Cynisme et mensonge, les piliers du Referendum de Carlos Mesa en Bolivie

Raconter l’histoire du referendum qui prit place le 18 juillet passé en Bolivie mériterait la rédaction d’un livre. Il faudrait y expliquer, par exemple, comment il fût possible que le Gouvernement de Bolivie ait pu baser les cinq questions du-dit referendum sur les résultats d’un sondage officiel financé par une des quatre entreprises pétrolières les plus puissantes du monde, TOTAL [1]. Cette société qui a abandonné le terme ELF qui ornait son nom jusqu’à récemment, est une entreprise dont le chiffre d’affaire mondial dépasse les cent milliards de dollars par an, soit plus de dix fois le Produit National Brut de la Bolivie. Son histoire récente est marquée par l’instruction de l’ « affaire Elf » [2] et par d’ autres «affaires» dénoncées en Birmanie, en Iran et au Soudan [3].

Avec ou sans referendum, 76 contrats d’exploitation des hydrocarbures, signés pour quarante ans, assurent aux investisseurs étrangers de pouvoir exploiter les ressources pétrolières boliviennes sur base de conditions fiscales exceptionnellement avantageuses pour eux. Trois entreprises se partagent le contrôle de 86 % des réserves de gaz naturel (PETROBRAS, REPSOL et TOTAL) [10] ; réserves dont on dit qu’elles seront suffisantes pour couvrir la demande nationale et internationale au moins pour vingt ans. En d’autres termes, dans le meilleur des cas, le referendum n’affectera que les réserves de gaz qui pourraient être exploitées au-delà de 2025.

TOTAL, par exemple, s’est adjugé l’exploitation d’environ 20 % des réserves de gaz bolivien, et est membre, aux côtés d’autres multinationales, de la Chambre Bolivienne des Hydrocarbures (CBH); Raúl Kieffer, Président de la CBH aurait déclaré, selon le journal « El Diario » de La Paz (17 avril 2004), que tous ses membres institutionnels sont des entreprises boliviennes. Ce monsieur, Président d’Halliburton Bolivia, a évidemment raison puisque au sein de cette puissante organisation, l’on ne trouve que des sociétés boliviennes aux noms évocateurs, tels que SHELL Bolivia, TOTAL E&P Bolivie, REPSOL YPF Bolivia, BG Bolivia, DONG WON Corporation Bolivia, MOBIL Boliviana de Petróleos Inc., Petrobras Bolivia S.A., VINTAGE Petroleum Bolivia, TEXACO Bolivia, etc. [4].

TOTAL et son Président Thierry Desmarest sont également liés aux poids lourds du monde des multinationales présentes en Bolivie, telles que REPSOL YPF, BP et Suez, au sein de la de la puissante Table Ronde des Industriels Européens [5]; l’ERT rassemble 45 entreprises qui, ensemble, réalisent un chiffre d’affaire annuel supérieur à mille milliards de dollars.

Il faudrait aussi raconter le rôle de la Banque Mondiale qui a prêté quelques millions de dollars aux boliviens pour que ce referendum ait lieu, tout en recommandant qu’il débouche sur une claire décision d’exporter le gaz. Il y a près de sept ans, la Banque Mondiale a engagé un directeur exécutif adjoint bolivien, bien connu des services anti-corruption de la Bolivie, Alfonso Revollo; en décembre 2003, le Délégué du Président Mesa pour la révision du processus de capitalisation, Juán-Carlos Virreira, avait recommandé de convoquer à Alfonso Revollo pour qu’il s’explique concernant les fraudes apparemment commises lorsque celui-ci était responsable de cette capitalisation-privatisation des entreprises publiques. En avril 2004, alors que Alfonso Revollo ne s’était toujours pas présenté en Bolivie, le Délégué en question avait déclaré que le Sénat des Etats-Unis disposait de documents qui démontraient qu’Enron s’était adjugé les services publics de transports d’hydrocarbures boliviens, secrètement, plusieurs années avant le processus de « capitalisation » [6]!; à peine quelques heures plus tard, le Président Carlos Mesa licenciait Juán-Carlos Virreira.

Quelques années plus tard, alors que le frère d’Alfonso, Gabriel Revollo, avait été nommé représentant de Shell en Bolivie [7], TRANSREDES, l’entreprise qui a le monopole du transport d’hydrocarbures en Bolivie et qui est contrôlée par Enron et Shell, avait obtenu l’appui de la Overseas Private Investment Corporation (une agence du gouvernement des Etats-Unis), pour construire un gazoduc qui transporte maintenant du gaz « bolivien » vers une centrale thermoélectrique d’Enron, à Cuiabá au Brésil. Ce gazoduc traverse la forêt Chiquitano et permet de fournir en gaz naturel la mine d’or d’Orvana Minerals, à Paitití, qui se trouve, précisément, au cœur de cette forêt. Jusqu’au 31 juillet 2002, le Président d’Orvana Minerals était Gonzalo Sanchez de Lozada [8], l’ ex- Président, en fuite aux États-Unis depuis le 17 octobre 2003.

Que dire encore de ce referendum? Qu’il permet de gagner un temps très précieux pour certains, puisque depuis que Carlos Mesa, en octobre de l’année passée, affirma vouloir permettre cette consultation populaire, plus d’un demi-milliard de mètres cubes de gaz naturel a été exporté en Argentine, au Brésil et au Chili. Et oui, au Chili, puisque au moment où Carlos Mesa affirmait haut et fort qu’il ne permettrait jamais que des molécules de gaz bolivien soient exportées via l’Argentine vers le Chili, plusieurs multinationales exportaient -et exportent toujours- des tonnes de LPG (Liquefied Petroleum Gas) et des centaines de milliers de barils de pétrole vers ce pays.

L’on pourrait aussi analyser la raison d’être de la deuxième question du referendum dans laquelle il était demandé aux boliviens s’ils désiraient récupérer la propriété du gaz des mains des multinationales. Le contenu de cette question était éminemment empreint de cynisme au vu du fait que l’article 139 de Constitution Politique de l’État bolivien indique, textuellement «Les gisements d’hydrocarbures, quelque soit l’état dans lequel ils se trouvent ou la forme sous laquelle ils se présentent, sont du domaine direct, inaliénable et imprescriptible de l’État. L’exploration, l’exploitation, la commercialisation et le transport des hydrocarbures et de leurs dérivés correspondent à l’État.»

L’on pourrait en raconter encore beaucoup sur ce referendum dont le Président Carlos Mesa a fait savoir au monde entier qu’il avait été une magnifique fête démocratique avec un taux de participation jamais observé auparavant dans la région. Ce qu’il ignora habilement, c’est que les précédents referendums de ce genre, effectués dans la région latino-américaine, n’étaient pas obligatoires. Par contre, Carlos Mesa avait décrété que les personnes qui auraient décidé de ne pas participer à celui du 18 juillet, perdraient, durant les trois mois suivants, une série de droits; parmi ceux-ci, les droits de percevoir le BONOSOL (un subside pour les personnes âgées), d’accéder à un emploi public, de percevoir leur salaire (pour les fonctionnaires publics), d’obtenir un passeport ou d’effectuer des démarches bancaires. De plus, les absents auraient à payer une amende d’un montant équivalent à 15 jours de salaires minimum[9]. Malgré ces menaces, environ 39,4 % de la population ne vota pas et aux questions 4 et 5, respectivement concernant l’appui ou non à la politique présidentielle et à l’exportation, un pourcentage considérable des 60,6 % restants vota pour le « non » ou émit un vote nul [10].

Ces résultats ont clairement renforcé l’actuel processus de division et d’affaiblissement de la société bolivienne; processus qui, selon certains analystes, est délibérément encouragé en vue d’obtenir une désintégration physique de ce pays. Les interprétations contradictoires engendrées à partir des résultats enregistrés lors du referendum ont déjà motivé de graves disputes entre le Parlement et le Gouvernement de Carlos Mesa.

D’autres symptômes de cette tendance à l’exacerbation des divisions internes au sein de la société sont également apparus ces dernières semaines. D’un côté, l’on trouve de puissantes organisations emmenées par les comités civiques et les fédérations d’entreprises privées des départements riches en gaz qui exigent l’exportation immédiate du gaz vers le Chili. A l’opposé, d’énormes manifestations ont permis à des milliers de boliviens d’exiger l’annulation immédiate de tous les contrats signés entre l’État et les multinationales qui exploitent les hydrocarbures. Il faut signaler à ce propos qu’au nom de l’État bolivien, la plupart de ces contrats avaient été signés, au cours de la deuxième moitié de la dernière décennie, par des personnages tels que Arturo Castaños et Hugo Peredo; respectivement ces deux ex-présidents de l’entreprise bolivienne des hydrocarbures (YPFB), sont, depuis lors, représentant/actionnaire et fonctionnaire de Petrobras [11], l’entreprise brésilienne qui s’est adjugé l’exploitation d’environ 40 % de toutes les réserves de gaz bolivien pour quarante ans [12].

Il reste à espérer que la société bolivienne arrive à trouver une manière intelligente d’éviter que triomphent le cynisme et le mensonge… Mais soyons réalistes, les moyens engagés par les multinationales pétrolières et financières pour faire céder une société bolivienne au bord de la banqueroute économique et profondément divisée, ainsi que les enjeux liés à la croissance des opérations minières du sud péruvien et du nord chilien, dépendantes à 100 % de gaz argentin et de charbon importé d’outre mer, amènent à penser qu’il sera difficile d’éviter qu’une fois de plus, la loi du plus fort ne l’emporte.

Notes

[1] http://www.pacificar.com/vernota.hlvs?id=3560

[2] http://www.arenes.fr/livres/fiche-livre.php?numero_livre=62

[3] http://www.occupationwatch.org/article.php?id=94

http://www.fidh.org/article.php3?id_article=212

[4] http://www.cbh.org.bo/sitio/dochtml.php?doc=DIRECTORIO

http://www.cbh.org.bo/sitio/afiliado_lista.php?actividad=UPSTREAM

[5] http://www.ert.be/pc/enc_frame.htm

[6] http://www.bolpress.com/economia.php?Cod=2002078666

http://www.laprensa.com.bo/20040404/negocios/negocios02.htm

http://www.laprensa.com.bo/20031223/negocios/negocios01.htm

http://www.laprensa.com.bo/20031229/negocios/negocios01.htm

[7] http://www.cbh.org.bo/sitio/afiliado_detalle.php?afi=174

http://www.redvoltaire.net/imprimer342.html

[8] http://www.amazonwatch.org/amazon/BO/cuiaba/index.php?page_number=4

[9] http://www.bolivia.com/noticias/AutoNoticias/DetalleNoticia21418.asp

http://www.laborstandard.org/Bolivia/Bolivia_Referendum.htm

[10] http://www.bolpress.com/isaacbigio.php?Cod=2002082212

[11] http://www.cedib.org/pcedib/?module=displaystory&story_id=7859&format=html

[12] http://spider.iea.org/workshop/crossbor/torres.pdf

http://www.borderpowerplants.org/Jorge%20Cortes.pdf

http://www.cedib.org/pcedib/?module=displaysection&section_id=145&format=html



Articles Par : Julie Ducrot

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