De l’Iran en 1953 au Mali en 2013, soixante ans de tourmente mondiale

Et derrière, l’ombre de l’Oncle Paul

J’ai commencé à m’intéresser au pétrole en classe de Quatrième (dans le système français, l’équivalent de la « Méthode » dans les collèges classiques du Québec) au Collège Stanislas à Montréal. J’avais alors 15 ans, et nous étions en 1962. Cette année-là, le programme de sciences était consacré à la géologie. Pour les fins du cours, chaque élève devait produire une monographie sur un sujet de son choix. Surpris de découvrir toute l’importance du pétrole dans l’activité humaine, j’avais choisi de creuser plus particulièrement ce sujet-là.

J’avais écrit à toutes les compagnies pétrolières pour qu’elles m’envoient du matériel de vulgarisation. Je me souviens que la plus généreuse avait été BP (British Petroleum) qui m’avait fait parvenir un très beau volume (en anglais évidemment à cette époque-là) intitulé « Our Industry ».

À l’époque, les jeux vidéos n’existaient pas, et la lecture occupait une place beaucoup plus importante dans la vie des adolescents. Je m’étais donc précipité avidement sur ce bouquin qui devait bien faire ses 800 pages, et j’avais ingurgité toutes ces informations où il était question de géologie du pétrole, de techniques d’exploration, de forage et d’extraction, de logistique de transport, de raffinage (un processus de distillation), des différents produits chimiques et pétroliers qu’on en tire, et de leurs applications à des fins industrielles ou de consommation courante. Aussi bien renseigné, j’avais obtenu la meilleure note de la classe.

Près de treize ans plus tard, ces connaissances allaient jouer un rôle déterminant dans ma sélection pour un poste en affaires publiques chez Esso. C’est dans ces fonctions que j’allais pouvoir les approfondir, notamment au chapitre de l’économie du pétrole et des stratégies de mise en valeur et d’exploitation.

On se souviendra que la conjoncture était assez particulière à l’époque. Avec la création de l’OPEP, l’Organisation des pays exportateurs de pétrole, le monde venait d’encaisserson premier choc pétrolier. Pour une bonne compréhension de la situation actuelle, je vous suggère fortement de prendre connaissance du contenu de ce lien.

Le pétrole s’est donc alors retrouvé propulsé, presque du jour au lendemain, au premier rang des préoccupations mondiales. C’est également à ce moment-là qu’ont commencé à surgir les premiers gros questionnements sur le rôle et l’influence des enjeux pétroliers dans la politique mondiale.

Il y avait bien eu le renversement du gouvernement Mossadegh en Iran en 1953, orchestré par la CIA et le MI6 pour le compte des intérêts pétroliers américains et américains, mais l’inexistence à l’époque de réseaux d’information aussi bien développés que ceux que nous avons aujourd’hui avait ralenti la propagation de la nouvelle et empêché le monde de prendre la juste et pleine mesure des événements avant plusieurs années plus tard.

Au début des années 1970, l’information circule déjà beaucoup mieux, et se mettent à apparaître des films ou des livres qui abordent ouvertement la possibilité de manoeuvres politiques douteuses dans l’industrie pétrolière.

À peine arrivé chez Esso depuis quelques mois, je découvre que le cinéma de la Place Ville-Marie où sont logés nos bureaux présente un film du grand réalisateur italien Francesco Rosi, « L’affaire Mattei » qui relate l’enquête tenue sur les circonstances mystérieuses de la mort d’Enrico Mattei, le président de la puissante société pétrolière d’État mise sur pied par le gouvernement italien après la guerre.

Voici ce qu’en dit Wikipédia :

« Enrico Mattei (29 avril 1906 – 27 octobre 1962) était un industriel italien dans le domaine du pétrole. Après la Seconde Guerre mondiale, Mattei a été chargé de démanteler l’Agip, l’agence pétrolière de l’État établie par le régime fasciste. Mais au lieu de cela, il l’a développée et réorganisée en un trust national, l’Ente Nazionale dei Idrocarburi (ENI).

Sous sa direction, l’ENI a négocié d’importantes concessions pétrolières au Moyen-Orient, ainsi que des accords commerciaux de grande portée avec l’Union soviétique, qui ont permis de briser l’oligopole des « Sept Sœurs » qui dominait l’industrie pétrolière au milieu du 20e siècle. Il a aussi introduit le principe selon lequel le pays où se situe l’exploitation pétrolière perçoit 75 % des profits.

Mattei, qui est devenu une personnalité puissante en Italie, était un démocrate-chrétien de l’aile gauche et a été député de 1948 à 1953. Il a fait d’ENI une compagnie puissante, au point que les Italiens l’ont qualifié d’« État dans l’État ». Il est mort dans un accident d’avion mystérieux en 1962, vraisemblablement causé par une bombe embarquée. Cette affaire non résolue a été une obsession en Italie pendant des années et a été le sujet du film « L’Affaire Mattei » de Francesco Rosi en 1972. »

Cette mort mystérieuse tourmente encore tellement les Italiens que le film de Rosi repasse régulièrement à la télévision nationale. Tout récemment, il a été affiché en version intégrale sur YouTube.

Si vous avez l’oreille faite aux langues étrangères, je vous conseille de le visionner en entier. C’est une histoire fascinante. Mattéi dérangeait tellement les Américains que leTime Magazine avait écrit de lui en 1962 qu’il était « l’homme le plus puissant en Italie depuis l’empereur Auguste ».

Vous aurez remarqué que Mattei a baptisé les grandes multinationales du pétrole « Les sept soeurs » (en italien, Le Sette Sorelle). L’image est tellement forte qu’elle est leur est immédiatement accolée dans le monde entier. Même si elles sont des concurrentes, elles ont toutes le même intérêt, et donc à peu près le même modus operandi, à quelques différences culturelles (au sens de culture d’entreprise) près.

C’est donc dans cette foulée que paraît en 1975 « The Seven Sisters », le livre du journaliste et essayiste britannique Anthony Sampson qui connaitra un très grand succès mondial ». Paru en français sous le titre « Les Sept Soeurs », voici le descriptif qu’on découvrait sur la jaquette arrière d’une édition parue au Québec :

« Défiant les lois de leur propre pays, soudoyant les gouvernants étrangers et les renversant au besoin, alternant de façon diabolique le charme et la ruse, les grandes compagnies pétrolières ont véritablement remodelé la face du monde dans lequel nous vivons.

Prix international de la presse 1976.

Après son anatomie désormais classique d’une grande multinationale (« I.T.T., l’État souverain »), Anthony Sampson pénètre, dans une synthèse magistrale et passionnante, l’univers secret des sociétés pétrolières et des conséquences géopolitiques de leurs opérations.

L’auteur retrace d’abord l’épopée fantastique des premiers chercheurs de pétrole de la Pennsylvanie, riches un jour, ruinés le lendemain, et la constitution du gigantesque monopole de John D. Rockefeller I, qui introduisit la piraterie dans le monde du big business. Il analyse finalement les formidables puissances que représentent les sociétés pétrolières et notamment « Les Sept Soeurs » : Exxon, Shell, Texaco, Mobil, B.P., Socal et Gulf.

Anthony Sampson, qui a rencontré tous les grands patrons du pétrole et les nouveaux riches de l’OPEP, trace des portraits hauts en couleur de ces personnalités puissantes et fait revivre l’atmosphère dramatique des réunions où furent prises ces dernières années des décisions qui ont bouleversé le monde.

Personnalité marquante du journalisme britannique, l’auteur est collaborateur régulier de l’Observer de Londres et du magazine « Vision ». Il a déjà publié huit ouvrages dont « I.T.T., l’État souverain » (Alain Moreau-Éditions Québec/Amérique). »

Et voici un bref extrait de la critique parue dans Le Monde diplomatique en 1976.

« Il ne subsiste aujourd’hui à peu près rien de la première station de forage montée en 1859 à Titusville, en Pennsylvanie. C’est pourtant là qu’est née l’aventure du pétrole, dont la répercussion sur l’économie mondiale devait être presque aussi importante que celle de l’électricité.

L’ouvrage d’Anthony Sampson, Les Sept Sœurs, va plus loin que son titre ne le laisserait croire. Il ne décrit pas seulement la naissance et la croissance des sept plus grandes sociétés pétrolières du monde, mais aussi la formation de l’Amérique moderne, la constitution de méga-fortunes, celles de Rockefeller ou de Gulbenkian, la lente évolution des mentalités qui président aux rapports entre le monde surdéveloppé consommateur et le tiers-monde producteur, etc.

Ces quelque cinq cents pages constituent une remarquable enquête, au fil de laquelle l’auteur égrène posément les périties et les arguments.

La réalité qui recouvre les activités des « Sept Sœurs » est à l’image de leur flotte pétrolière, « entreprise dépourvue de centre ou de base géographique, dont le cœur navigue en haute mer entre une source intermittente d’approvisionnement et une destination sujette à changement enfin, pour couronner le tout, n’ayant d’allégeance envers aucun pays particulier ».

À partir de 1975, l’action des pétrolières devient beaucoup plus transparente. Non pas par choix, mais parce qu’elles sont désormais dans la mire des médias qui les suivent à la trace, d’abord sur fond de crise mondiale, puis notamment sur les enjeux environnementaux.

Depuis quelques années, alors qu’on s’interroge sur la possibilité que les réserves pétrolières mondiales soient en train de s’épuiser face à l’accélération de la demande dans les économies émergentes et à l’épuisement des réserves de pétrole conventionnelle, de nouveaux enjeux géostratégiques refont surface. Qui a du pétrole ? En quelles quantités ? À quel prix ?

Ce dernier point est particulièrement important. Ce n’est pas tout d’en avoir, encore faut-il que son prix de revient lui permette d’être concurrentiel sur le marché mondial. Ainsi, le prix de revient du pétrole extrait des sables bitumineux est très élevé (entre 65 et 75 $ le baril). Lorsque le cours mondial dépasse les 100 $ le baril, tout va pour le mieux dans le meilleur des mondes pour le pétrole albertain.

Mais lorsque le cours mondial du brut de référence en Amérique du Nord (le West Texas Intermediate ou WTI) baisse en dessous des 100 $ comme c’est le cas en ce moment (95,25 $ en ce 19 janvier 2013 et que se profile à l’horizon une nouvelle récession mondiale et une autosuffisance américaine en pétrole à compter de 2017 en raison des découvertes récentes dans le Bakken Field qui chevauche le Dakota du Nord et le Montana, avec un prix de revient nettement plus bas que celui des sables bitumineux de l’Alberta, la question de l’avenir de ces derniers se met à se poser. Va-t-il pouvoir trouver preneur ?

La question se pose avec d’autant plus d’acuité que l’acheteur applique parfois un escompte sur le prix de vente qui fluctue avec les conditions du marché et les caractéristiques du pétrole qu’il achète. Ainsi, le pétrole des sables bitumineux a une forte teneur en soufre qui va en compliquer le raffinage. En ce moment, les Américains l’achètent à escompte de 40 % sur le cours du WTI.

La problématique est différente pour chaque pays. La France n’a pas de pétrole et doit donc l’importer. C’est pour réduire la part du pétrole dans son bilan énergétique et dans ses équilibres d’échanges commerciaux qu’elle a développé une filière atomique très importante. Ce faisant, elle s’est créée une autre vulnérabilité avec l’uranium qu’elle importe à des conditions très avantageuses du Niger, une de ses anciennes colonies d’Afrique de l’Ouest.

Les troubles politiques qui agitent présentement cette partie du monde constituent une menace directe à la sécurité de ses approvisionnements. Qui plus est, Total, sa pétrolière nationale, vient tout juste de découvrir un important gisement de pétrole au Mali. En effet, le site français Boursorama affichait ces jours derniers la dépêche suivante : « Découverte pétrole bassin Taoudéni-Mali 11/01/2013 à 21:08 janvier 2012 – Total : résultats prometteurs de forages dans le bassin Taoudéni, Mali  ».

Cette information faisait suite à une autre parue l’an dernier presque jour pour jour :

« Simple hasard ? Alors que la région du Sahel est soumise à des troubles de plus en plus violents, l’actualité nous rappelle que la région est riche en pétrole.

Le géant pétrolier français Total vient en effet d’annoncer avoir signé deux permis d’exploration avec les autorités mauritaniennes dans le très prometteur bassin de Taoudéni.

Le groupe a ainsi acquis, en tant qu’opérateur, une participation de 90% dans les blocs C 9 en mer très profonde et Ta 29 à terre dans le bassin de Taoudéni. La compagnie nationale mauritanienne SMH détiendra les 10% restants.

Le bloc C 9, situé à environ 140 kilomètres à l’ouest des côtes mauritaniennes, s’étend sur plus de 10.000 km (!…), par des profondeurs d’eau comprises entre 2.500 et 3.000 mètres. Le bloc Ta 29 est situé dans le désert du Sahara à 1.000 kilomètres à l’est de Nouakchott, au nord du bloc Ta 7 sur lequel Total mène déjà des activités d’exploration.

En février 2011, la presse algérienne indiquait que le groupe français Total et le groupe énergétique national algérien Sonatrach avaient dans leurs besaces plusieurs projets au Sahel. L’essentiel semblant être pour les deux groupes de « rafler » le plus de projets possibles, au Mali et au Niger.

Les récentes découvertes de richesses minières, dans le bassin de Taoudéni, large de 1,5 million de kilomètres carrés, partagé entre le Mali, l’Algérie, la Mauritanie et le Niger, provoquent en effet désormais un vif intérêt pour cette région.

Jean-François Arrighi de Casanova, directeur Afrique du Nord de Total a ainsi fait état d’immenses découvertes gazières dans le secteur, freinant la progression du puits vers la zone pétrolière, en Mauritanie et le conduisant même à parler « d’un nouvel Eldorado ».

A travers sa filiale internationale Sipex, Sonatrach a par ailleurs obtenu l’approbation du ministère des Mines nigérien pour procéder à des forages expérimentaux.

Pour rappel, la Sipex est présente au Niger depuis 2005, plus précisément au périmètre de Kafra, situé à la frontière algéro-nigérienne.

Fin 2009, Sipex a obtenu une prolongation d’un an de la première période d’exploration, arguant d’une situation politique difficile dans le pays.

Au Mali, la filiale de Sonatrach présente depuis 2007, a acquis une prolongation de deux ans, émanant du ministère malien des Mines, pour la première phase d’exploration qui prendra fin en 2013.

Simple coïncidence ?

À trois mois de l’élection présidentielle au Mali, le gouvernement, déjà confronté aux enlèvements d’al-Qaida au Maghreb islamique (Aqmi) et à la menace d’une crise alimentaire, doit désormais faire face à une nouvelle rébellion touareg.

Ainsi, l’armée malienne a repris dans la nuit de jeudi à vendredi le contrôle des trois villes du nord-est du Mali attaquées mardi et mercredi par des rebelles.

« L’armée malienne a repris le contrôle des villes de Ménaka, de Tessalit et d’Aguelhok. Des renforts sont venus sur place », a déclaré une source militaire régionale.

Dans ces deux dernières villes, les combats ont fait 47 morts – 45 rebelles et deux soldats – selon le ministère malien de la Défense. Les rebelles touareg auraient été vus se dirigeant vers le nord-ouest du Mali.

Ces attaques sont les premières de ce type depuis un accord ayant mis fin à la rébellion mais également depuis le retour de Libye de centaines d’hommes armés ayant combattu aux côtés des forces du leader libyen Mouammar Kadhafi.

Plus globalement, l’instabilité provoquée par les activités d’Aqmi dans le nord du Mali, lieu d’implantations de plusieurs de ses bases, a été renforcée par le retour sur le territoire libyen de plusieurs centaines de ces rebelles.

Elisabeth STUDER – www.leblogfinance.com – 21 janvier 2012  »

Total, ce n’est pas que la France. C’est aussi Paul Desmarais et l’Empire Power. Et, « comme par hasard », le Canada participe à l’intervention française au Mali. Pour lutter contre le Djihad islamique et le risque terroriste, nous dit-on…

En Libye, il fallait, disait-on, débarrasser le pays d’un tyran sanguinaire. On a appris depuis que le tyran en question avait donné 400 millions d’euros à Sarkozy, 

et qu’il était devenu pour ce même Sarkozy, l’ami de Paul Desmarais, un témoin gênant.

Au lendemain du renversement de Kaddhafi, Total se réjouissait de pouvoir reprendre rapidement ses activités en Libye, pour se faire dire quelques mois plus tard que les soupçons de corruption qui pesaient contre elle risquaient de la disqualifier pour l’obtention de nouveaux permis.

Pour les dessous pétroliers de l’opération de l’Otan contre la Lybie, voir cet article paru sur le site Russia Today intitulé « Libya : So it was all about oil after all ! ».

Total a donc dû jeter son dévolu sur d’autres régions, et c’est ainsi qu’elle a accéléré ses programmes d’exploration au Mali. « Comme par hasard », elle annonce une découverte importante juste au moment de l’annonce de l’intervention française dans ce pays. Si ce n’est pas « arrangé avec le gars des vues »*…

* Expression québécoise qui signifie « du cinéma »

Richard Le Hir



Articles Par : Richard Le Hir

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