Dans l’ombre, la firme McKinsey était au cœur de la gestion de la pandémie au Québec
Le gouvernement Legault n’a pas tout dit du rôle joué par les consultants, payés 35 000 $ par jour.

Le 14 décembre 2020, alors que les tout premiers vaccins viennent d’être injectés aux Québécois, le directeur de la campagne de vaccination Daniel Paré reçoit un courriel d’une associée du cabinet-conseil McKinsey : « Bravo pour cette première journée qui se déroule bien. Voici mes notes sur les suivis (action, responsable, délais). N’hésitez pas à faire des changements. »
En coulisses, McKinsey a joué un rôle central dans le plan de match de la campagne de vaccination au Québec, en s’appuyant sur son expérience avec d’autres États, révèle une enquête de Radio-Canada. Mais le cabinet-conseil américain a fait plus que ça.
En mai 2020, le gouvernement Legault avait rejeté une demande des partis d’opposition pour rendre publique la transmission de tous les avis et documents produits par la firme
.
Radio-Canada a pu reconstituer plus précisément le rôle joué par McKinsey par l’intermédiaire de plus de 200 courriels, des contrats et des documents de travail. Certains de ces éléments ont été obtenus de sources, d’autres par des demandes d’accès à l’information.

La firme américaine est un cabinet-conseil ayant 130 bureaux dans 65 pays et regroupant 30 000 consultants.
PHOTO : MCKINSEY
Les documents confidentiels que nous avons obtenus démontrent que les consultants privés ont contribué à des décisions cruciales durant la pandémie en donnant des conseils au gouvernement Legault, notamment pour la stratégie de communication. Ils ont élaboré des scénarios d’achats d’équipements de protection et travaillé à la stratégie de tests PCR. Ils ont aussi proposé des solutions pour remédier à la pénurie de personnel en CHSLD.
La firme privée a coordonné les équipes décisionnelles et convoqué les hauts fonctionnaires qu’elle voulait(Nouvelle fenêtre), en rencontre de groupe comme en rencontre individuelle(Nouvelle fenêtre). On voit même un associé de McKinsey tutoyer le secrétaire général du gouvernement(Nouvelle fenêtre), Yves Ouellet, le plus haut fonctionnaire de l’État québécois.
35 000 $ par jour
Les conseils de McKinsey ont été facturés au Québec 215 000 $ par semaine(Nouvelle fenêtre), plus taxes, soit 35 000 $ par jour, pour la période d’avril à juin 2020. En décembre, une autre facture(Nouvelle fenêtre) pour une semaine de travail donne un total de 247 196 $, soit toujours 35 000 $ quotidiens.
Au total, le gouvernement a déboursé 1,7 million de dollars,(Nouvelle fenêtre)officiellement pour que McKinsey l’aide à préparer son plan de déconfinement, et 4,9 millions(Nouvelle fenêtre) pour l’appuyer dans le plan de relance de l’économie.
Le cabinet-conseil a piloté des comités, organisé des rencontres stratégiques, distribué des rôles sur des groupes de travail… Il a aussi eu accès à des informations confidentielles, montrent les courriels et documents obtenus.
À ces documents s’ajoutent des entretiens avec trois personnes en santé publique qui ont eu à travailler avec la firme durant la pandémie. Nous avons aussi pu compter sur la collaboration de deux personnes qui ont activement préparé la vaccination au Québec. Toutes sont soumises à des ententes de confidentialité avec leur employeur. C’est pourquoi nous avons accepté de protéger leur identité.
Le recours à McKinsey suscite le malaise d’un syndicat de fonctionnaires qui accuse le gouvernement d’avoir tourné le dos à l’expertise interne. La présence des conseillers a aussi irrité des membres de la santé publique qui ont collaboré avec la firme. Le gouvernement, de même que certains experts en gestion consultés, pense toutefois que le caractère exceptionnel de la crise le justifiait.
Les 10 000 préposés aux bénéficiaires, une idée inspirée par McKinsey?
La firme de consultants a travaillé étroitement avec le gouvernement au dossier des ressources humaines en santé. Le 26 mai 2020, McKinsey envoie un document pour discussion(Nouvelle fenêtre) intitulé Leviers pour faire face aux enjeux RH en CHSLD
. L’objectif est de trouver des solutions pour remédier à la pénurie de personnel.
Parmi les idées évoquées, on trouve celle de créer [des] programmes de formation accélérés et sans frais […] pour réduire le temps de formation avant le déploiement en CHSLD
. Le lendemain, le 27 mai, Legault annonce qu’il veut recruter 10 000 préposés aux bénéficiaires en trois mois.
Nous avons recensé la présence de 10 consultants différents de McKinsey ayant collaboré étroitement avec les hauts fonctionnaires québécois, en 2020.
Qui est McKinsey?
La firme américaine est un cabinet-conseil ayant 130 bureaux dans 65 pays(Nouvelle fenêtre)et regroupant 30 000 consultants.
Durant la pandémie, elle avait pour clients des gouvernements (États-Unis, France, Allemagne, Royaume-Uni, Mexique, Ontario…), des entreprises de tous les secteurs économiques, notamment pharmaceutiques, et des organisations internationales (Organisation mondiale de la santé, Fondation Bill et Melinda Gates…).
Selon un rapport du Sénat français(Nouvelle fenêtre), McKinsey avait Pfizer comme client durant la pandémie. Au début de la campagne de vaccination, Pfizer est le seul fournisseur de vaccin autorisé au Canada.

Liste de clients de McKinsey obtenue par une commission d’enquête du Sénat, en France.
PHOTO : SÉNAT DE LA FRANCE
Le 25 novembre, McKinsey écrit à Jérôme Gagnon, un sous-ministre adjoint qui vient de se faire confier, en interne, la responsabilité de la campagne de vaccination. La consultante écrit : Les travaux de planification sont entamés sur plusieurs chantiers de travail […] Nous n’avons pas d’avance, même un peu de retard si nous souhaitons être prêts à une vaccination massive et si nous ne passons pas par notre processus de distribution habituel.
McKinsey lui propose de renforcer la structure de gouvernance
et détaille toute la marche à suivre pour lancer la campagne de vaccination, en s’appuyant sur un plan de match autour de sept dimensions clés
, un concept que l’on trouve dans plusieurs écrits de McKinsey(Nouvelle fenêtre).
Le lendemain, le 26 novembre, François Legault présente au public Jérôme Gagnon, son général
responsable de la vaccination.
Dans un mémorandum de fin de mandat, McKinsey explique avoir aidé le gouvernement à bonifier sa stratégie et son plan de vaccination à la lumière des meilleures pratiques dans le domaine
.
La firme ajoute avoir fait l’évaluation du niveau d’avancement de la préparation à la vaccination
et avoir fait l’identification des décisions en suspens concernant la planification
. Elle a aussi procédé à la révision de la structure/cadence de gouvernance proposée
.
Dans ce contexte, notre mandat consistait à baliser le plan créé par le gouvernement, sans toutefois le rédiger, précise la firme. Cette responsabilité était celle des autorités compétentes.
Des recommandations concernant Pfizer
Des courriels montrent des conseils formulés par la firme au sujet de Pfizer. En novembre, McKinsey recommande de passer une entente avec le manufacturier Pfizer
au sujet des lieux de distribution.
Dans un courriel de décembre, une consultante encourage le nouveau responsable de la vaccination, Daniel Paré, à discuter avec Pfizer des enjeux de transport. La firme explique au directeur de la campagne de vaccination le fonctionnement de l’acheminement des fioles réfrigérées afin de les administrer en CHSLD.
À la mi-décembre, la consultante propose à Horacio Arruda et à Richard Massé, le bras droit du directeur national de santé publique, de faire une recommandation au ministre sur l’importance d’avoir une discussion de fond avec Pfizer quant au besoin de garder la 2e dose
.
Québec accepte de ne pas connaître les autres clients de McKinsey
Comme d’autres cabinets-conseils, McKinsey travaille simultanément pour plusieurs clients publics et privés dont les intérêts peuvent être divergents. La firme le reconnaît elle-même dans son entente avec Québec.
Il est arrivé que McKinsey représente au même moment un fournisseur de médicament et l’autorité publique qui autorise ce médicament, comme l’a révélé le New York Times(Nouvelle fenêtre).
Le contrat du 2 avril avec Québec indique que le prestataire de services [la firme] s’engage à éviter toute situation qui mettrait en conflit son intérêt personnel et l’intérêt du ministre [ici, le premier ministre]
.
Parallèlement, la firme a obtenu un avenant (modification) au contrat, le 6 avril, qui indique, notamment, qu’elle ne divulgue pas au gouvernement du Québec qui sont ses autres clients(Nouvelle fenêtre).
« McKinsey ne peut ni informer le Client ni le consulter sur le fait que McKinsey effectue des missions pour des concurrents du Client ou d’autres parties. »
Selon le Conseil exécutif, l’entente balisait bien le risque de conflit d’intérêts. En cas de défaut, les contrats prévoient les mesures requises pour remédier à la situation ou leur résiliation
, dit la porte-parole du MCE, Marie-Ève Fillion.
La sous-traitance
de la gestion de crise à McKinsey fait polémique en France
Le rôle de McKinsey a été l’objet d’une vive polémique(Nouvelle fenêtre) lors des dernières élections présidentielles françaises, à la suite d’une Commission d’enquête relative à l’influence des cabinets de conseil sur les politiques publiques(Nouvelle fenêtre), tenue par le Sénat.
Après quatre mois d’enquête, les sénateurs ont conclu(Nouvelle fenêtre) que des pans entiers de la gestion de crise [avaient été] sous-traités à des cabinets de conseil
et qu’en France, McKinsey a été la clef de voûte de la campagne vaccinale
.
Le rapport mentionne que McKinsey organise la journée des agents de santé publique
. Selon les sénateurs français, la pratique est en réalité courante dans le secteur du conseil : les consultants peuvent travailler en « équipe intégrée » chez leurs clients et sont alors quasiment assimilés à des agents publics
.
« L’intervention des consultants doit rester discrète : lors de la crise sanitaire, McKinsey indique qu’il restera « behind the scene« , en accord avec le ministère. Le cabinet n’utilise pas son propre logo pour rédiger ses livrables, mais celui de l’administration. »