De fausses promesses: la «révolution verte en Afrique» échoue à ses propres conditions

Le projet d’un milliard de dollars de la Fondation Gates est un cercle vicieux qui plonge de plus en plus les petits producteurs de denrées alimentaires dans la pauvreté

Il y a quatorze ans, les fondations Bill et Melinda Gates et Rockefeller ont lancé l’Alliance pour une révolution verte en Afrique (AGRA) dans le but d’apporter à l’Afrique sa propre révolution verte en matière de productivité agricole. Armée de semences commerciales à haut rendement, d’engrais et de pesticides, l’AGRA a de fait fixé l’objectif de doubler la productivité et les revenus d’ici à 2020 pour 30 millions de familles de petits exploitants agricoles tout en réduisant de moitié l’insécurité alimentaire dans 20 pays.

Le nombre de personnes sous-alimentées dans les 13 pays ciblés par l’AGRA a augmenté de 30 % au cours de la campagne de la Révolution verte, bien financée par les deux fondations.

Selon un nouveau rapport d’une large alliance de la société civile, basé en partie sur ma récente étude datant de juillet 2020 (voir ci-dessous), l’AGRA « échoue face à ses propres objectifs ». Il n’y a pas eu d’augmentation de la productivité. De nombreuses cultures nutritives et résistantes au climat ont été déplacées par l’expansion des cultures appuyées comme le maïs. Même là où la production de maïs a augmenté, les revenus et la sécurité alimentaire n’ont guère progressé pour les bénéficiaires supposés de l’AGRA, les familles de petits exploitants agricoles. Le nombre de personnes sous-alimentées dans les 13 pays ciblés par l’AGRA a augmenté de 30 % au cours de la campagne de la Révolution verte, bien financée par les deux fondations.

« Les résultats de l’étude sont dévastateurs pour l’AGRA et les prophètes de la Révolution verte », déclare Jan Urhahn, expert agricole de la fondation Rosa Luxemburg, qui a financé la recherche et publié le 10 juillet l’étude False Promises : The Alliance for a Green Revolution in Africa (AGRA).

Un bilan d’échec

Comme je l’explique dans mon document de référence, « Failing Africa’s Farmers : An Impact Assessment of the Alliance for a Green Revolution in Africa », l’AGRA a reçu près d’un milliard de dollars de contributions, dont la grande majorité provient de la Fondation Gates, mais avec des contributions importantes des gouvernements donateurs, notamment des États-Unis, du Royaume-Uni, de l’Allemagne et d’autres pays. L’AGRA a versé plus de 500 millions de dollars en subventions pour promouvoir sa vision d’une agriculture africaine « modernisée », libérée de sa technologie peu développée et de ses faibles rendements.

La campagne a été renforcée par d’importantes mises de fonds des gouvernements africains, dont une grande partie sous forme de subventions aux agriculteurs pour l’achat des semences et des engrais dont l’AGRA fait la promotion. On estime que ces programmes de subventions fournissent jusqu’à 1 milliard de dollars par an en soutien direct à l’adoption de ces technologies.

L’AGRA est controversée depuis le début. De nombreux groupes d’agriculteurs sur le continent se sont activement opposés à l’initiative, soulignant les impacts environnementaux et sociaux négatifs de la première révolution verte en Asie et en Amérique latine. Depuis la création de l’AGRA, les scientifiques et les dirigeants mondiaux ont pris de plus en plus conscience des limites des systèmes agricoles à forte intensité d’intrants, notamment pour ce qui a trait à l’atténuation des effets du changement climatique et s’y adapter.

En 2019, le Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat des Nations unies (GIEC) a documenté les nombreuses façons dont l’agriculture industrialisée contribue au changement climatique, appelant à des modifications profondes pour à la fois atténuer les perturbations climatiques et aider les agriculteurs à s’y adapter.

Il est surprenant de constater qu’alors que l’AGRA atteint l’échéance qu’elle s’est elle-même fixée, à savoir 2020, l’organisation n’a publié aucune évaluation globale des effets de ses programmes sur le nombre de petits exploitants agricoles touchés, sur l’amélioration de leurs rendements et de leurs revenus ou sur leur sécurité alimentaire, et ne fait pas non plus référence à ses objectifs ou aux progrès accomplis dans leur réalisation. La Fondation Bill et Melinda Gates, qui a fourni les deux tiers du financement de l’AGRA, n’a pas non plus publié d’évaluation globale.

Ce manque de responsabilité représente un sérieux problème de surveillance pour un programme qui a à la fois consommé tant de ressources et a été le moteur des politiques de développement agricole de la région avec son discours sur un développement agricole à forte intensité d’intrants et axé sur la technologie.

Notre recherche vise à combler ce manque de responsabilité. Malheureusement, l’AGRA a décliné notre demande de fournir des données provenant de son propre suivi et évaluation interne des progrès. En l’absence de données sur les bénéficiaires directs de l’AGRA, nous utilisons les données nationales de 13 pays touchés par l’AGRA jusqu’en 2018 sur la production, le rendement et la superficie récoltée pour la plupart des cultures vivrières importantes de la région afin d’évaluer dans quelle mesure les programmes de cette révolution verte augmentent sensiblement la productivité.

Nous examinons également les données sur la pauvreté et la faim afin de déterminer s’il existe des signes d’amélioration des revenus et de la sécurité alimentaire des petits exploitants agricoles dans la région à des niveaux correspondant aux objectifs de l’AGRA en matière d’amélioration du bien-être des agriculteurs.

Nous n’avons trouvé aucune preuve que la productivité, les revenus ou la sécurité alimentaire des petits exploitants agricoles augmentent de manière significative. Plus précisément, nous avons constaté ce qui suit :

  • Peu de preuves que l’AGRA atteignait un nombre important d’agriculteurs. Son dernier rapport d’étape indique seulement que l’AGRA a formé 5,3 millions d’agriculteurs aux pratiques modernes, dont « 1,86 million d’agriculteurs » utilisent directement ces méthodes. Ce chiffre est vague et bien loin de l’objectif déclaré de doubler la productivité et les revenus de 7 millions d’agriculteurs directement et de 21 millions d’autres indirectement.
  • Aucune preuve d’une augmentation significative des revenus des petits exploitants ou de la sécurité alimentaire. Pour l’ensemble des pays de l’AGRA, il y a eu une augmentation de 30 % du nombre de personnes souffrant de faim extrême depuis le début de l’AGRA, une situation qui touche 130 millions de personnes dans les pays de l’AGRA. Le Kenya, où se trouve le siège de l’AGRA, a connu une augmentation de la proportion de ses habitants souffrant de sous-alimentation pendant les années de l’AGRA.
  • Il n’y a aucune preuve d’une augmentation importante de la productivité. Pour l’ensemble des cultures de base, les rendements n’ont augmenté que de 18 % sur 12 ans dans les 13 pays de l’AGRA. Même le maïs, fortement encouragé par les programmes de la Révolution verte, n’a connu qu’une croissance de 29 % de son rendement, bien loin de l’objectif de l’AGRA de doubler la productivité, ce qui représenterait une augmentation de 100 %.
  • Là où l’adoption des technologies a eu lieu, les subventions aux intrants fournies par les gouvernements africains semblent avoir beaucoup plus d’influence que les programmes de l’AGRA. Il est difficile de trouver des preuves que les programmes de l’AGRA auraient un impact significatif en l’absence de subventions aussi importantes de la part des gouvernements africains.
  • Même là où la production a augmenté, comme en Zambie, un quasi-triplage de la production de maïs n’a pas entraîné de réduction de la pauvreté ou de la faim en milieu rural. Les petits agriculteurs n’en ont pas profité ; la pauvreté et la faim sont restées incroyablement élevées, 78 % des Zambiens vivant en milieu rural étant dans une pauvreté extrême.
  • Les incitations de la Révolution verte pour les cultures prioritaires comme le maïs ont conduit à l’abandon des cultures traditionnelles plus nutritives et plus résistantes au climat comme le millet et le sorgho, ce qui a érodé la sécurité alimentaire et la nutrition des agriculteurs pauvres. La production de millet a diminué de 24 %, les rendements ayant chuté de 21 % pendant les années de l’AGRA.
  • Aucun signe d’« intensification durable », l’objectif étant d’augmenter durablement la production sur les terres agricoles existantes. Les impacts environnementaux sont négatifs, notamment l’acidification des sols dans le cadre de la culture en monoculture avec des engrais à base de combustibles fossiles. L’augmentation de la production provient davantage des agriculteurs qui mettent de nouvelles terres en culture – « extensification » – que de l’augmentation de la productivité. Ces deux tendances ont des implications pour l’atténuation du changement climatique et l’adaptation à celui-ci.

Le Rwanda : « L’enfant affamé de l’Afrique »

Le Rwanda, largement considéré comme une réussite de l’AGRA grâce à l’augmentation de la production et des rendements du maïs, illustre les échecs de l’AGRA. L’amélioration globale de la productivité des cultures de base a été faible, tandis que le nombre de personnes sous-alimentées a augmenté de 15% pendant les années de l’AGRA. L’ancienne ministre de l’agriculture du Rwanda, Agnes Kalibata, dirige désormais l’AGRA et a récemment été nommée à la tête d’un sommet mondial de l’alimentation des Nations unies prévu en 2021.

« L’approche douteuse de l’AGRA ne peut pas donner l’impulsion nécessaire au Sommet des Nations unies sur les systèmes alimentaires », déclare Stig Tanzmann, expert agricole de Pain pour le Monde et l’un des auteurs du rapport.

Ce sommet devrait plutôt se pencher activement sur l’agroécologie et d’autres approches à faible coût et à faible niveau d’intrants, qui ont montré de bien meilleures perspectives à court et à long terme que les pratiques de la Révolution verte à haut niveau d’intrants. Une étude de l’Université d’Essex a examiné près de 300 grands projets d’agriculture écologique dans plus de 50 pays pauvres et a documenté une augmentation moyenne de 79 % de la productivité avec des coûts en baisse et des revenus en hausse. De tels résultats dépassent de loin ceux de l’AGRA.

« Au vu des résultats de l’étude, le gouvernement allemand doit changer de cap de manière cohérente et utiliser l’agroécologie et le droit à l’alimentation comme boussole pour sa politique », selon Lena Bassermann, experte agricole de l’organisation de développement INKOTA, co-auteure du rapport et membre de l’une des organisations demandant au gouvernement allemand de se retirer de l’AGRA.

« L’AGRA est un cercle vicieux qui pousse les petits producteurs alimentaires à s’enfoncer de plus en plus dans la pauvreté, en détruisant leurs ressources naturelles », déclare Mutinta Nketani, spécialiste agricole de PELUM Zambie et auteure de l’étude de cas du rapport sur la Zambie.

Comme l’indique clairement le rapport, alors que l’AGRA atteint son échéance de 2020, il est temps pour les gouvernements africains et la communauté des donateurs de changer de cap. C’est ce que recommande le rapport :

  • Les gouvernements donateurs retirent leur financement de l’AGRA et le réorientent vers des programmes qui aident les petits exploitants agricoles, en particulier les femmes, à développer des pratiques agricoles écologiquement durables et résistantes au climat, telles que l’agroécologie, qui est de plus en plus reconnue et soutenue par la FAO et la communauté internationale des donateurs.
  • Les gouvernements africains se retirent de l’AGRA et d’autres programmes de la révolution verte, y compris les programmes de subvention des intrants, et réorientent leurs programmes de développement agricole vers un ensemble plus solide de politiques qui répondent aux besoins exprimés par les petits exploitants agricoles.

Comme l’a indiqué l’ancien directeur général de la FAO, Jose Graziano da Silva, « nous devons promouvoir un changement transformateur dans la façon dont nous produisons et consommons les aliments. Nous devons mettre en place des systèmes alimentaires durables qui offrent une alimentation saine et nutritive, tout en préservant l’environnement. L’agroécologie peut apporter plusieurs contributions à ce processus. »

Timothy A. Wise

 

Article publié par Climate & Capitalism, le 14 juillet 2020 ;

Traduction rédaction A l’Encontre

Timothy A. Wise est chercheur principal à l’Institut du développement mondial et de l’environnement de l’Université Tufts (Boston) et auteur de Eating Tomorrow : Agribusiness. Family Farmers and the Battle for the Future of Food (New Press, 2019).



Articles Par : Timothy A. Wise

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