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De fortes émeutes révèlent l’ampleur de l’opposition afghane à l’occupation américaine
Par Bill Van Auken
Mondialisation.ca, 04 juin 2006
WSWS.org 4 juin 2006
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Les fortes émeutes qui ont éclaté lundi dans la capitale afghane de Kaboul ont mis à nu l’intensité et l’étendue de l’opposition populaire à l’occupation de l’Afghanistan dirigée par les États-Unis, en cours depuis maintenant quatre ans et demi, ainsi que la fragilité de l’emprise de Washington et du régime fantoche du président Hamid Karzaï sur le pays.

D’après la version officielle et les divers reportages, au moins 20 personnes sont mortes lundi dans les affrontements entre les manifestants, les soldats américains et les forces de sécurité afghanes, alors que plus de 140 ont été blessées. Un médecin de l’hôpital Khair Hana au nord de Kaboul a déclaré au New York Times qu’un enfant de sept ans se trouvait parmi les victimes et que plusieurs autres écoliers avaient été grièvement blessés.

Les soulèvements ont été déclenchés par un accident de la route, lors duquel un camion militaire américain, faisant partie d’un convoi qui provenait de la base américaine de Bagram et qui filait à toute allure vers la capitale, a percuté plusieurs voitures arrêtées dans un bouchon de circulation, tuant au moins une personne. Les témoins ont déclaré que lorsque la foule en colère s’est amassée, les soldats américains, appuyés par la police afghane, ont ouvert le feu, tuant ainsi au moins quatre civils de plus. Certains témoins et au moins un quotidien afghan ont affirmé que certains soldats semblaient être en état d’ébriété.

Ghulam Rauf, un commerçant, a déclaré au Los Angeles Times qu’il a d’abord vu le convoi d’environ six véhicules militaires se précipiter vers un taxi qui traversait l’intersection.

« Alors que le premier véhicule entrait en collision avec le taxi, deux autres véhicules [américains] ont commencé à percuter d’autres voitures sur les côtés de la route », a-t-il déclaré. « Ils ont détruit tous les véhicules qui étaient là. »

« Et le soldat qui se trouvait au-dessus dansait, chantait et criait. Ils se sont ensuite dirigés vers les commerces et vers les foules de gens qui se trouvaient là. Ils les ont écrasés et j’ai vu des gens crier, « Au secours ! » car leurs jambes avaient été ouvertes par les véhicules qui leur avaient passé dessus. »

Rauf et d’autres témoins ont affirmé que lorsque les Afghans se sont attroupés autour des véhicules et ont tenté d’empêcher le convoi américain de quitter les lieux, des soldats ont ouvert le feu avec les mitrailleuses de haut calibre fixées au toit des véhicules.

Les nouvelles de l’incident se sont rapidement propagées à travers Kaboul, attirant des foules de milliers de jeunes hommes et d’étudiants dans la rue qui scandaient « Mort à l’Amérique », « À bas Karzaï » et « À bas Bush. »

La vitesse à laquelle les manifestations ont fait éruption a reflété la colère accumulée : à cause des civils tués récemment par les attaques aériennes des États-Unis et à cause des troubles croissants au sujet du caractère répressif de l’occupation et des conditions sociales appauvries pour les masses du peuple afghan.

Les émeutes ont éclipsé les manifestations semblables qui avaient été déclenchées l’an dernier par les révélations de profanation du Coran par des gardiens américains à la prison de Guantanamo à Cuba et celles en février dernier, en réaction aux caricatures danoises de Mahomet. Les récentes émeutes ont constitué l’épisode de violence la plus intense dans la capitale afghane depuis le renversement du régime taliban lors de l’invasion américaine en 2001.

Certains manifestants furent tués lorsque les foules tentèrent de se frayer un chemin vers le palais présidentiel et dans l’enceinte de l’ambassade américaine et furent repoussées par des coups de feu. Des vidéos aux nouvelles télévisées ont montré des manifestants se penchant pour se protéger des tirs des véhicules militaires américains filant à proximité dans les rues. On a rapporté que certains manifestants étaient armés et auraient échangé des coups de feu avec les troupes étrangères et les forces de sécurité afghanes. Cependant, la grande majorité était constituée de civils non armés, y compris un grand nombre d’écoliers transportant leurs sacs d’école.

Les manifestants ont ensuite dirigé leur rage sur d’autres cibles, incendiant des dizaines de postes de police et attaquant des organismes d’aide étrangère, les quartiers généraux des Nations unies, les bureaux de compagnies multinationales et l’hôtel Serena, un hôtel de luxe récemment ouvert qui pourvoit aux besoins d’invités étrangers. La foule a tenté de prendre l’hôtel d’assaut mais a été repoussée par des coups de feu provenant de l’intérieur. Dans la lutte, toutes les vitres du rez-de-chaussée ont été fracassées.

Le bureau local de Roshan, une société de la téléphonie cellulaire, a été incendié tout comme les quartiers généraux opérationnels de CARE International en Afghanistan, avec des dommages estimés à des centaines de milliers de dollars. Les bureaux d’Oxfam et d’ACTED, une organisation non gouvernementale française, ont aussi été pillés.

Le directeur d’ACTED, Frédéric Roussel, à l’agence de presse AFP a dit que les bâtiments où il y avait des affiches en anglais ont été attaqués, citant que même une pizzeria avait dû subir la colère des émeutiers.

Les attaques des agences d’aide, toutefois, n’étaient pas qu’une question de sentiments anti-étrangers. De nombreux Afghans sont en colère parce que l’aide et la reconstruction sous direction américaine ne sont pas arrivées à améliorer de façon notable les conditions de vie des masses des travailleurs et des gens pauvres.

Plus de 90 pour cent du budget du régime Karzaï est financé par de l’aide étrangère. Pourtant, plusieurs voient ces sommes remplir les comptes bancaires des représentants gouvernementaux et des entrepreneurs. Le taux de chômage officiel atteint plus de 35 pour cent. Seulement 20 pour cent de la population a accès à de l’eau potable et à peine 6 pour cent à l’électricité.

Les soldats américains et ceux de l’OTAN ont évacué le personnel des ambassades et des agences d’aides américaines et européennes vers des bases militaires sécuritaires lors des émeutes.

Après ces émeutes, le régime afghan bénéficiant de l’appui des États-Unis a déployé des chars d’assaut aux intersections clé et des milliers de soldats avec des armes automatiques et des lanceurs de grenades autopropulsées sillonnaient les rues de Kaboul. Mardi, un couvre-feu a été déclaré dans la capitale afghane pour une deuxième nuit d’affilée. Un porte-parole des forces de « maintien de la paix » de l’OTAN a dit que les soldats étrangers continuaient à effectuer des patrouilles, mais qu’elles étaient moins voyantes à la demande du gouvernement Karzaï.

Les soulèvements de Kaboul ont été largement perçus comme un point tournant en Afghanistan. Karzaï est depuis longtemps dépeint par ses critiques comme le « maire de Kaboul » à cause de l’incapacité de son gouvernement à contrôler tout territoire hors de la capitale. Mais aujourd’hui que Kaboul lui-même, considéré comme un îlot de relative stabilité, a explosé en flammes.

« Je suis à Kaboul depuis neuf mois et il n’y a jamais rien eu de tel », a écrit Tim Albone, correspondant pour le Times de Londres, qui a échappé de justesse aux émeutiers. « Il y a un véritable sentiment qui flotte dans l’air que Kaboul a aujourd’hui changé. Il y avait des batailles au sud, mais ce n’était principalement qu’entre les milices et les forces américaines.

« Aujourd’hui, c’était des adolescents en colère, des jeunes qui n’ont rien d’autre à faire. Ils sont en colère parce qu’ils voient tout cet argent pompé en Afghanistan et qu’ils n’ont toujours pas d’emploi.

« J’ai parlé à des amis qui travaillent en Irak et qui m’ont dit qu’un jour tout a changé. C’est peut-être ce qui s’est produit ici. Ils ont réalisé qu’ils peuvent affronter la police et qu’ils peuvent affronter les Américains. Ils pourraient le faire encore très facilement. »

Les émeutes dans la capitale se sont déroulées avec en arrière-plan une violence qui s’intensifie dans tout le pays, particulièrement dans le sud pachtoune où les guérillas ont organisé une importante offensive contre l’occupation étrangère et les forces gouvernementales afghanes. Cinq autres soldats canadiens ont été blessés dans cette région lundi lorsque leur convoi a été pris en embuscade.

Plus de quatre cents personnes ont été tuées dans des contre-attaques des forces américaines au cours des deux dernières semaines seulement. Alors que le Pentagone déclare de façon routinière que toutes les victimes des bombardements américains et de l’OTAN sont des talibans, plusieurs de ceux qui ont perdu la vie sont des civils, y compris des femmes et des enfants.

Dans la dernière attaque de lundi, des avions ont envoyé deux bombes de 500 livres sur une mosquée, tuant au moins 50 personnes. Alors qu’un porte-parole de l’OTAN déclarait que toutes les victimes étaient des combattants talibans, les talibans eux-mêmes ont dit qu’aucun de leurs membres n’étaient décédés et que toutes les victimes étaient des civils.

Les attaques faisaient suite à la frappe aérienne de la semaine passée sur Azizi, un village du Sud, qui a fait au moins 34 morts chez les civils avec un certain nombres de combattants de la résistance afghane.

Fait significatif, les émeutes dans la capitale ont impliqué principalement les Tadjiks, le groupe ehtnique majoritaire à Kaboul. Certains des manifestants brandissaient des pancartes montrant la photo de Ahmed Shah Massoud, le commandant guérillero de l’Alliance du nord, un adversaire implacable des talibans, qui a été assassiné en 2001.

De violentes attaques sur les forces d’occupation dirigées par les États-Unis, ainsi que sur des travailleurs humanitaires, ont également été rapportées dans le nord et dans l’est, ainsi que dans la province occidentale de Heart, sur la frontière iranienne. Elles sont toutes orchestrées par des groupes opposés aux talibans. Un mouvement de résistance à la grandeur du pays contre l’occupation américaine est en train de prendre naissance.

La position de Washington est compliquée par le fait que celui-ci s’est mis à dos deux puissances régionales, l’Iran et la Russie, qui conservent une sérieuse influence en Afghanistan, ainsi que la capacité de faciliter la montée d’un tel mouvement. Il a également mis son allié apparent, le régime militaire du Pakistan, dans une position de plus en plus intenable en lançant des attaques militaires frontalières qui ont attisé les sentiments anti-américains des Pakistanais.

La situation en Afghanistan échappant à tout contrôle, le Pentagone a silencieusement renforcé l’occupation américaine, augmentant le nombre de troupes américaines déployées dans le pays de 19.000 à 23.000. Un autre contingent de 9.000 soldats européens et canadiens sous l’égide de l’OTAN appuient également l’occupation, mais ils fonctionnent sous des règles d’engagement différentes de celles des Américains, leurs gouvernements ayant accepté de les déployer pour le « maintien de la paix » et la reconstruction, au lieu d’une campagne tous azimuts de contre-insurrection.

Karzai a fait un discours télévisé suite aux émeutes, essayant de prendre une pose de ligne dure. Il a décrit les émeutiers comme « des opportunistes et des agitateurs » et les a qualifiés d’ « ennemis de l’Afghanistan ».

Cependant, la demande de Karzai pour qu’une enquête soit menée sur l’accident et que les responsables soient jugés donne une mesure de la crise que l’incident a créé pour le gouvernement soutenu par les Américains. De même, le parlement de l’Afghanistan s’est réuni en session spéciale pour adopter une résolution exigeant l’arrestation immédiate des soldats américains responsables de l’écrasement mortel de lundi, tout en dénonçant les manifestants.

La veuve d’un homme tué dans l’incident, qu’on a amenée au parlement comme une représentante des victimes, ne s’est pas laissé impressionner par le geste. Samira, une mère de deux filles et d’un garçon, a déclaré à l’agence de presse afghane, Pajhwok : « Ils nous ont demandé de venir ici juste pour nous dire qu’ils étaient désolés. C’est juste du théâtre. »

Une autre victime, dont le frère de 17 ans a été tué dans l’incident, a dit à l’agence de presse : « Si la situation continue sans changement, le peuple peut se soulever contre eux. »

Entre-temps, le quotidien indépendant de Kaboul, Cheragh, a commenté : « Le 29 mai était jour général de deuil et de tragédie pour les résidants de Kaboul. L’incident était douloureux et honteux parce que les soldats de la paix et les protecteurs des vies et des propriétés des gens ont commis un acte de terrorisme et ont tué des dizaines et blessé des centaines de personnes. Hier les gens ont appris à donner un autre sens à des termes tels que « coopération » et « droits de l’homme ». [I]ls en sont venus à comprendre toute l’importance que leur accordent leurs amis internationaux. »

Les batailles de rues ont éclaté à Kaboul seulement deux jours après que le président américain George W. Bush ait donné un discours à la promotion sortante de l’académie militaire américaine de West Point où il a une fois de plus proclamé que l’armée américaine avait apporté la « liberté » au peuple afghan.

« Il reste de sérieux défis à relever en Afghanistan et en Irak, mais l’Amérique est plus sûre et le monde entier en plus grande sécurité parce que ces deux pays sont maintenant des démocraties et des alliés dans la cause de la liberté et de la paix. »

Comme les événements à Kaboul l’ont pourtant de nouveau démontré, les régimes installés par les États-Unis en Afghanistan et en Irak n’ont aucune véritable base d’appui populaire et sont considérés par de larges couches de la population dans les deux pays comme les acolytes des occupants américains.

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