De nouveau dans le jeu : tribus et société au Pakistan

Pachtounistan, Baloutchistan, Waziristan

Les êtres humains ont différentes identités, et ces identités varient au fil du temps. La famille, le clan, la tribu, l’État nation, la nationalité, la religion sont diverses expressions de cette identité au fil de temps.

Les identités peuvent être des groupes d’affinité, ou des groupes distincts qui interagissent et parfois aussi entrent en conflit. Les relations des tribus entre elles, l’accès aux ressources extérieures et les relations avec le pouvoir central sont autant d’éléments-clés des sociétés tribales. L’Inde moderne a acquis sa forme actuelle sous la domination coloniale britannique. L’autorité centrale a eu la part belle avec les tribus paysannes qui peuplaient les plaines, elle a pu les faire passer sous sa domination au prix d’une modeste effusion de sang. La centralisation de l’État à l’époque de la domination britannique a eu des effets divers  sur les structures tribales du sous-continent. C’est surtout dans le centre de l’Empire que l’urbanisation et le rattachement au pouvoir central ont affaibli les structures tribales. Pour les tribus périphériques, en particulier les Baloutches et les Pachtounes, on a choisi une autre démarche. Leur pays  au relief  tourmenté ne se prête pas à une production agricole à vaste échelle. Le pouvoir central ne pouvait en espérer aucun profit valant d’y exercer un contrôle agressif. Y maintenir d’importants contingents militaires pour tenir en échec les tribus rebelles ne semblait pas une opération rentable sur le long terme. L’administration centrale britannique préféra donc exercer un contrôle indirect par l’intermédiaire des chefs de tribu et pour le reste livrer celles-ci à elles-mêmes. De temps à autre on organisait quelques expéditions militaires pour punir les criminels.

Le Pakistan a pour l’essentiel poursuivi cette politique. Comme tous les États post-coloniaux le Pakistan a cherché à se créer une identité nationale à même de remplacer les autres identités (présentes sur son territoire), en premier lieu celles des tribus vivant dans les zones frontalières. Ces tentatives ont connu des fortunes diverses . L’État a réussi à gagner  quelques groupes tribaux au concept d’identité nationale par le biais d’un rattachement à la structure étatique. Mais d’autres en revanche, qui n’étaient pas bien vus ou se défendaient avec acharnement contre le rattachement à un État centralisé se sont au mieux contentés de promesses toutes formelles de loyauté envers l’État. Toutes les fois  où l’État central s’est trouvé en difficulté, ces derniers ont choisi l’affrontement.

Les tribus aux marges des empires et des États-nations qui leur succédèrent ont vécu durant des siècles du pillage des zones habitées plus prospères situées à proximité  et d’alliances avec des armées qui traversaient leur domaine propre à la recherche de richesses détenues par d’autres pays. Le tracé de frontières définies fit de la contrebande l’une des principales sources de revenu pour les tribus.  Des cartels de contrebandiers formés de  membres des tribus pratiquent la contrebande des produits de luxe, des alcools et des drogues entre les États du Golfe, l’Iran, le Pakistan et l’Afghanistan – un trafic qui brasse des millions de dollars. Avant l’indépendance les tribus n’avaient pas le droit de contrôler les ressources des zones plus prospères; leurs activités se limitaient donc à leur propre domaine tribal. Les membres des tribus pouvaient servir dans les forces armées et paramilitaires, et une fois le calme rétabli, ils revenaient sur les terres de leurs ancêtres.

Depuis 1947 cette situation a profondément changé. Des institutions d’État, comme les écoles, les universités et les hôpitaux ont contribué à renforcer les liens avec l’État central. En outre, nombre de membres des tribus sont entrés au service de l’État, à tous les échelons. Toute une série de hauts fonctionnaires et d’officiers de l’armée issus des tribus ont occupé des positions élevées au sein de l’État, ce qui a induit une fêlure. D’un côté les membres des tribus cherchent à obtenir un maximum de l’État et tiennent à conserver leurs chances de servir  l’État et  l’armée, ainsi qu’à envoyer des représentants aux assemblées nationales et sénats. D’autre part ils veulent garder leur indépendance et ne tolèrent aucune ingérence étatique. Cela signifie que leurs représentants dans les Parlements sont autorisés à débattre et à voter des lois, mais que ces mêmes lois ne sont pas appliquées dans les districts qu’ils représentent. En conséquence les fonctionnaires civils et militaires mettent en œuvre des lois dont ils exceptent les territoires d’où ils sont eux-mêmes originaires. Il arrive un moment où les sociétés tribales doivent s’affronter à ce hiatus. Le choc entre les intérêts des classes vivant dans les zones urbaines et (rurales) plus prospères et celles qui occupent les zones tribales accentuera inévitablement les frictions dans l’ensemble de la société.

 

  

Peshawar, janvier 2006 : le général de corps d’armée Orakzai (à g.) est nommé gouverneur de la Province frontalière du Nord-Ouest, poste auquel il remplace le général de corps d’armée Iftikhar Hussain Shah (à dr.)

Lorsqu’en octobre 2001 les troupes US débarquent en Afghanistan, des troupes paramilitaires et régulières pakistanaises y sont déjà stationnées. Le commandant du corps d’armée l’époque, le général Ali Muhammad Jan Orakzai (un Pachtoune, membre de la tribu des Orakzai,  et  actuellement gouverneur de la Province frontalière du Nord-Ouest), l’inspecteur général du corps d’armée frontalier alors en poste , le général de division Hamid Khan (à l’heure actuelle général de division et commandant du corps d’armée de Peshawar) et le gouverneur d’alors, le général de corps d’armée Iftikhar Hussain Shah, collaboraient patiemment avec les anciens des tribus et le stationnement ne donnait lieu à aucune violence.  Ces trois hauts gradés étaient des Pachtounes, ce qui facilitait beaucoup les négociations avec les chefs de tribu. Le front afghan est resté calme pendant quelque temps, mais ces trois dernières années ont vu une escalade de la violence. La tactique militaire agressive pratiquée par les Américains en Afghanistan dans les zones pachtounes, où règne une violence endémique, ainsi  que leur hostilité envers toutes les tribus pakistanaises en général a compliqué la situation. La montée de la violence en Afghanistan constitue le principal problème, mais faute  d’une compréhension correcte  de la dynamique complexe de la région, la démarche militaire réflexe des USA, qui ne tient compte que du nombre de tués sans développer de plan permettant de trouver une véritable solution, ne peut que leur apporter revers et échecs et perpétuer l’effusion de sang dans la région. Soumis par les USA à de fortes pressions, le général Pervez Musharraf a lancé en 2004 des opérations militaires au Waziristan, contre l’avis de nombreux militaires eux-mêmes. Le résultat a été catastrophique. Aussi bien les paramilitaires que les forces régulières ont subi de lourdes pertes et les violences se sont rapidement étendues à d’autres zones. Là-dessus l’armée a eu recours à l’artillerie lourde ainsi qu’aux hélicoptères et avions de combat pour prendre l’avantage. Ils ont récolté des dommages collatéraux et le rejet d’un grand nombre de membres des tribus. Ce sont les attaques menées par des militants contre des chefs de tribus collaborant avec le gouvernement qui constituèrent pour ce dernier le choc en retour le plus désastreux. 

Le gouvernement manquait de renseignements dans la région car les habitants, par crainte de représailles exercées par les militants, ne lui transmettaient plus aucune information d’ordre militaire. Mais en l’absence de ces informations toute opération menée dans les zones tribales est vouée à l’échec. Le général Musharaff s’en avisa rapidement, ce qui joua un rôle déterminant dans  sa décision de conclure  un armistice avec les groupes locaux d’activistes. C’était indispensable pour gagner du temps et permettre au gouvernement de reconstruire son réseau d’informateurs. Mais la plus grande difficulté était d’en convaincre les Usaméricains. Musharraf emmena avec lui en visite à Washington le gouverneur de la Province frontalière du Nord-Ouest, le général de corps d’armée Ali Muhammad Jan Orakzai, et tous deux essayèrent de faire comprendre leur démarche aux  membres de l’administration US. Washington accorda un délai de quelques mois pour tester son efficacité. Devant l’escalade de la violence en Afghanistan et  l’infiltration continue de combattants venus du Pakistan, la pression exercée sur ce pays pour « qu’il fasse quelque chose » se faisait de plus en plus forte. En février 2007 le vice-président Dick Cheney rencontra Musharraf « entre quatre z’yeux » à Islamabad pour en discuter. Il était accompagné du vice-Directeur des Opérations » de la CIA, chargé de faire le point sur les menées des activistes au Waziristan.

 


La bannière du  « Pachtounistan », «  le pays des Pachtounes », que des nationalistes afghans souhaiteraient reconquérir sur le Pakistan.

  

Washington souhaite que le Pakistan agisse rapidement, mais est incapable de réaliser le dilemme qui se pose aux Pakistanais. Les forces pakistanaises subissent des entraves lourdes de conséquences. En premier lieu elles sont perçues comme agissant au service des intérêts des USA, et non du Pakistan. Ni les officiers ni les troupes normales n’ont de cœur  à l’ouvrage et lorsque l’engagement se fait plus actif, les effets s’en font sentir sur le moral et la discipline des troupes. Quelques soldats et officiers ont fait l’objet de sanctions disciplinaires pour avoir refusé de prendre part aux actions militaires dans les zones tribales. Vu leurs faibles effectifs, les unités paramilitaires sont plus que surmenées. Une grande partie des troupes frontalières présente dans les zones frontalières du Nord-Ouest (recrutées dans les zones tribales ; les officiers sont fournis par l’armée) sont stationnées dans le Nord et le Sud du Waziristan ainsi que dans les deux districts administratifs à problèmes de Khyber et Bajawar. Si d’aventure un autre conflit éclatait dans une zone tribale quelconque (entre sectes ou dans le cadre du maintien de l’ordre et de la loi), il serait difficile d’envoyer dans cette région des troupes paramilitaires. Les troupes frontalières (recrutées principalement dans les régions où le calme est revenu) sont elles aussi surmenées. Ces troupes sont destinées d’une part au maintien de l’ordre et de la loi  dans les régions situées entre territoires tribaux et régions pacifiées, dites régions frontalières, d’autre part servir d’appoint aux forces de police dans les régions sécurisées. Plus des deux tiers de ces troupes sont en poste hors des régions frontalières. C’est pour cette raison, entre autres, que les militants ont pu étendre leur influence  dans les régions frontalières, lorsqu’on les a mis sous pression dans les territoires tribaux. S’il survenait une nouvelle crise, le gouvernement devra recourir aux troupes régulières. En outre, un grand nombre de Pachtounes originaires des régions pacifiées des districts frontaliers du Nord-Ouest sert dans le Corps frontalier du Baloutchistan (une unité indépendante placée sous le commandement d’un général de division.) 

 

 Cérémonie funéraire au Waziristan

  

Divers groupes de militants locaux et étrangers agissant dans les zones tribales se sont regroupés lorsque les forces de sécurité pakistanaises ont lancé des opérations contre eux. Des militants étrangers (ouzbeks, tchétchènes, Arabes) et leurs alliés tribaux locaux ont combattu les unités pakistanaises. Des divergences entre ces groupes – idéologiques, méthodologiques et surtout à propos des ressources financières – sont inévitables et conduiront elles aussi à des chocs armés. À peine les premiers coups de feu avaient-ils été tirés qu’un affrontement se déclencha entre des membres des tribus et des militants étrangers (principalement des Ouzbeks) et leurs alliés locaux, faisant en mars  2007 plus de 100 morts au Waziristan. On ne sait pas vraiment si les combattants tribaux locaux sont entrés en conflit avec les combattants étrangers pour des raisons propres ou s’ils ont agi sur ordre du gouvernement. La difficulté pour Islamabad sera de maîtriser cette situation. Certains penseront qu’il vaut mieux laisser les tribus régler leurs problèmes  elles-mêmes  et ne pas y impliquer les troupes gouvernementales. D’autres estimeront qu’il faut soutenir activement les combattants des tribus locales contre les militants étrangers et leurs appuis locaux. Ces derniers  pourraient essayer d’impliquer les forces de sécurité pakistanaises dans leurs luttes et  de provoquer une violente réaction du gouvernement  qui monterait les guerriers tribaux contre le gouvernement. Forte sera la tentation pour Islamabad de lancer une vaste opération militaire pour  résoudre une fois pour toutes le problème des militants étrangers. Toutefois cette tentative pourrait échouer et faire basculer les guerriers tribaux dans le camp des groupes extrémistes qui opèrent dans la région. À court terme   une  soutien clandestin avec fourniture de renseignements et d’armes joint à des compensations financières pour les guerriers morts ou blessés sera plus que suffisant. Mais il est plus important de réfléchir aux conséquences à long terme. Même si les militants locaux étaient à même de résoudre le problème des combattants étrangers, ce succès fortifierait inévitablement leurs position dans la région et donc réduirait à néant l’autorité du gouvernement et ouvrirait la voie à de nouveaux conflits armés entre groupes militants. Le cas de l’Afghanistan est un exemple classique de ce genre de querelles, qui, soutenues par une aide financière étrangère et impliquant le gouvernement par le biais de milices locales continuent à couver. Il y a en Afghanistan un grand nombre de raisons à l’escalade de la violence. L’échec des USA sur les plans politique, militaire et du renseignement ainsi que sur celui de la reconstruction constitue un facteur déterminant. Il est invraisemblable que l’élimination des combattants étrangers en Afghanistan mette un terme aux hostilités. La seule voie praticable pour parvenir à  la paix et à la stabilité dans la région réside dans une stratégie ambitieuse ainsi que dans la coopération des principaux partis en conflit pour trouver un accord viable. Il faudra du temps et de la patience de tous les côtés pour rétablir l’équilibre entre l’influence des chefs de tribu et l’autorité (restreinte) du gouvernement dans les zones tribales. Il faudrait encourager les membres des tribus à discuter des conséquences qu’auraient pour leur région les activités incontrôlées de groupements militants en grand nombre. Islamabad devrait se concentrer sur le problème des militants. Des changements fondamentaux dans les structures tribales et le mode d’administration, qui auraient dû être entrepris depuis longtemps, n’ont dans la conjoncture actuelle aucune chance d’aboutir. Tous ceux que ces changements désavantageront s’y opposeront et n’hésiteront pas à employer la force pour contrer les tentatives du gouvernement. Cette violence ne relèvera que des affaires locales, mais contribuera inévitablement à accroître l’instabilité générale et offrira ainsi aux groupes extrémistes une occasion idéale d’élargir leur influence.

Un exemple montrera la complexité de la situation.  En 1999,  25 localités ont été retirées de la Mohmand Agency (district administratif limitrophe au Nord-Ouest du district de Peshawar, NdT) et rattachées aux districts pacifiés.  Les membres des tribus ne paient normalement ni impôt foncier ni l’électricité qu’ils consomment. Le rattachement de ces localités aux districts pacifiés signifiait leur passage sous le  droit pakistanais et la perte de quelques-uns de leurs anciens privilèges, ce qui provoqua du mécontentement. Un petit groupe, qui se donna le nom de Résistants de Mohmand, s’en prit à quelques propriétés de l’État – poteaux électriques en particulier – ce qui entraîna des problèmes dans une grande partie du district de Mohmand.

   

               Guerrier marri                                                           Membres d’une milice bugti

 

 

Les tentatives des USA, de l’Afghanistan et du Pakistan pour se mettre d’accord n’ont pas abouti. Les USA organisèrent une commission tripartite qui devait permettre aux militaires usaméricains, à l’Afghanistan et au Pakistan de collaborer. En mars 2006 Washington envoya des militaires pakistanais et afghans en Allemagne discuter de sécurité frontalière . En 2006 le président afghan Hamid Karzai proposa d’inviter des anciens des tribus pakistanaises et afghanes pour s’attaquer au problème de la violence dans la région. Une délégation de neuf membres de la commission de la Jirga sous la conduite de Pir Syed Ahmed Gilani se rendit en mars 2007 au Pakistan pour discuter de la situation instable dans les zones tribales des deux pays. En l’absence de visées  à long terme et de mesures concrètes il est improbable que la simple rencontre d’anciens des tribus résolve un problème aussi complexe.

Les intérêts divergents des divers clans et tribus, les rivalités internes des tribus, le caractère douteux de personnages-clés à l’échelon des États nationaux ainsi que l’implication d’un grand nombre d’acteurs rendront difficile, voire impossible, toute solution raisonnable. La violence ne cessera pas dans les territoires tribaux tant que les gouvernements pakistanais et afghan continueront de se prendre aux cheveux. Aussi bien ces deux gouvernements que les USA seront fortement tentés de rechercher leur propre intérêt en utilisant les groupes tribaux comme des marionnettes. La conséquence en sera la poursuite de l’escalade de la violence dans ces régions.

Les tribus sont passées maîtresses dans l’art de tirer les marrons du feu à chaque crise. À l’heure actuelle il y a de grosses sommes d’argent en jeu, provenant de différentes sources. Les territoires tribaux reçoivent de l’argent pour financer le Djihad, la guerre sainte, de la part des États du Golfe et de l’argent de la part des USA, du Pakistan et de l’Afghanistan pour combattre le Djihad, ainsi que de l’argent provenant du trafic de la drogue et de la contrebande mafieuse – et les tribus sont ravies de puiser à toutes les sources accessibles. Des membres des tribus d’Islamabad s’adresseront à Kaboul tandis que d’autres, des Afghans  mécontents de Kaboul, s’adresseront à Islamabad. Les anciens de tribus waziries ne sont pas allés à Kaboul présenter leurs demandes.  

En mars 2001, environ 60 chefs de tribu se sont rendus en Afghanistan où ils ont rencontré des officiels afghans.

Ils ont demandé à l’OTAN et aux officiels afghans de négocier directement avec eux sans passer par Islamabad. Le Pakistan joue le même jeu en travaillant avec les tribus vivant derrière la ligne Durand (frontière entre le Pakistan et l’Afghanistan.) Si l’on assiste à une escalade de la violence et que le Pakistan perde toute autorité sur ses régions frontalières il se peut que les USA soient obligés de revoir leur engagement en Afghanistan. Les Afghans non Pachtounes n’attendent que cela. Ils pourraient s’agiter plus tôt que prévu. Il peut s’ensuivre une partition de l’Afghanistan, voulue ou non, qui suivrait les frontières ethniques et établirait l’Hindoukouch comme  frontière. Dans ce cas, l’État pakistanais serait soumis à une énorme pression  et courrait un risque d’éclatement selon des lignes ethniques et idéologiques.  Les grands perdants seraient alors les Pachtounes, car l’essentiel des violences se déroulerait inévitablement en territoire pachtoune et leurs villes, villages et chaînes de montagne deviendraient un champ de bataille.


Nawab Akbar Khan Bugti , « le Tigre du Baloutchistan » était le « tumandar »(chef de clan) de la tribu baloutche Bugti. Tué à ll’âge de 80 ans par l’armée pakistanaise  le 26 août 2006 près de Tratani,  dans le district de Kohlu, il est aujourd’hui célébré par les Baloutches comme héros et martyr. Ses soixante ans de carrière politique s’achevèrent en un « combat de l’ombre » contre le régime Musharraf.

La situation au Baloutchistan

  

Au Baloutchistan, la situation est encore plus confuse. Nous avons affaire ici à deux tribus distinctes aux motivations différentes : les Baloutches et les Pachtounes. Les Baloutches constituent une unité ethnique , leurs  motivations sont nationalistes. Ils sont en butte à des vexations de la part de l’État et de la société pakistanais. Leur petit nombre et leur faible représentation dans les diverses composantes de la société renforcent encore leur marginalisation. Au cours des soixante dernières années les Baloutches se sont soulevés plusieurs fois contre l’autorité centrale. Depuis 2004 le Baloutchistan a connu une escalade considérable de la violence. Des activistes baloutches ont attaqué les forces de sécurité et commis des attentats contre d’importantes infrastructures , telles que gazoducs et voies ferrées, auxquels les forces de sécurité ont répondu en lançant des opérations contre les Baloutches. Des membres des trois principaux clans, les Bugti, les Marri et les Mengals, sont en conflit armé avec le gouvernement. Ce dernier tente de tirer parti des rivalités et de la concurrence entre clans pour contrer discrètement les objectifs des tribus hostiles. Un bon moyen de pérenniser l’instabilité. Il faudrait au contraire faire des efforts sincères pour entamer un dialogue raisonnable avec les Baloutches. Leurs plaintes doivent être prises en compte quand elles sont justifiées et Islamabad doit mettre les Baloutches au courant de tout ce qui  concerne le développement de la province. Ni les Pachtounes ni les Baloutches ne sont des blocs monolithiques. Non seulement ce sont deux tribus distinctes, mais  ils ont aussi des visions politiques différentes. Dans les régions du Baloutchistan à majorité pachtoune, les Pachtounes afghans ont pu conserver une certaine influence. Des rebelles en lutte contre les unités afghanes et les troupes de la coalition ont également trouvé un appui chez ces Pachtounes. Ce soutien repose sur des liens religieux, ethniques et tribaux. D’un autre côté, les nationalistes pachtounes considèrent que les violences actuelles, dans lesquelles des Pachtounes périssent dans les deux camps, sont contraires à leurs intérêts. 

 

Huile sur le feu au Baloutchistan iranien 

La situation à la frontière irano-pakistanaise continue elle  aussi à se dégrader. Il y a eu plusieurs échanges de tirs entre des contrebandiers et autres fauteurs de troubles d’une part et les forces de sécurité des deux pays d’autre part. En février 2007 les forces de sécurité pakistanaises ont arrêté sept Iraniens qui tentaient de passer au Pakistan. Les deux pays ont eu des divergences quant au pays compétent pour les interroger et l’Iran a fermé ses frontières en signe de protestation. Au début de 2007 un groupe sunnite du nom de Jundullah a revendiqué la responsabilité des attaques contre les forces iraniennes dans la région du Baloutchistan-Sistan (province située au Sud-Est de l’Iran, NdT). L’Iran s’apprête à construire une barrière le long de sa frontière avec l’Afghanistan, un motif de mécontentement pour les Baloutches des deux pays. De plus, si l’Iran élève une barrière frontalière, la contrebande en souffrira, ce qui amène les contrebandiers à contribuer au financement des activités des rebelles baloutches des deux côtés de la frontière. L’Iran, inquiet des intentions usaméricaines, voit d’un œil méfiant la coopération usaméricano-pakistanaise et soupçonne Washington et Islamabad de faire cause commune pour préparer un casse-tête à Téhéran, en attisant les problèmes du Baloutchistan iranien. Quelques émirats du Golfe, qui craignent que le port de Gwadar ne leur fasse perdre une partie de leurs revenus, soutiennent eux aussi en sous-main divers groupes armés baloutches. Ils pourraient considérer le renforcement des Baloutches ethnicistes et nationalistes comme un bouclier contre l’extrémisme religieux basé dans cette région. Ce projet pourrait aussi être soutenu par l’Inde, trop heureuse de s’y impliquer. Celle-ci pourrait en effet, à l’avenir, utiliser cette option comme un outil de marchandage dans le différend au sujet du Cachemire. Le compromis pourrait être : « Vous arrêtez de soutenir nos terroristes et vos combattants de la liberté, et nous vous rendons la pareille. » Si l’instabilité aux frontières de l’Afghanistan, du Pakistan et de l’Iran continue de croître, les Baloutches pourraient être tentés de suivre l’exemple des Kurdes irakiens et essayer de créer leur propre territoire autonome.

Toutes les parties ont leur part de responsabilité  dans la situation dangereuse  qui règne actuellement dans cette région instable. Washington est responsable par ses courtes vues, son arrogance, son ignorance inquiétante des réalités locales et son refus de prendre en compte les problèmes des autres. Les Afghans sont responsables par leurs guerres de tranchées, leur penchant à sauter sur le premier train qui passe, si cela sert leurs intérêts à court terme transformant ainsi leur beau pays en un champ de décombres. L’Inde et le Pakistan sont responsables parce qu’ils utilisent l’un comme l’autre les Afghans pour promouvoir leurs propres intérêts et s’accommodent des pertes humaines et matérielles sur le champ de bataille qu’ils ont choisi , ce qui est révoltant. Au lieu d’utiliser leurs pétrodollars pour le développement et le progrès, les Arabes ont choisi d’investir leur argent dans l’extrémisme et la destruction. Maintenant tous déplorent les fruits amers qu’ils récoltent et rejettent la faute sur les autres, fermant les yeux sur leur propre rôle. Attendre que cesse la violence dans les territoires tribaux est irréaliste. Tous les ingrédients sont présents  pour favoriser des conflits armés: l’amour des tribus pour leur indépendance, leur méfiance ou hostilité envers un État central lointain et indifférent, une région à la géographie tourmentée, l’accès aux armes les plus sophistiquées, des intérêts financiers à la pelle, des rivalités entre tribus et un redoutable entêtement idéologique ; leur réunion peut faire du moindre incident le déclencheur de violences spontanées ou préparées. Tous les efforts devraient viser à limiter  la violence au maximum. Tous les partis, en premier lieu les États nationaux, devraient résister à la tentation d’utiliser les gens des tribus pour servir leurs intérêts à court terme.

La patience, une vertu essentielle dans un pareil contexte, n’a jamais été le fort des Usaméricains. Les USA et l’OTAN doivent réorganiser leurs priorités et accepter ce fait incontournable : espérer une pacification de l’Afghanistan sans coopération dans la région, et sans prise en compte des intérêts légitimes de l’Iran et du Pakistan est et restera une chimère. L’Iran et le Pakistan, pour leur part, doivent prendre acte des nouvelles réalités et cesser toute ingérence dans les affaires intérieures afghanes. Non par égard pour l’Afghanistan, mais dans la certitude que  le feu  qu’ils attisent là-bas finira inévitablement par incendier leur propre maison. Ils ont le droit de présenter leurs objections, mais il n’est pas dans leur intérêt d’armer les Afghans pour pousser par procuration à une solution violente. Ils devraient en cette occasion tirer la leçon des échecs de leurs tentatives passées. Le gouvernement afghan, lui, devrait reconnaître ses limites et ne pas chercher la confrontation avec ses voisins. Dans la région, la coopération, en particulier entre le Pakistan, l’Iran et l ‘Afghanistan, jouera un rôle décisif  dans l’apaisement des tensions dans les territoires tribaux frontaliers. Si les gouvernements persistent dans leurs dissensions et  leurs mutuelles accusations, ils ne feront que faciliter la tâche aux acteurs non étatiques qui cherchent à étendre leur influence aux dépens de l’autorité des États. Cela vaut pour tous les pays : l’Afghanistan voit ses zones frontalières passer sous le contrôle des rebelles, le Pakistan l’influence d’activistes armés s’étendre dans des districts pacifiés et les activistes baloutches s’enhardir de plus en plus, quant à l’Iran, il se trouve confronté à une rébellion qui gagne rapidement du terrain dans la région du Baloutchistan-Sistan. Les troupes des USA et de l’OTAN se retrouveront au centre de ce réseau d’intrigues et de changement d’alliances permanent. Si la violence dépasse un certain seuil et déploie des forces centrifuges, la puissance des tribus dans la région pourrait jouer le rôle de catalyseur pour l’accroissement de l’instabilité et même peut-être  l’éclatement de trois grands États, l’Afghanistan, le Pakistan et l’Iran. Au cours des 150 dernières années les représentants d’une autorité centrale (d’abord les Britanniques, puis les autorités pakistanaises) ont pénétré profondément dans les territoires des tribus  pour essayer de les contrôler et d’étendre l’autorité de l’État. Toutes ces tentatives se sont terminées par une sorte de compromis avec les chefs de tribu et un exercice indirect du pouvoir. Ironie du sort : 150 ans après, les successeurs du Raj (l’administration coloniale britannique en Inde , NdT) ainsi que quelques nouveaux acteurs en font à nouveau l’expérience.

 

 Baloutche 

 
 

Article original en anglais, avril, 2007. 

 

 

Traduit de la version allemande de Hergen Matussik par Michèle Mialane et révisé par Fausto Giudice, membres de Tlaxcala, le réseau de traducteurs pour la diversité linguistique. Cette traduction est en Copyleft pour tout usage non-commercial : elle est libre de reproduction, à condition d’en respecter l’intégrité et d’en mentionner sources et auteurs.

Le Dr. Hamid Hussain est un analyste indépendant basé à New York. On peut consulter son site web .



Articles Par : Dr. Hamid Hussain

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