuba ?

RAQ : Je crois qu’il s’agit d’un bilan partagé par une majorité des citoyens américains. Le terme le plus juste pour caractériser ce sentiment général serait « frustration », car il n’a pas répondu aux attentes suscitées par sa rhétorique de changement. Nous lui concédons néanmoins, je le répète, une approche stylistique différente, plus élégante.

En revanche, je dois vous dire que l’administration Obama a été beaucoup plus consistante dans l’imposition d’amendes et de sanctions aux entreprises étrangères qui violent le cadre des sanctions contre Cuba, et qui effectuent des transactions commerciales avec nous.


SL : Les sanctions contre Cuba s’appliquent donc également aux entreprises étrangères.


 
RAQ : il ne faut pas oublier que les sanctions économiques disposent d’un caractère extraterritorial, c’est-à-dire qu’elles s’appliquent également aux autres nations, et ce en violation du Droit International qui interdit tout type d’application extraterritoriale des lois. Par exemple, la loi française ne s’applique pas en Espagne, car la loi française respecte le Droit international. Néanmoins, la loi étasunienne sur les sanctions économiques contre Cuba s’applique partout dans le monde.

Plusieurs banques ont été sanctionnées d’amendes de plusieurs millions de dollars, plus de 100 millions de dollars pour l’une d’entre elles, pour avoir effectué des transactions commerciales en dollars et avoir ouvert des comptes à des entreprises cubaines en dollars.


SL : Donc, d’un côté, certaines restrictions sont assouplies et de l’autre les sanctions contre les contrevenants aux règles de l’embargo s’appliquent de manière plus systématique.

 

RAQ : Effectivement. Il convient de préciser que les relations bilatérales sous Obama n’ont pas atteint le niveau existant sous l’administration Carter. Elles se rapprochent de ce qui existait sous Clinton.


SL : Qu’en était-il sous Carter

RAQ : Carter avait mis fin aux restrictions existantes et avait entamé un processus de normalisation des relations. Des représentations diplomatiques, des sections d’intérêts, ont été ouvertes à La Havane et à Washington. Non seulement les Cubains pouvaient voyager sans restrictions mais les citoyens américains également. Ce fut la seule période où les touristes américains pouvaient voyager librement. Aujourd’hui, ils peuvent se rendre partout dans le monde, en Chine, au Vietnam, en Corée du Nord, mais pas à Cuba.

Obama n’a même pas rétabli ce niveau de relations alors que de nombreux secteurs aux Etats-Unis l’exigent, que ce soit le monde des affaires, l’opinion publique, plus d’une centaine de membres du Congrès, etc, en vain.


SL : Cuba est-elle disposée à normaliser les relations avec les Etats-Unis ?

 

SL : Bien entendu. La véritable question consiste à définir ce que l’on entend par normalisation des relations. Si l’on se réfère à la légalité internationale, Cuba est tout à fait disposée à normaliser ses relations, à condition que les Etats-Unis nous reconnaissent et nous traitent sur un même pied d’égalité, d’un point de vue juridique, comme cela est le cas pour tous les autres pays du monde. Je vous rappelle que l’égalité souveraine entre les Etats est la norme depuis le Congrès de Westphalie en 1648. Il s’agit donc du respect de la souveraineté et de l’indépendance. Sur ces bases, Cuba aspire bien évidemment à la normalisation des relations avec les Etats-Unis, qui est l’un des objectifs historiques de la nation cubaine.

Il faut pour cela que les Etats-Unis acceptent une réalité concrète. Cuba est une entité séparée, indépendante et libre, qui ne leur appartient pas. Je vous signale que sur le continent américain, le seul pays qui ne dispose pas de relations avec nous sont les Etats-Unis.


SL : Selon l’administration Obama, les relations avec Cuba ne sont pas possibles en raison du manque de démocratie et des atteintes aux droits humains.

 

RAQ : Cela fait effectivement partie de la rhétorique hypocrite du gouvernement des Etats-Unis. Si les Etats-Unis appliquaient ces critères de manière universelle, ils n’auraient pas de relations avec bon nombre de pays.

Ils souffriraient également d’un grave problème psychiatrique car ils ne pourraient même pas avoir de relations avec eux-mêmes. Il leur faudrait rompre les relations avec la ville de New York où la police a brutalement réprimé les manifestations pacifiques. Il leur faudrait également mettre un terme à leurs relations avec les autorités californiennes coupables d’exactions d’une violence inouïe contre des manifestants, les « indignés » comme on les dénomme.

C’est comme si Cuba déclarait qu’elle rompait ses relations avec tous les pays qui n’offraient pas un accès universel et gratuit à la santé, à l’éducation, à la culture, à la pratique sportive, aux loisirs, etc.. Nous n’exigeons pas des Etats-Unis qu’ils changent leur système pour normaliser nos relations. Nous souhaiterions bien évidemment que tous les citoyens américains puissent avoir accès à la santé universelle et gratuite, à l’éducation universelle et gratuite, que les minorités ne soient pas victimes de ségrégation raciale ou sociale. Mais en aucun cas, nous n’imposerions cela comme condition préalable à la normalisation des relations bilatérales, car nous respectons le principe de souveraineté. Les Etats-Unis n’appartiennent pas à Cuba, donc nous n’avons pas à donner notre avis ou imposer notre point de vue. Cuba ne peut pas indiquer des normes de conduite à un Etat étranger.

Donc toute cette rhétorique d’Obama et de ses prédécesseurs n’est que le reflet d’une vieille tendance historique qui remonte au début du XIX siècle et à Thomas Jefferson, qui considérait Cuba comme une addition naturelle à l’Union américaine. Les Etats-Unis se sentaient investis d’une mission divine qui leur permettait de dicter leur loi aux autres nations. Mais, vous comprendrez bien que nous n’acceptons pas ce principe et que nous ne l’accepterons jamais.

L’affaire Alan Gross


SL : Abordons à présent l’affaire Alan Gross qui constitue, selon les Etats-Unis, un obstacle à l’ouverture d’un dialogue avec Cuba. Comment se justifie la condamnation d’Alan Gross à quinze ans de prison, alors qu’il était, selon Washington, présent à Cuba pour aider la communauté juive de La Havane à avoir accès à Internet ?

 

RAQ : Cela est évidemment inexact. La communauté juive cubaine, qui a tout notre respect, s’est elle-même prononcée sur le sujet et a fermement rejeté tout lien avec les activités de Gross. La communauté juive n’avait pas besoin des services de Gross car elle a accès aux nouvelles technologies sans aucun problème. Par ailleurs, les relations entre la communauté juive et le gouvernement cubain sont excellentes et par conséquent elle ne se prêterait jamais aux manœuvres subversives des Etats-Unis. Elle dispose également de liens étroits avec les communautés juives du reste du monde et en particulier celles des Etats-Unis, qui leur fournissent tout ce dont elle nécessite et qui voyagent régulièrement à Cuba. Tout cela s’effectue avec la pleine coopération du gouvernement cubain. Par conséquent, l’affirmation de Washington est dénuée de tout fondement.


SL : De quoi a-t-il été accusé ?

RAQ :Gross lui-même s’est plaint d’être la victime de la  politique étasunienne. Il s’est rendu à Cuba pour mettre en place le programme de subversion interne élaboré par les Etats-Unis, consistant à distribuer du matériel hautement sophistiqué tels que des téléphones satellite à certains groupes liés au gouvernement des Etats-Unis, dont le but ultime – publiquement reconnu par Washington – est le changement de régime. Sa présence avait une finalité subversive, ce qui constitue un grave délit à Cuba, mais également aux Etats-Unis ou en France.


SL : Il a donc été jugé pour ces faits ?

 

RAQ : Il a été soumis à un procès au cours duquel il a bénéficié de toutes les garanties possibles. Il a lui-même reconnu avoir bénéficié d’un procès équitable. Son avocat américain a également reconnu que le procès s’était déroulé dans de bonnes conditions. Ses conditions de détention lui permettent d’entrer en contact avec la diplomatie américaine présente à Cuba à chaque fois qu’il le souhaite. A chaque fois que sa femme a sollicité un visa pour lui rendre visite, elle l’a obtenu. Gross s’est également entretenu de manière régulière avec les personnalités américaines en visite à Cuba, y compris les dirigeants religieux. Le dernier en date a été le rabbin de sa communauté David Shneyer, qui a décrit les conditions de sa visite. Il ne l’a pas rencontré dans une prison de haute sécurité comme l’affirment les médias des Etats-Unis, mais dans un hôpital militaire où il vit, en raison de ses problèmes de santé. Il est traité avec humanité, avec un respect total de son intégrité, en vertu des lois cubaines.

L’affaire des « Cinq »


SL : Evoquons à présent l’affaire des Cinq. Quatre d’entre eux sont toujours détenus et le dernier se trouve en liberté surveillée. Ils sont en prison depuis 1998 pour « conspiration en vue de commettre des actes d’espionnage » et ont écopé de lourdes peines de prison, de 15 ans à la perpétuité. Quels sont les perspectives futures ?

 

RAQ : Pour le cas de René Gonzalez, qui se trouve en liberté conditionnelle, son avocat va tenter de persuader la juge de le laisser purger sa peine de trois ans à Cuba. De la même manière, nous essayons d’obtenir une autorisation de visite pour son épouse qui ne l’a pas vu depuis plus d’une décennie car Washington a systématiquement refusé toutes les demandes de visa.

Je crois que chacun peut évaluer la différence de traitement entre Cuba et les Etats-Unis pour ce qui est des visites familiales des prisonniers. Cuba a systématiquement accepté toutes les demandes de visa de l’épouse de Gross. Washington a systématiquement refusé toutes les demandes de visa d’Olga Salanueva, épouse de René González, et d’Adriana Pérez, épouse de Gerardo Hernández.

De la même manière, René González effectuera sans doute une demande de visite à Cuba pour voir sa famille, car la liberté conditionnelle, selon la loi, permet cette possibilité. Il lui est possible de purger sa peine hors du territoire des Etats-Unis.

Pour les quatre autres prisonniers, les processus d’habeas corpus sont toujours en cours. Les trois démarches administratives – une motion de la défense, une réponse du parquet et une réplique de la défense – sont quasiment terminées pour Antonio Guerrero et Gerardo Hernández. Pour ce qui est de Ramón Labañino et de Fernando González, nous sommes dans l’attente de la réponse du parquet, c’est-à-dire du gouvernement des Etats-Unis. Début 2012, la défense s’exprimera à son tour sur la réponse du gouvernement.


SL Pour quelles raisons, les cas sont-ils étudiés séparément ?

 

RAQ : En réalité, cette procédure extraordinaire d’habeas corpus est possible seulement si le procès est arrivé à son terme, ce qui est le cas pour Gerardo Hernández et René Gonzalez, lorsque la Cour Suprême a décidé de ne pas étudier le cas. Pour ce qui est d’Antonio, Ramón et Fernando, le procès s’est achevé lorsque le tribunal a fixé de nouvelles sentences lors du procès en appel. Ces décisions sont survenues à deux moments différents, et c’est la raison pour laquelle les cas sont étudiés séparément.


SL : L’issue de cette affaire semble néanmoins plus politique que juridique.

 

RAQ : C’est effectivement le cas, d’où la nécessité de convaincre le président Obama de les libérer. Il s’agit, à mon avis, d’une obligation morale de sa part, qu’il peut réaliser par une simple décision exécutive que permet la Constitution des Etats-Unis. Cette décision peut être prise à tout moment, peu importe le déroulement du procès.


SL : Pour quelles raisons Obama devrait-il prendre une telle décision ?

 

RAQ : Tout simplement parce que ces personnes sont innocentes. Je vous rappelle que leur présence aux Etats-Unis avait pour but d’empêcher la réalisation d’attentats terroristes contre Cuba, en infiltrant non pas des entités gouvernementales – ce qui aurait pu justifier l’accusation d’espionnage – mais les groupuscules violents de l’extrême droite de l’exil cubain impliqués dans des actes de terrorisme contre Cuba.

Leur mission était nécessaire dans la mesure où ces groupes ont toujours agi en totale impunité. Je vous rappelle que Luis Posada Carriles, ancien agent de la CIA, auteur intellectuel de plus d’une centaine d’assassinats – ce n’est pas moi qui le dit mais lui-même dans une interview qu’il a accordée au New York Times le 12 juillet 1998 ; c’est également ce qu’affirment des rapports de la CIA et du FBI déclassifiés en 2004 et 2005 – est toujours en liberté à Miami et n’a jamais été jugé pour ses crimes.

Je vous rappelle également qu’en 1998 nous avions invité deux importants directeurs du FBI pour leur remettre un rapport volumineux, établi par nos agents, sur les activités terroristes de groupes de Miami. Ils nous ont promis de les neutraliser et à leur retour, au lieu d’accomplir leur devoir, ils ont procédé à l’arrestation des Cinq.

Cette réalité du terrorisme contre Cuba revient au grand jour avec la sortie de René González.


SL : Expliquez-vous

RAQ : Le parquet a refusé catégoriquement que René Gonzalez purge sa peine de liberté conditionnelle à Cuba. La juge a accepté la requête du parquet en déclarant qu’il devait, pour le moment, purger sa peine aux Etats-Unis. Dans la déclaration écrite, la juge mentionne de nouveau, à trois reprises, « la condition spéciale additionnelle », qui lui avait été imposée lors de sa condamnation en 2001 et qu’il doit respecter.


SL : En quoi consiste cette « condition spéciale additionnelle ?

 

RAQ : Cette « condition spéciale additionnelle à la liberté conditionnelle » stipule que « l’accusé a l’interdiction formelle de s’approcher, ou se rendre sur les lieux spécifiques fréquentés par des individus ou des groupes tels que des terroristes, des personnes promouvant la violence ou des figures du crimes organisé ». Il s’agit d’une citation textuelle que l’on peut trouver dans la transcription de l’Audience de la juge Joan A. Lenard, du 12 décembre 2001.

Il s’agit là d’une reconnaissance explicite du fait que les autorités des Etats-Unis ont identifié des groupes  ou des individus qu’ils considèrent comme étant des terroristes, des membres du crime organisé ou des personnes promouvant la violence. Ils savent qui ils sont, où ils se trouvent mais ne font rien pour les mettre hors d’état de nuire. Dans le même temps, ils interdisent à un citoyen américain, René Gonzalez – car il est né aux Etats-Unis – de s’y rendre et d’agir contre ces groupes.


SL : Tout cela est quand même assez surprenant. Cette déclaration est assez troublante.

 

RAQ : Vous trouverez cette déclaration dans la transcription du procès et dans la déclaration récente du parquet et de la juge, lorsque René González a sollicité l’autorisation de purger sa peine à Cuba. Le but de cette condition est à l’évidence de protéger ces trois catégories d’individus. Si vous disposez d’une meilleure explication, je suis preneur.

Cela suppose que René González est constamment surveillé par les autorités américaines qui savent où se trouvent ces individus, afin de s’assurer qu’il ne viole pas sa liberté conditionnelle. Si par malheur, René González venait à s’approcher de ces lieux pour déjouer leurs plans, il retournerait immédiatement en prison.


SL : Cette situation semble assez surréaliste.

 

RAQ : C’est pourtant la réalité, même si elle est pour le moins insolite. Vous trouverez, je le répète, cette déclaration tout au long du procès. Le parquet a longuement insisté sur ce fait. La juge a dicté les sentences, dans le mémorandum des sentences, où le gouvernement a proposé les peines – inutile de dire que le gouvernement a proposé les peines maximum pour chaque chef d’accusation. Le parquet a même commis de graves erreurs d’où la décision de la Cour d’Appel de dicter de nouvelles sentences pour Antonio Guerrero, Ramón Labañino et Fernando González. Ce même parquet, dans ce même mémorandum de sentences, face au Tribunal, oralement, a insisté sur le fait que pour le gouvernement des Etats-Unis, il était tout aussi important d’appliquer les peines maximales que de garantir l’incapacité de l’accusé à reprendre les activités pour lesquelles il a été condamné – c’est-à-dire infiltrer les groupes terroristes mais de manière pacifique, sans armes ni violence pour pouvoir ensuite en informer Cuba –, d’où la nécessité d’imposer cette « condition spéciale additionnelle ». Cette « condition spéciale additionnelle » a été imposée aux cinq, y compris à Gerardo Hernández qui a été condamné à deux peines de prison à vie plus quinze ans. Chacun d’entre eux, lorsqu’il aura purgé sa peine – pour Gerardo, lors de sa troisième vie – devra se tenir loin de ces groupes terroristes et il reviendra au gouvernement de s’assurer que cela soit le cas afin qu’ils ne reprennent pas les activités qui les ont menés en prison.

Pour Gerardo, Ramón et Fernando, le parquet souligne que cela sera le cas car il est prévu qu’ils soient expulsés du territoire américain. Tout cela est écrit noir sur blanc dans le mémorandum de sentences. Pour René et Antonio – tous deux citoyens américains – ils ne peuvent pas être expulsés et c’est la raison pour laquelle cette « condition spéciale additionnelle » leur a été imposée. René devra la respecter y compris à l’issue de sa liberté conditionnelle, de même pour Antonio, s’il venait à en bénéficier.

En d’autres mots, les autorités des Etats-Unis reconnaissent que dans la ville de Miami il existe des groupes terroristes, violents et mafieux. Elles savent qui ils sont et où ils se trouvent, mais elles leur garantissent une totale impunité. Elles interdisent ainsi à un citoyen américain en liberté de faire quoi que se soit pour les neutraliser.


SL : Qu’est-ce que cela démontre selon vous ?

 

RAQ : Cela démontre clairement l’innocence des Cinq, car ce qu’ils faisaient aux Etats-Unis n’est pas un délit. Ce n’est pas un délit que d’empêcher la réalisation d’un acte de terrorisme. Lutter contre la violence, les délits et le terrorisme n’est un crime nulle part. Malheureusement, cette histoire surréaliste a perduré en raison de la dictature médiatique. Si cette affaire avait eu la couverture qu’elle méritait, elle aurait suscité un tel outrage au sein de l’opinion publique américaine que la position du gouvernement aurait été intenable. Que dirait l’opinion publique étasunienne si elle apprenait que le gouvernement protège des terroristes et incarcère ceux qui luttent contre la violence ?

Imaginez si demain le gouvernement décidait d’arrêter René González pour s’être approché d’un groupuscule terroriste ? Pourquoi le gouvernement américain peut-il agir de telle manière ? Tout simplement parce que l’opinion publique ne le sait pas en raison de la complicité médiatique dans cette affaire. Si cela se savait, les Cinq seraient à Cuba depuis fort longtemps.

Rendez-vous compte, René est sorti de prison en octobre 2011 et on lui impose cette condition non pas pour le protéger mais pour protéger les groupuscules terroristes. N’est-ce pas un comble ?

Je me répète, il est du devoir du président Obama de libérer les Cinq, sans tarder. C’est d’ailleurs également l’intérêt des Etats-Unis. Ce cas illustre chaque jour le caractère profondément hypocrite de la politique antiterroriste des Etats-Unis, qui d’un côté prétendent mener une lutte globale contre ce fléau et de l’autre protègent des criminels sur leur sol en incarcérant ceux qui essayent de déjouer leurs plans. Le gouvernement fédéral utilise en ce moment même des fonds pour surveiller René González et donc pour les protéger. René a accompli une peine de treize ans de prison pour avoir essayé d’empêcher la réalisation d’actes terroristes contre Cuba. Il en est de même pour les quatre autres. Il s’agit du premier cas « d’espionnage » dans l’histoire des Etats-Unis où il n’y a pas un seul document secret qui ait été violé. C’est pour cela que la Cour d’Appel d’Atlanta a d’ailleurs reconnu qu’il ne s’agissait pas d’une affaire d’espionnage.

Le pétrole

 


SL : Autre sujet à présent. Cuba dispose d’importants gisements pétrolifères qui vont être prochainement exploités. Pensez-vous que le pétrole sera l’élément-clé qui contribuera à la normalisation des relations avec les Etats-Unis.

 

RAQ : Nous avons effectivement bon espoir que les prochaines prospections qui vont être réalisées en mer dans la zone économique exclusive de Cuba soient fructueuses. Toutes les analyses l’indiquent y compris les études réalisées par des spécialistes des Etats-Unis. Les réserves sont relativement importantes et contribueront substantiellement au développement économique de Cuba.

Je crois, en revanche, que ce qui nous mènera à la normalisation de nos relations, plus que le pétrole, sera l’histoire et la géographie. Les décideurs à Washington doivent accepter une bonne fois pour toutes que Cuba est une entité séparée des Etats-Unis, qui historiquement ne leur appartient pas. Ils doivent par conséquent chercher à établir une relation normale basée sur le respect de la souveraineté et de l’indépendance.

Il est clair que le pétrole fera bouger les choses à mesure que l’extraction prendra de l’ampleur. Le monde des affaires aux Etats-Unis souhaite avoir des relations normales avec Cuba.

Les prisonniers politiques


SL : En 2010, suite à un dialogue avec l’Eglise catholique et l’Espagne, Cuba a décidé de libérer tous les prisonniers dits politiques. Comment s’expliquait leur présence en prison ?

 

RAQ : Toutes les personnes dont vous me parlez ont été reconnues coupables par nos tribunaux d’association avec une puissance étrangère, à savoir les Etats-Unis. Elles ont accepté d’être financées par Washington pour promouvoir un changement de régime à Cuba. Cela est une grave violation du code pénal cubain. Je vous rappelle que tous les codes pénaux du monde entier classent comme délit ce type d’agissement. Par exemple, il est strictement interdit en France d’être financé par une puissance étrangère dans le but de porter atteinte aux intérêts fondamentaux de la nation. Il en est de même aux Etats-Unis.


SL : Il s’agit là de la version cubaine.

 

RAQ : Permettez-moi de vous dire qu’il y a un moyen relativement simple de confirmer notre version. Il suffit de consulter les documents officiels des Etats-Unis, qui sont publics et disponibles, dans lesquels il est reconnu que l’un des piliers de la politique étrangère de Washington vis-à-vis de Cuba consiste à financer une opposition interne. Non seulement les Etats-Unis ne nient pas notre version mais ils la revendiquent dans des rapports et des lois officiels. Vous noterez également que les personnes que vous qualifiez de prisonniers politiques n’ont jamais nié le fait qu’elles étaient stipendiées par les Etats-Unis. Elles ont été condamnées à des peines établies par notre code pénal pour avoir été partie intégrante d’un plan destiné à subvertir l’ordre établi, et non pas pour un délit d’opinion.


SL : Pourquoi ont-elles été libérées ?

RAQ : L’Eglise catholique et les autorités espagnoles ont démontré qu’une solution pouvait être obtenue avec les autorités cubaines si les rapports étaient basés sur le dialogue respectueux. Il s’agit là d’un thème humanitaire et nous avons démontré que Cuba savait se montrer magnanime et généreuse, car je vous rappelle que le but ultime recherché par les Etats-Unis est de mettre un terme à l’indépendance de Cuba. Si les projets subversifs, mis en place par ces personnes que nous avons libérées, avaient fonctionné, Cuba aurait, je le répète, cesser d’être une entité souveraine et indépendante. De graves délits ont été commis et il ne faut pas l’oublier.

Rappelons que certaines de ces personnes avaient été libérées par le passé pour des raisons de santé, bien avant le dialogue avec le cardinal Jaime Ortega. Ce dialogue a abouti pour le bénéfice de tous et nous devons reconnaître que la coopération du gouvernement de José Luis Rodriguez Zapatero a été importante.

Les relations avec l’Eglise catholique et le Vatican


SL : A quoi est dû ce rapprochement avec les autorités religieuses ? Quel est l’état des relations avec le Vatican ?

 

RAQ : Les relations avec l’Eglise cubaine sont très bonnes. Les catholiques font partie de la société cubaine. Ils disposent d’un espace qu’ils occupent pleinement. Le plus important pour Cuba est l’unité de la nation dans toute sa diversité.

Au début de la Révolution, il y a eu des tensions et des désaccords avec certains secteurs de l’Eglise, notamment les secteurs étrangers de l’Eglise, très liés à la Phalange espagnole et au régime franquiste de l’époque, qui se sont opposés au processus révolutionnaire. Rappelons-nous que ces secteurs avaient mis ne place l’Opération Pedro Pan et avaient sorti du pays 14 000 enfants, les séparant irrémédiablement de leurs parents.

Les choses sont désormais différentes. L’Eglise Catholique est cubaine et patriotique. Le Cardinal Jaime Ortega a d’ailleurs prononcé un discours pastoral exhortant les croyants à participer au débat sur l’actualisation du modèle économique et social, et à exprimer leurs opinions.

Pour ce qui est des relations avec le Vatican, elles sont cordiales car il n’y a jamais eu de problème entre les deux Etats, Cuba et le Vatican.


SL : Que représente pour Cuba la prochaine visite du Papa Benoît XVI en mars 2012 ?

 

RAQ : Nous accordons à cette visite une très grande importance car elle permettra de développer davantage nos relations avec le Vatican. Nous sommes également convaincus que cette visite, comme celle de sa Sainteté Jean-Paul II en janvier 1998, aura un impact positif sur la société cubaine et permettra de renforcer l’unité nationale.

En 2012, nous célébrons le 400ème anniversaire de l’apparition de la Vierge dans la Baie de Nipe. C’est un événement extrêmement important. Il y a eu de nombreuses processions religieuses à travers l’île en 2011. C’est un symbole fondamental pour le catholicisme cubain, mais cela va au-delà de ce secteur, peu importe les croyances religieuses car il s’agit également d’un symbole national. Il fait partie des valeurs nationales cubaines et contribue à la cohésion du pays. Beaucoup de Cubains qui, pourtant, ne sont pas catholiques rendent culte à la Vierge de la Charité. Cet anniversaire est si important que nous le commémorons lors d’événements massifs sur tout le territoire national, avec la Vierge, les autorités ecclésiastiques, le pouvoir civil, le Parti Communiste, les syndicats, les croyants, les athées, même si cette réalité est ignorée à l’étranger.

Nous saluerons donc avec beaucoup de reconnaissance la visite de sa Sainteté.

L’Union européenne


SL : Un mot sur les relations avec l’Union européenne. La levée de la Position commune en vigueur depuis 1996, est-elle une condition nécessaire au rétablissement de relations diplomatiques normales ?

 

RAQ : La Position commune reste le principal obstacle à la pleine normalisation des relations bilatérales avec Bruxelles. Nous avons néanmoins maintenu de bonnes relations avec plusieurs pays européens qui n’ont pas suivi les recommandations de la Position commune.

La Position commune, qui limite les relations politiques, diplomatiques et culturelles, symbolise l’alignement de la politique étrangère européenne sur celle de Washington, avec la rhétorique habituelle de la démocratie et des droits de l’homme. Bruxelles a accepté la politique des Etats-Unis vis-à-vis de Cuba, et il faut souligner qu’il s’agit d’une politique pour le moins anti-européenne.


SL : Que voulez-vous dire ?

RAQ : Revenons sur l’origine de la Position commune. En 1996, le Congrès des Etats-Unis adopte la loi Helms-Burton qui accroît les sanctions économiques contre Cuba. Ce vote a provoqué une confrontation avec l’Union européenne en raison du caractère extraterritorial de la législation. En un mot, les entreprises européennes investissant à Cuba risquaient de voir leurs avoirs confisqués aux Etats-Unis. L’affaire a été portée à l’Organisation mondiale du commerce. Un accord a été conclu entre les Etats-Unis et l’Union européenne dans un document intitulé « mémorandum d’accord », si je ne m’abuse. Washington acceptait de suspendre le Titre III de la loi Helms-Burton qui portait préjudice aux intérêts européens et, en échange, Bruxelles s’engageait à aligner sa politique étrangère sur celle des Etats-Unis et à soutenir les objectifs stratégiques des Etats-Unis à Cuba, c’est-à-dire un changement de régime. Vous trouverez tout cela dans le mémorandum rédigé par Stuart Eizenstat, alors sous-secrétaire d’Etat, et son homologue européen.

L’Union européenne a religieusement respecté sa part du contrat en imposant la Position commune en 1996, que nous qualifions de désuète, discriminatoire, illégitime et contradictoire. Cette Position a été maintenue malgré le fait que toutes les administrations américaines, Clinton, Bush et Obama se soient royalement moqué de l’accord signé et l’aient violé à maintes reprises.


SL : De quelle manière ?

RAQ : Aucune administration n’a consenti à modifier la loi Helms-Burton, malgré la suspension du Titre III. Il n’y a aucun document écrit à ce sujet, ni de Clinton, ni de Bush, ni d’Obama, demandant au Congrès d’ajuster à loi à l’accord signé avec Bruxelles, en éliminant simplement les aspects extraterritoriaux, telle que la suspension de visas pour les investisseurs européens ayant des intérêts à Cuba ou la possibilité de poursuites judiciaires aux Etats-Unis.

Depuis 1996, les Etats-Unis ont imposées des amendes de plusieurs millions de dollars à des banques et des entreprises européennes, la plus forte ayant atteint la somme de 100 millions de dollars pour une banque suisse. L’Europe a accepté ces sanctions sans sourciller. Malgré le mémorandum d’accord, et son respect scrupuleux de la part de l’Union européenne, Washington a régulièrement sanctionné l’Union européenne sans que celle-ci daigne protester. Cela fait quinze ans que Washington se moque singulièrement de Bruxelles.

Pour que Cuba puisse avoir une relation normale avec l’Union européenne, il est indispensable que Bruxelles affirme sa souveraineté et se comporte en entité indépendante non assujettie à la politique de Washington vis-à-vis de La Havane. Certains Etats européens, je le répète, ont été assez sagaces pour comprendre que cette situation était à la fois intenable et inacceptable et ont décidé d’adopter une politique autonome vis-à-vis de Cuba.

La Position commune, pour ce qu’elle représente, constitue un obstacle fondamental à l’établissement de relations bilatérales saines. Nous pensons qu’il est de l’intérêt de l’Union européenne de disposer d’une politique indépendante vis-à-vis de Cuba. Il est quand même singulièrement embarrassant de voir la manière dont les Etats-Unis ont utilisé l’Union européenne et la façon dont ils l’ont méprisée en ne respectant pas l’accord signé.

L’Amérique latine


SL : Depuis l’élection d’Hugo Chávez en 1998, le Venezuela est devenu un partenaire stratégique de Cuba. Comment Cuba a-t-elle vécu la grave maladie du président Chávez, victime d’un cancer ? Quel est son état de santé ?

RAQ : Chávez a réussi à se débarrasser de sa grave maladie selon nos informations. Le cancer est une maladie sérieuse mais qui peut être soignée, avec une attention adéquate.

Nous disposons avec le Venezuela des meilleures relations possibles dans un contexte d’une Amérique latine nouvelle, émancipée. Nous avons d’excellentes relations avec de nombreux autres Etats latino-américains tel que le Brésil, et du monde tels que la Russie, la Chine, l’Algérie et l’Angola, entre autres. Comme vous pouvez le constater, nous ne sommes pas isolés.

Chávez a subi une petite transformation physique due à la maladie. Le cancer, comme vous le savez, entraîne la perte des cheveux. Il a pris quelques kilos, mais heureusement, le danger est derrière lui.

Lula, l’ancien président du Brésil, a également eu un problème similaire et il est apparemment hors de danger, ce dont nous nous réjouissons.

L’avenir de Cuba


SL : Dernière question. Quel sera le destin de Cuba après Fidel Castro et Raúl Castro ?

 

RAQ : Je ne suis pas très doué pour ce qui est des prédictions. Nous pensons que Fidel et Raúl Castro ont le mérite d’avoir dédié leur vie à s’assurer que Cuba soit une nation indépendante, libre et socialiste, au-delà de la génération historique qui a fait la Révolution, au-delà de leur propre existence. Il est vrai néanmoins que leur disparition entraînera un vide énorme, ce qui est naturel au vu du rôle qu’ils ont joué dans l’histoire.

Au lieu de spéculer sur le futur, pourquoi ne pas jeter un œil sur le présent ? Nous pensons que Cuba continuera d’avancer, de se développer, en perfectionnant son système de société. Jetez un œil à la relève. Les autorités actuelles cubaines, du niveau central au niveau municipal, les instances de gouvernement, le Parti communiste cubain – du Comité central jusqu’aux noyaux de base –, les organisations sociales – de la direction aux militants –, partout, l’immense majorité des cadres dirigeants et des principaux responsables sont des personnes nées après le triomphe de la Révolution en 1959.

La société cubaine est loin d’être dirigée par la génération du Moncada (1953). Cela fait longtemps que les anciens combattants de la Révolution ont été remplacés par des cadres plus jeunes, pour des raisons biologiques évidentes. Le fait qu’une partie de la génération historique soit encore en vie et en activité n’est pas une tare, bien au contraire. Cuba a la chance de pouvoir encore compter sur ses leaders historiques. Comment serait le monde si Lénine avait vécu plus longtemps, s’il avait pu atteindre l’âge de Fidel ou de Raúl, s’il avait pu diriger l’Union soviétique à la place de Staline et de ceux qui ont suivi. Aurait-ce été négatif pour l’Union soviétique ? Je suis convaincu du contraire. Si cette génération avait été capable de survivre, le monde serait différent. Cela est précisément la caractéristique de la Révolution cubaine qui a pu compter sur ses leaders historiques pendant plusieurs décennies.

Fidel et Raúl Castro n’ont pas dirigé Cuba de façon verticale comme certains pourraient le penser. Vous ne pouvez pas vous imaginer à quel point ils ont été les promoteurs de l’ascension des jeunes cadres qui occupent actuellement des postes importants au sein du pouvoir à tous les niveaux. Un exemple concret : le secrétaire du Parti de la Province de La Havane, c’est-à-dire la plus importante du pays, est une femme noire de moins de cinquante ans. C’est précisément cela qui explique la Cuba d’aujourd’hui. Je vous disais que les décisions étaient prises de façon collégiale, et il ne s’agit pas de réunions de vieux combattants, bien au contraire. La majorité de nos cadres dirigeants pourraient être les enfants et les petits-enfants de la génération historique par leur âge, c’est-à-dire entre 25 et 55 ans. Ils sont la garantie même qu’après Fidel et Raúl Castro, et la génération historique, Cuba continuera d’être une nation indépendante, libre et souveraine, avec un socialisme renouvelé. Nous sommes persuadés qu’il n’y aura pas de retour au passé car il s’agit là de la tendance historique du continent latino-américain.

Salim Lamrani : Docteur ès Etudes Ibériques et Latino-américaines de l’Université Paris Sorbonne-Paris IV, Salim Lamrani est enseignant chargé de cours à l’Université Paris Sorbonne-Paris IV, et l’Université Paris-Est Marne-la-Vallée, et journaliste, spécialiste des relations entre Cuba et les Etats-Unis.

Son dernier ouvrage s’intitule État de siège. Les sanctions économiques des Etats-Unis contre Cuba, Paris, Éditions Estrella, 2011 (prologue de Wayne S. Smith et préface de Paul Estrade).

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