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« De l’idéalisme à l’impérialisme »: La face cachée des ONG canadiennes
Par Julie Lévesque et Nik Barry-Shaw
Mondialisation.ca, 26 février 2013

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Depuis plusieurs années le gouvernement conservateur de Stephen Harper est vivement critiqué pour sa gestion idéologique de l’aide internationale. Connu pour ses liens avec la droite religieuse et son appui inflexible à Israël, le gouvernement Harper a sabré le financement de l’Agence canadienne de développement international (ACDI) à des organisations non gouvernementales (ONG) comme KAIROS promouvant, entre autres, les droits humains des Palestiniens.

Récemment il a décidé de revoir le financement destiné à des projets en Haïti invoquant l’absence de progrès.

Rappelons que le « progrès » en Haïti a été gravement entravé en 2004 lorsque les États-Unis, avec l’appui du Canada et de la France, ont orchestré un coup d’État contre le très populaire président Jean Bertrand Aristide, élu démocratiquement.

Aristide devait mettre en place des mesures pour améliorer les conditions de vie de la majorité des Haïtiens, une série de mesure que craignaient l’élite haïtienne et leurs partenaires étrangers, qui profitent des conditions de quasi-esclavage de la plupart des Haïtiens.

Un gouvernement conservateur aurait probablement agi de le même manière que les libéraux de l’époque.

Les conservateurs sont tout récemment à nouveau passés au crible pour avoir subventionné un groupe religieux anti-gay en Ouganda.

Les médias, traditionnels comme alternatifs, suggèrent que le gouvernement Harper a transformé l’institution neutre et bien établie qu’était l’aide internationale, autrefois à l’abri de l’influence des intérêts politiques et financiers des partis au pouvoir :

« Le problème est que Stephen Harper a renversé 60 ans de consensus sur le rôle central de la société civile au Canada et auquel ont adhéré tous les gouvernements précédents. Tous les gouvernements précédents ont financé des groupes de la société civile et des ONG même lorsqu’ils défendaient des politiques allant à l’encontre de celles du gouvernement. Les gouvernements l’ont peut-être fait à contrecœur et n’ont peut-être pas été aussi généreux que certains d’entre nous le souhaitaient. Toutefois, le fait que nos gouvernements aient financé des groupes critiques à leur égard ou ayant des priorités compétitives constitue l’un des triomphes discrets de la démocratie canadienne.

Ce n’est plus le cas. Avec Stephen Harper, vous devez suivre la ligne de parti ou l’on vous écarte. » (Gerry Caplan, Kairos case is a reminder of the real Harper agenda, rabble.ca, 20 février 2011.)

Il est incorrect de dire que « [t]ous les gouvernements précédents ont financé des groupes de la société civile et des ONG même lorsqu’ils défendaient des politiques allant à l’encontre de celles du gouvernement ». Le livre Paved with Good Intentions – Canada’s Development NGOs from idealism to imperialism (Pavé de bonnes intentions – Les ONG canadiennes de développement, de l’idéalisme à l’impérialisme) le prouve et « dévoile la face cachée du rôle des ONG ».

Comme dans la plupart des pays développés, les ONG canadiennes de développement ont en réalité servi les intérêts du pays ici et ailleurs et ce n’est pas seulement depuis que le gouvernement actuel a pris le pouvoir que les ONG doivent suivre une ligne de parti.

Mondialisation.ca a rencontré l’un des auteurs du livre, Nik Barry Shaw, qui explique les origines des ONG de développement au Canada et comment elles sont utilisées comme instruments de politique étrangère. Voici la première partie de l’entrevue.


Entretien avec Nik Barry-Shaw par Julie Lévesque pour Mondialisation.ca

Comment avez-vous découvert l’influence du financement gouvernemental sur les ONG?

Au départ il s’agissait d’une conjecture. Nous étions impliqués dans les mouvements de solidarité avec Haïti au début des années 2000 et nous avons entendu beaucoup de critiques envers les ONG. Nous savions que leur position en Haïti était alignée à 100 % avec les intérêts de la politique étrangère du Canada. De toute évidence, cette influence a lieu derrière des portes closes et il est difficile de prouver son existence.

En raison de l’influence des mouvements antiguerre et de la théorie de libération, vers la fin des années 1960-1970 une poignée d’ONG ont tenté de prendre une position plus radicale et ont fait ce que les activistes devraient faire de nos jours : critiquer les intérêts des entreprises privées canadiennes dans l’hémisphère sud, en Afrique du Sud, au Guatemala, les intérêts miniers au Chili, l’alignement de la politique étrangère canadienne sur celle de l’empire étasunien, etc. La critique a pris de plus en plus d’importance dans leur travail et de nombreux projets ont été influencés par ce qu’ils appelaient l’idéologie de la solidarité, laquelle consistait à dire aux Canadiens : « Nous devons nous battre aux côtés des opprimés dans ces pays. »

Le financement des ONG était de nature gouvernementale dès le départ et le gouvernement canadien exerçait peu de contrôle (ne s’attendant probablement pas à ce que ça déraille comme dans le cas de CUSO, une ONG fondée par Keith Speicer et d’autres personnes liées aux universités et au Parti libéral du Canada). CUSO a fait appel à Lester B. Pearson et demandé du financement et de nombreuses autres ONG ont emboîté le pas. CUSO était la première ONG financée par un gouvernement. Les largesses dont elle a bénéficié de la part du gouvernement ont poussé les autres à demander du financement et cela a donné le coup d’envoi d’un système de subventions de contrepartie.

Dès le départ, cette création gouvernementale servait explicitement à convaincre les « Canadiens ordinaires » que le Canada devait prendre sa place sur la scène mondiale, que notre rôle dans la Guerre froide était de développer le tiers-monde et que les ONG créeraient ce contact humain entre les Canadiens et le programme d’aide, lequel n’existerait pas sans cela, puisqu’il ne serait pas pertinent pour les « Canadiens ordinaires ».

Il est toutefois étonnant de voir qu’une poignée d’ONG, dont CUSO, la plus importante à l’époque, ont fini par faire exactement le contraire! Ils ont fait le procès de l’aide internationale et de la politique étrangère canadienne et sont allés au cœur du problème, à savoir que les entreprises privées dominent l’économie mondiale, que la politique étrangère des gouvernements occidentaux a joué un rôle dans cette domination et l’a favorisée en appauvrissant l’hémisphère sud. Bien entendu, cela était inacceptable pour le gouvernement.

Cela a donc donné lieu à des tensions accrues entre les ONG et le gouvernement canadien, qui s’est mis à exercer plus de contrôle sur le financement, allant jusqu’à le retirer complètement dans le cas de CUSO en 1979. On a dit aux responsables de CUSO qu’ils ne recevraient pas d’argent tant qu’ils ne réorganiseraient pas entièrement leur structure. Sous l’influence d’éléments plus radicaux, CUSO avait jusque-là favorisé une gestion davantage démocratique en donnant plus de pouvoir aux personnes sur le terrain, en décentralisant et en permettant à des gens en dehors du siège social de développer les programmes.

Le gouvernement a dit : « Nous nous débarrassons du conseil d’administration élu démocratiquement, nous le remplaçons par un groupe de personne de l’extérieur et nous allons centraliser à nouveau le processus décisionnel au siège social. » Ils voulaient que les personnes responsables leur rendent des comptes à eux et non pas aux personnes en Tanzanie par exemple, avec qui l’ONG travaillait.

Donc nous avons découvert qu’il existait des exemples très clairs et du domaine public indiquant où le gouvernement était intervenu et avait vraiment imposé son programme à des organisations bénéficiaires de financement gouvernemental.

Ces dernières années les coupes du gouvernement Harper relativement aux ONG qui défendent, par exemple, les droits humains des Palestiniens ont donné l’impression que l’orientation politique du financement des ONG est une nouvelle tendance initiée par le gouvernement Harper. En réalité, le financement gouvernemental a pratiquement toujours été aligné à la politique étrangère.

Oui, le premier exemple cité dans le livre date de 1970-1975, au moment où le CCCI (Conseil canadien pour la coopération internationale) s’est vu retirer son financement après avoir organisé l’envoi d’une délégation à une conférence des Nations Unies à Rome sur la crise alimentaire – c’est fou comme les temps changent! La délégation a vivement critiqué la position du gouvernement et cela a eu des échos jusqu’au Canada, menant à une refonte assez importante du programme d’aide alimentaire. Ce dernier a été amélioré à certains égards, cependant la conséquence principale a été le retrait du financement par le gouvernement libéral, dirigé par Pierre Elliot Trudeau à l’époque.

Il y a définitivement un parallèle entre ce qui se passe au niveau international avec les ONG de développement et au niveau national avec les organisations communautaires. Trudeau voulait créer une société participative, donc beaucoup de fonds sont allés à ces organisations, mais cela se faisait toujours sous certaines conditions. En termes marxistes, cela consiste à bâtir l’hégémonie, cette idée voulant que la classe dirigeante s’approprie les initiatives et les idées des mouvements d’opposition, les transforme en en faisant des instruments inoffensifs qui défendent l’ordre existant. Cela donne l’impression que les dirigeants sont prêts à faire des réformes alors qu’en réalité ils absorbent les éléments d’opposition, les neutralisent et les utilisent pour défendre le statu quo.

C’est ce que l’on appelle la fabrication du consentement?

Oui et cela dure depuis longtemps.

Comment vous est venue l’idée d’écrire à propos des rouages du financement des ONG?

L’idée est venue de mon implication dans le mouvement de solidarité avec Haïti et des conflits que nous avons eus avec les ONG en 2004-2005. Nous nous attendions à ce que ces organisations en faveur de la démocratie et des droits humains s’opposent clairement à ce qui se produisait en Haïti [au coup d’État des États-Unis de la France et du Canada], car, de toute évidence, ils ne pouvaient pas ne pas s’y opposer! [Pour en savoir plus sur Haïti et sur le coup d’État contre Jean-Bertrand Aristide, le premier président élu démocratiquement, consultez notre dossier sur Haïti]

Croyez-vous que ces ONG ont volontairement défendu l’intervention militaire ou qu’elles se sont fait avoir par la propagande contre Aristide?

Tout cela est complexe. À l’époque nous n’étions qu’un groupe de jeunes anglophones ayant certains liens avec la communauté haïtienne opposée au coup et nous manquions d’expérience et de crédibilité. Nous avons donc contacté d’autres personnes et tenté de nous faire des alliés dans la lutte, mais on nous disait : « Je connais quelqu’un de Développement et paix ou d’Alternatives et ils travaillent sur cette question depuis des années, ce sont de bonnes personnes et elles disent que vous avez complètement tort, donc — fin de la discussion. »

C’était difficile parce qu’ils ne voulaient pas regarder les faits et prenaient leurs décisions en fonction de leurs contacts. Et si on leur disait : « Vous avez pris tout cet argent du gouvernement et vous avez cette opinion sur Haïti en raison de l’implication du Canada dans le coup, vous êtes vendus, vous êtes des pions », alors ils nous répondaient : « Non, nous ne somment pas des pions, nous reflétons la position de nos partenaires en Haïti. » Et c’est vrai, ils la respectaient.

Alternatives travaillait avec un groupe nommé Plateforme Haïtienne de Plaidoyer pour un Développement Alternatif (PAPDA), un regroupement d’ONG de gauche, anti-néolibérales, dirigé par Camille Chalmers, un économiste à l’université d’État d’Haïti, et il est vrai qu’Alternatives reflétait leur position. Mais les questions qui se posent ensuite sont : Qui formaient ces groupes et pourquoi recevaient-ils du financement? Pourquoi Alternatives travaillait avec eux et non pas avec des groupes pro Lavalas [parti du président Aristide]? Pourquoi n’y avait-il aucune ONG au Canada travaillant avec le gouvernement, appuyant le gouvernement ou n’étant pas, à tout le moins, farouchement opposée à Jean-Bertrand Aristide et son mouvement Lavalas? Et nous parlons ici d’un mouvement appuyé par 50 à 60 % de la population, dont une très vaste majorité de démunis.

Ces ONG sont-elles donc malhonnêtes? Je crois que leur attitude est due en grande partie au fait que l’on adhère à ce que l’on fait, surtout dans les ONG de gauche. Elles diront qu’elles travaillent avec la base, avec la société civile, avec les gens qui se battent véritablement pour changer les choses. Il faut y croire pour pouvoir effectuer le travail, mais ce n’est pas la réalité. Qui est Camille Chalmers? Qu’est-ce que PAPDA? Et SAKS et toutes les ONG partenaires? Ce sont des Haïtiens de la classe moyenne! Des gens avec une éducation universitaire, très loin de la base, ayant une vie confortable, des bureaux climatisés, séparés du reste de la société en fonction de leur classe sociale et c’est ce que leur opinion reflète.

Lors du second coup, une majorité écrasante de la petite classe moyenne s’est alliée à la bourgeoisie et à des membres de l’ancienne dictature contre le reste de la société, contre le gouvernement et ses partisans des bidonvilles et de la campagne.

Toutefois les ONG ne voient pas cela parce qu’elles renoncent à analyser en fonction des classes sociales et ne peuvent pas reconnaître qu’en réalité, les groupes avec lesquels elles travaillent ne représentent pas vraiment la base et ne sont pas si liés aux gens ordinaires. Cela anéantit tout le mensonge des ONG, qui sont censées travailler directement avec les démunis, avec les organismes communautaires et les mouvements sociaux ou peu importe l’expression à la mode. Elles considèrent travailler directement avec la population, contrairement aux grandes agences d’aide officielles qui elles travaillent avec les gouvernements : « Les agences sont de grandes institutions qui fonctionnent en aval alors que nous, les ONG, fonctionnons en amont. » Et c’est ce qui fait le charme des ONG, alors que c’est fondamentalement faux puisque les ONG finissent par créer plein de petites structures descendantes et des relations hiérarchiques au sein même de la société haïtienne, ainsi qu’entre les organisations haïtiennes et les ONG étrangères.

Au début du livre vous mentionnez un bon exemple du manque d’intérêt des ONG internationales pour les organisations communautaires haïtiennes. Vous expliquez que ce sont ces dernières qui ont initié la chute de la dictature de Duvalier et qu’au lieu de s’associer à celles-ci, les ONG internationales les ont remplacées ou se sont alliées à des ONG dirigées par l’élite haïtienne.

Il s’agit en quelque sorte d’un processus inconscient et inévitable. Après le premier coup en 1994, de nombreuses ONG internationales se sont rendues en Haïti pour tenter de travailler avec les organisations populaires. Cependant la structure des ONG, l’ampleur de la bureaucratie, la quantité de paperasse à remplir et la satisfaction des attentes des donateurs qui financent les ONG canadiennes, tout ça fait qu’il est impossible de travailler avec des gens issus de la classe ouvrière démunie. Cela nécessite de travailler avec des gens ayant une éducation universitaire, qui proviennent de l’élite relativement privilégiée et qui savent comment s’y prendre pour obtenir du financement.

Cela ne signifie pas nécessairement qu’ils ne représentent pas le reste de la population, mais, en conséquence, cela pousse les ONG à travailler davantage avec des gens qui ne sont pas nécessairement en lien avec la base et s’il n’y a pas d’importantes redditions de comptes entre la classe moyenne en haut qui reçoit le financement et les gens à la base que l’on prétend appuyer, alors il arrive parfois que l’organisation devient un véhicule pour la personne dirigeante. Par ailleurs le financement a tendance à repousser la reddition de compte vers le bas et je crois que c’est ce qui s’est produit avec certaines organisations en Haïti. Elles ont reçu des sommes importantes après 1994 et elles étaient très militantes et très pro Lavalas durant un certain temps, mais plus elles recevaient de financement, plus le pouvoir se centralisait dans les mains des personnes en mesure d’obtenir ce financement et elles sont devenues dépendantes des donateurs auxquels elles devaient continuer à plaire.

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