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De Fachoda au Darfour : le jeu des puissances au Soudan
Par Charles Saint-Prot
Mondialisation.ca, 22 novembre 2005
Observatoire d'études géopolitiques 1 octobre 2005
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Outre son aspect humanitaire qu’il convient bien sûr de ne pas sous-estimer, la crise qui sévit dans la province occidentale du Soudan, le Darfour où s’opposent traditionnellement des tribus sédentaires et des nomades se disputant l’eau et les pâturages, a des implications stratégiques majeures qui méritent d’être soulignées.

L’importance géopolitique du Soudan n’est pas nouvelle.  A la jonction du monde africain et de la nation arabe, riverain de la mer Rouge reliant l’océan Indien à la Méditerranée via le canal de Suez,  grenier à blé et détenteur de réserves pétrolières,  réunissant la totalité du bassin du Nil,  immense pays d’une superficie de 2 600 000 km² (soit cinq fois celle de la France et 8% du continent africain), le Soudan est, depuis plus d’un siècle,  au centre d’enjeux politiques, économiques, culturels qui ont toujours conduit les puissances à entretenir des visées sur l’antique Nubie.

En 1898, l’affaire de Fachoda marqua le point culminant de la rivalité franco-britannique dans le bassin du Nil. Londres souhaitait s’assurer un passage entre l’Égypte et la région des grands lacs tandis que Paris poursuivait son expansion vers le nord-est, depuis l’Afrique occidentale et l’Afrique équatoriale. Alors que la Grande-Bretagne faisait face depuis plusieurs années au soulèvement  du Mahdi, une mission, dite Congo-Nil, conduite par le commandant Jean-Baptiste Marchand avait atteint Fachoda (aujourd’hui Kobok) sur les bords du Nil Blanc où la petite troupe française se  trouva bientôt encerclée par toute une armée  anglaises sous les ordres du général  Kitchener et fut finalement obligée de se retirer.  Devenu condominium anglo-égytien, le Soudan ne cessa d’être en proie à des rébellions nationalistes dont l’une des plus notables fut conduite par le sultan du Darfour, assassiné par les Anglais en 1916. Pour assurer leur hégémonie et combattre le nationalisme soudanais, les Britanniques favorisèrent les divisions claniques sous couvert d’une politique d’indirect rule consistant à privilégier les chefs tribaux et féodaux  pour créer des clivages plus au moins artificiels  entre les régions du pays.

De multiples tentatives de déstabilisation du Soudan.

Après l’indépendance et l’instauration d’une  République du Soudan au début des années 50, la déstabilisation et la division du pays deviennent des objectifs stratégiques pour de nombreux pays. C’est ainsi que les Etats-Unis, Israël, la Grande-Bretagne et l’Ethiopie  encouragent une rébellion dans le Sud.  Par ailleurs, des missions chrétiennes, souvent manipulées par certaines puissances,  tentent de faire reculer la langue arabe et incitent les populations à se séparer du Soudan.  Des mercenaires, recrutés par la CIA, encadrent  les groupes rebelles du Sud du pays. L’un des plus connus de ces mercenaires est le fameux Rolf Steiner qui finira par tomber entre les mains des autorités soudanaises en 1970. Comme par hasard, la rébellion « sudiste » connaît un temps d’arrêt avec la prise de pouvoir, en 1969, par le dictateur Djafar al Nemeiri qui se rapproche des États-Unis et d’Israël. Mais, la mauvaise gouvernance de Nemeiri ne tarde pas à lui aliéner la majorité de la population soudanaise. Au Sud, des milices rebelles se reconstituent autour d’une Armée populaire de libération du Soudan (APLS), dirigée par le colonel John Garang, qui trouve immédiatement l’appui d’Israël et de l’Ethiopie du dictateur Mengistu.  Pour Israël, l’objectif est clair : il s’agit, d’une part, d’affaiblir un Etat arabe qui constitue la profondeur stratégique de l’Egypte et, d’autre part, de favoriser la création d’un Etat « sudiste » ami qui pourrait servir de relais à ses ambitions africaines. La découverte de pétrole dans la région du sud ne fait qu’aggraver la situation avec le jeu concurrent des puissantes compagnies pétrolières européennes, américaines, chinoises et russes.  Les factions politiques rivales reçoivent l’aide de l’étranger contre le pouvoir central qui s’emploie à préserver l’unité nationale. Les choses se compliquent encore après l’indépendance de l’Erythrée en 1993. Le fantasque président d’Asmara,  Issaias Afeworki menant une politique de provocation tous azimuts contre ses voisins soudanais, djiboutiens et yéménites de l’autre côté de la mer Rouge. Ayant passé une alliance avec Israël, qui en aurait profité pour installer une base navale et de renseignements dans des îles proches du port érythréen de Massawa afin d’avoir un droit de regard dans ce noeud stratégique majeur que constitue la Corne de l’Afrique,  l’Erythrée devient le principal point d’appui des forces rebelles de l’APLS.

C’est dans ce contexte que les relations se dégradent à nouveau entre le Soudan et les Etats-Unis. En 1996, les Etats-Unis font voter par le  Conseil de Sécurité de l’ONU des sanctions contre le Soudan, accusé de donner refuge à des terroristes. Après les attentats anti-américains d’août 1998, au Kenya et en Tanzanie, l’armée américaine bombarde une usine pharmaceutique soudanaise sous prétexte qu’elle servirait à la production d’armes de  « destruction massive ». Lorsque les négociations entre Khartoum et les rebelles sudistes, entamées en 2002, conduisent à l’accord-cadre de mai 2004, on pourrait penser que le pays va connaître un répit. Or, c’est précisément six mois après le début des négociations entre le pouvoir central et les rebelles du Sud qu’une rébellion éclate dans le Darfour, en février 2003. Selon les  autorités soudanaises, cette rébellion serait encouragée par les mêmes acteurs qui ont soutenu celle du Sud durant plus de trente ans. En tout cas, le fait est que les Etats-Unis se lancent dans une intense campagne accusant le gouvernement soudanais de tous les maux, notamment en tentant de transformer en conflit racial des querelles de tribus et de répartition des richesses, sans doute mal gérées par le gouvernement central.  Ce soudain intérêt américain pour la question du Darfour est d’autant plus suspect que, le 8 avril 2004, le gouvernement du président Omar el Béchir avait signé  un accord de cessez-le-feu avec les groupes rebelles et accepté  que le cessez-le-feu et le règlement de la crise soient supervisés par l’Union africaine.

Les visées américaines en Afrique

La question que l’on est en droit de se poser est la suivante : pourquoi le Soudan est-il devenu une priorité pour l’administration Bush ? A la veille des élections présidentielles, il est probable que l’équipe de George Bush cherche à faire feu de tout bois en affichant son engagement en Afrique pour s’attirer les bonnes grâces  de l’électorat noir (le « black caucus »). Mais, la campagne anti-soudanaise repose également sur des considérations géopolitiques. Depuis, quelques années, les Etats-Unis développent une vaste politique africaine visant notamment à mettre la main sur le pétrole africain destiné à remplacer en partie celui de la région du Golfe arabo-persique, jugée peu sure. Cette nouvelle  politique africaine, qui, accessoirement, vise les positions françaises sur le contient, concerne toute l’Afrique « utile » qui s’étend du Golfe de Guinée, riche en pétrole, jusqu’à la Corne de l’Afrique et les rives de la mer Rouge où transite une partie du pétrole du Golfe. Il est clair que cette politique africaine conduit Washington à  viser le Soudan, d’autant plus que les régions en litige détiendraient des ressources  pétrolières. Par ailleurs, l’utopique  projet de « grand Moyen-orient », c’est à dire d’un Moyen-orient américain, imaginé par l’administration Bush cherche principalement à affaiblir les Etats arabes et à créer à leur frontières des zones de troubles ou de confrontation. Enfin, les néo-conservateurs américains et l’ultra-droite chrétienne ne sont pas fâchés de détourner l’attention internationale de la situation en Palestine et de porter des coups à un pays arabe qui recèle de grandes potentialités.

Aujourd’hui, les Américains voudraient chausser au Soudan les bottes du général  Kitchener. Pas plus que la guerre contre l’Irak ne visait à établir la démocratie dans ce pays et combattre une menace d’ailleurs inexistante, la politique d’ingérence des Etats-Unis dans les affaires du Soudan ne poursuit, bien entendu, aucun objectif humanitaire mais elle répond tout simplement à des calculs d’intérêt de superpuissance. Compte tenu de la désastreuse expérience irakienne, la communauté internationale serait bien imprudente d’emboîter le pas derrière Washington.

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