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Débat d’amnésiques sur la torture
Par Naomi Klein
Mondialisation.ca, 30 décembre 2005
The Guardian (Traduit par Jean-Marie Flémal pour StopUSA) 26 décembre 2005
Url de l'article:
https://www.mondialisation.ca/d-bat-d-amn-siques-sur-la-torture/1684


 Il y a eu le « Mission accomplie » du second mandat de George Bush et, en même temps, le fait qu’une déclaration de cette importance requérait d’être prononcée dans un endroit passablement symbolique. Mais quelle est la toile de fond précise de son affirmation disant « Nous ne pratiquons pas la torture » ? Avec son sens caractéristique de l’audace, l’équipe de Bush s’était installée dans les faubourgs de Panama City.

Audacieux, ce l’était, certes. À une heure et demie de route de l’endroit où se trouvait Bush, l’armée américaine a dirigé la tristement célèbre Ecole des Amériques (SOA) entre 1946 et 1984, une sinistre institution de formation dont la devise, pour autant qu’elle en ait eu une, aurait été à coup sûr : « Nous pratiquons la torture ». C’est ici précisément, à Panama, et, plus tard, sur le nouveau site de l’école, à Fort Banning, en Géorgie, que l’on peut retrouver les racines des actuels scandales de la torture.

Selon les manuels de formation aujourd’hui déclassés, les étudiants de la SOA ­ des officiers de l’armée et des policiers de tout l’hémisphère ­ étaient formés dans des « techniques coercitives d’interrogatoire » très similaires à celles qui ont été pratiquées depuis à Guantánamo Bay ou Abou Ghraïb : très tôt le matin, on sort le « sujet » de sa cellule afin de maximaliser le choc, on lui couvre aussitôt la tête pour l’empêcher de voir, on l’oblige à se dévêtir, on le prive de toutes ses perceptions sensorielles, à moins qu’au contraire, on ne les exacerbe, on « manipule » son sommeil, sa nourriture, on l’humilie, ou le soumet à des écarts extrêmes de température, on le confine dans l’isolement, on lui fait adopter des positions contraignantes ­ et j’en passe, et de bien pires. En 1996, la Commission de contrôle des renseignements du président Clinton avait admis que les manuels de formation des États-Unis toléraient «  l’exécution de guérilleros, l’extorsion de renseignements, les sévices physiques, la coercition et les faux emprisonnements ».

Certains « diplômés » de l’école de Panama ont par la suite commis les pires crimes de guerre du demi-siècle écoulé sur le continent : les assassinats de l’archevêque Oscar Romero et de six religieux jésuites au Salvador, l’enlèvement systématique des bébés des prisonniers argentins « disparus », le massacre de 900 civils à El Mozote au Salvador et une série de coups d’État militaires trop nombreux pour être énumérés ici.

Pourtant, en assurant la couverture de l’annonce de Bush, pas un des médias traditionnels n’a fait mention de l’histoire sordide de cet endroit. Mais comment auraient-ils pu le faire ? Il aurait fallu pour cela quelque chose qui faisait totalement défaut au sein du débat : admettre que le recours à la torture par les fonctionnaires américains faisait partie intégrante de la politique étrangère américaine et ce, depuis la guerre du Vietnam.

Il s’agit d’une histoire excessivement documentée dans une avalanche d’ouvrages, de documents déclassés, de manuels de formation de la CIA, de comptes rendus de tribunaux et de commissions de recherche de la vérité. Dans son ouvrage actuellement sous presse, « A Question of Torture », Alfred McCoy synthétise toutes ces preuves et produit un compte rendu fascinant de la façon dont de monstrueuses expériences financées dans les années 50 par la CIA sur des patients en psychiatrie et des prisonniers se sont muées en un prototype de ce qu’il appelle la « torture sans contact physique », reposant sur la privation sensorielle et la douleur auto-infligée. McCoy a retrouvé comment ces méthodes avaient été testées in situ par des agents de la CIA au Vietnam, dans le cadre du programme Phoenix, puis importées en Amérique latine et en Asie dans le cadre en apparence anodin des formations destinées à la police.

Les défenseurs de la torture ne sont pas les seuls à ignorer cette histoire quand ils déplorent les sévices commis sur « quelques pommes pourries ». Un nombre étonnant d’opposants bien connus ne cessent de nous dire que la première fois que des fonctionnaires américains ont eu l’idée de torturer des prisonniers remonte au 11 septembre 2001, date à laquelle, apparemment, les méthodes utilisées à Guantánamo seraient apparues et auraient pleinement mûri ensuite dans les replis sadiques des cerveaux de Dick Cheney et de Donald Rumsfeld. Jusqu’alors, nous dit-on, l’Amérique combattait ses ennemis sans se départir le moins du monde de sa profonde humanité.

Le principal propagateur de cette histoire (que Garry Wills a qualifiée d’« état de non-péché originel ») n’est autre que le sénateur John McCain. Faisant état dans Newsweek de la nécessité de bannir la torture, McCain dit que lorsqu’il était prisonnier de guerre à Hanoi, il s’était cramponné à la conscience « de ce que nous étions différents de nos ennemis (…) de ce que, en cas d’inversion des rôles, nous ne nous déshonorerions pas à commettre ou à approuver de tels sévices sur eux ». Il s’agit d’une distorsion historique à tout le moins sidérante. À l’époque où McCain avait été fait prisonnier, la CIA avait lancé le programme Phoenix et, comme l’écrit McCoy, « ses agents géraient 40 centres d’interrogatoires au Sud- Vietnam, lesquels tuèrent plus de 20.000 suspects et en torturèrent des dizaines de milliers d’autres ».

Cela ne réduirait-il pas en quelque sorte les horreurs d’aujourd’hui que d’admettre que ce n’est pas la première fois que le gouvernement américain a eu recours à la torture, qu’il a déjà géré des prisons secrètes auparavant, qu’il a activement soutenu des régimes qui tentaient de supprimer la gauche en larguant des étudiants par avion ? Que, plus près de chez nous, on a mis dans le commerce et vendu des photographies de lynchages comme trophées et avertissements ? Beaucoup le pensent, dirait-on. Le 8 novembre, un membre du Congrès, le démocrate Jim McDermott a proclamé de façon très étonnante face à la Chambre des Représentants que « jamais, jusqu’à présent, l’Amérique n’avait eu de problème avec son intégrité morale ».

D’autres cultures abordent leur héritage de la torture en déclarant «  Jamais plus ! » Pourquoi tant d’Américains insistent-ils à aborder l’actuelle crise de la torture en s’écriant également « Jamais plus ! » Je suppose que cela provient d’un désir sincère d’évoquer la réelle gravité des crimes de l’actuelle administration. Et l’adoption par celle-ci de la torture, au vu et au su de tout le monde, est en effet un fait sans précédent.

Mais soyons bien clairs à propos de ce fait sans précédent : il ne s’agit pas de la torture, mais bien du fait qu’elle est pratiquée au vu et au su de tous. Les administrations précédentes gardaient sous le manteau leurs « opérations noires », les crimes étaient punis mais ils étaient commis dans l’ombre, désavoués officiellement et condamnés. L’administration Bush a rompu ce contrat : au lendemain du 11 septembre, elle a requis le droit de torturer sans honte, un droit qu’elle a légitimé par de nouvelles définitions, de nouvelles lois.

Malgré tous les discours sur la torture pratiquée dans les autres pays, la véritable innovation a été son introduction dans le nôtre, avec des prisonniers qui ont subi des sévices de la part de citoyens américains, dans des prisons gérées par les États-Unis, ou encore qui ont été transférés dans des pays tiers par des avions américains. C’est cet abandon de l’étiquette de la clandestinité dans la communauté constituée par l’armée et les services de renseignement qui indigne tant les gens : Bush a privé tout le monde de toute forme plausible de dénégation. Ce changement revêt une énorme signification. Quand la torture est pratiquée en secret mais qu’elle est officiellement et légalement récusée, il existe toujours un espoir que si des atrocités se font jour, la justice puisse quand même prévaloir. Lorsque la torture est pseudo-légale et que ceux qui en sont les responsables nient qu’il s’agisse de torture, ce qui meurt, c’est ce qu’Hannah Arendt a appelé « la personne juridique dans l’être humain ». Bientôt, les victimes ne se soucient plus d’obtenir justice, tant elles sont certaines de la futilité et du danger de cette quête. C’est le large reflet de ce qui se passe à l’intérieur de la chambre de torture lorsque l’on notifie aux prisonniers qu’ils peuvent hurler tant qu’ils veulent : personne ne les entendra et personne ne viendra les délivrer.

La terrible ironie du caractère anti-historique du débat sur la torture réside dans le fait qu’au nom de vouloir éradiquer les sévices futurs, on efface des archives les crimes du passé. Puisque les États-Unis n’ont jamais eu de commissions de recherche de la vérité, la mémoire de leur complicité dans des crimes lointains a toujours été fragile. Aujourd’hui, ces souvenirs s’estompent encore plus et les disparus disparaissent à nouveau.

Cette amnésie qui tombe à point fait du tort non seulement aux victimes mais également à la cause de ceux qui tentent de supprimer une fois pour toutes la torture de l’arsenal de la politique américaine. Il y a déjà des signes que l’administration va affronter tout ce tintouin en retournant à une forme plausible de désaveu. L’amendement McCain protège tout « individu en détention ou sous contrôle physique du gouvernement des États-Unis ». Il ne dit pas un mot des entraînements à la torture ni de l’achat d’informations auprès de l’industrie de plus en plus florissante des interrogateurs travaillant pour le profit.

Et, en Irak, le sale boulot a déjà été refilé aux escadrons de la mort irakiens, entraînés par les États-Unis et supervisés par des commandants comme Jim Steele, l’homme qui s’est préparé à ce boulot en mettant sur pied des unités similaires au Salvador. Le rôle des États-Unis dans l’entraînement et le contrôle du ministère de l’Intérieur irakien a été oublié, en outre, lorsqu’on a découvert, très récemment, 173 prisonniers dans les cachots de ce même ministère : certains avaient été si atrocement torturés que leur peau se détachait complètement de leurs chairs. « Voyez, c’est un État souverain. Le gouvernement irakien existe », a déclaré Rumsfeld. Il rappelait étonnamment William Colby, de la CIA, qui, lorsqu’une commission du Congrès lui avait demandé des comptes sur les milliers de personnes tuées dans le programme Phoenix ­ que lui-même, Colby, avait contribué à lancer ­, avait répondu qu’il s’agissait désormais d’un « programme à cent pour-cent vietnamien ».

Comme l’écrit McCoy, « si vous ne comprenez pas l’histoire ni les profondeurs de la complicité institutionnelle et publique, vous ne pouvez nullement envisager d’entreprendre des réformes ayant le moindre sens ». Les législateurs répondront à la pression en éliminant une pièce minuscule de l’appareil de la torture : en fermant une prison, en clôturant un programme, voire en réclamant la démission d’une pomme vraiment pourrie comme Rumsfeld. Mais McCoy vous prévient : « Ils préserveront la prérogative de la torture. »

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