Des historiens dénoncent le blanchiment des crimes de guerre japonais
La semaine dernière, cent quatre-vingt sept historiens éminents d’universités aux Etats-Unis, au Canada, en Australie et d’autres pays ont publié une lettre ouverte critiquant le gouvernement japonais de Shinzo Abe parce qu’il continuait à blanchir les crimes de guerre passés du Japon.
La lettre, intitulée « Lettre ouverte en soutien aux historiens du Japon » prend pour cible l’attitude du gouvernement Abe vis-à-vis des « femmes de réconfort, » — euphémisme censé décrire les femmes qui ont été forcées à devenir des esclaves sexuelles de l’armée japonaise entre 1930 et 1940. Elle appelle à la défense de la « liberté de la recherche historique » au Japon et dans tous les pays contre les falsifications nationalistes.
Parmi les signataires figuraient des historiens notoires tels Herbert Bix, professeur émérite de l’Université Binghamton/Université de l’Etat de New York (SUNY), Ezra Vogel, professeur émérite de l’Université de Harvard et Bruce Cumings de l’Université de Chicago. Une lettre écrite plut tôt et publiée en février par dix-neuf historiens américains avait déjà critiqué les efforts entrepris par Abe pour modifier dans les manuels d’enseignement américains les références aux ‘femmes de réconfort’.
Le système des femmes de réconfort fut mis en place au début des années 1930. Alors que les premières femmes concernées furent japonaises, au fur et à mesure de la propagation de la guerre dans tout le Pacifique, l’armée se tourna vers ses colonies et y contraignit des femmes pauvres à subir ce sort à l’aide de fausses promesses de bons emplois dans les usines. Quelques 200.000 femmes venues de Corée, de Chine, des Philippines et d’autres pays asiatiques furent ainsi placées dans des bordels qu’on les empêcha de quitter. Nombre d’entre elles se suicidèrent pour échapper à ce traitement barbare.
La lettre ouverte précise: « Nous soussignés, spécialistes de l’histoire japonaise, exprimons notre unité avec les nombreux historiens courageux du Japon qui aspirent à une histoire précise et correcte de la Deuxième Guerre mondiale en Asie. » Des historiens et des journalistes japonais ayant publié des informations sur les crimes de guerre ont été critiqués et dans certains cas menacés de violences par des nationalistes droitiers qui prétendent que les femmes de réconfort étaient des prostituées volontaires et qu’affirmer le contraire est un affront à l’honneur du Japon.
Yoshiaki Yoshimi, un historien japonais spécialiste de la question des femmes de réconfort, a reçu des menaces de mort par téléphone et par lettre après avoir publié ses recherches sur les femmes de réconfort dans les années 1990. L’un de ces messages disait, « Vous devez mourir. » En 1992, Yoshimi avait découvert, dans la bibliothèque du ministère de la Défense japonais (appelé alors Agence de Défense), de très nombreux documents datant des années 1930 et montrant le rôle joué par l’armée dans la mise en place, partout en Asie, de ‘stations de réconfort’ (bordels militaires).
En janvier de cette année, l’ancien journaliste d’Asahi Shimbun, Takashi Uemura, a déposé une plainte en diffamation contre Bungei Shunju, un éditeur, et Tsutomu Nishioka, professeur droitier de l’Université chrétienne de Tokyo et négateur des crimes contre les femmes de réconfort. Nishioka avait accusé Uemura d’avoir écrit de fausses informations dans ses articles.
En déposant sa plainte, Uemura avait déclaré : « Il y a un mouvement au Japon pour empêcher les gens qui veulent faire la lumière sur les périodes sombres de l’histoire et sur certaines parties de la guerre que les gens ne veulent pas mentionner. »
Uemura fut visé une première fois par des nationalistes japonais en 1991, suite à deux articles écrits sur Kim Hak-sun, considérée comme la première femme de réconfort à avoir brisé le silence. Uemura fut accusé d’avoir écrit des choses fausses et il fut attaqué en tant que journaliste qui avait « fabriqué de toutes pièces l’affaire des femmes de réconfort. »
Les dénonciations lancées contre Uemura prirent de l’ampleur en août dernier suite à la rétraction par Asahi Shimbun d’une série d’articles sur les femmes de réconfort publiés dans les années 1980 et 1990 et qui faisaient référence au récit de Seiji Yoshida, un ancien soldat qui a disait avoir raflé des femmes en Corée durant la Seconde Guerre mondiale. Les historiens avaient rejeté au début des années 1990 le récit d’Yoshida tout en insistant sur les preuves manifestes du rôle joué par l’armée dans la mise en place des ‘stations de réconfort’.
Aucun des articles d’Uemura ne s’appuyait sur le récit d’Yoshida, mais les rétractions ont ouvert plus encore la voie aux attaques de nationalistes droitiers comme Nishioka contre les journalistes et les universitaires. Non seulement la vie d’Uemura fut menacée, mais l’Université d’Hokusei, où il travaille actuellement, a reçu des menaces à la bombe. Des photos de la fille adolescente d’Uemura ont également été diffusées en ligne avec des appels à forcer la jeune fille à se suicider.
Le gouvernement Abe a renforcé les affirmations des nationalistes en remettant en cause la déclaration faite en 1993 par Johei Kono, secrétaire du gouvernement japonais. Celle-ci faisait des excuses officielles mais limitées pour le traitement infligé aux femmes de réconfort durant la guerre du Pacifique. En juin 2014, le gouvernement Abe avait publié un rapport rédigé par cinq « experts » se demandant si les femmes et les jeunes filles avaient été embrigadées de force dans les bordels militaires.
La lettre de mardi poursuit en disant, « […] des historiens ont déterré de nombreux documents prouvant l’implication de l’armée dans le transfert des femmes et le contrôle des bordels. D’importantes preuves proviennent aussi de témoignages de victimes. Bien que leurs récits soient variés et affectés par les incohérences de la mémoire, les données globales qu’ils offrent sont irréfutables et étayées par les documents officiels ainsi que par les récits de soldats et d’autres personnes. »
La lettre montre aussi clairement la différence fondamentale entre le système des femmes de réconfort et les justifications avancées par les nationalistes japonais selon quoi la prostitution était chose courante sur les autres théâtres de guerre: « Parmi les nombreux cas de violence sexuelle en temps de guerre et de prostitution liée à l’armée au vingtième siècle, le système des ‘femmes de réconfort’ se distinguait par son ampleur et sa gestion systématique par l’armée, ainsi que par son exploitation de femmes jeunes, pauvres et vulnérables dans les région colonisées ou occupées par le Japon. » [souligné par nous]
La lettre ouverte survient moins d’une semaine après qu’Abe, le premier ministre japonais le plus droitier de l’après-guerre, a été chaleureusement accueilli par Obama lors de son voyage aux Etats-Unis. Abe a tenu un discours devant le Congrès, réuni en session commune, et il est le premier chef de gouvernement japonais à l’avoir fait. Les USA et le Japon se sont mis d’accord pour définir de nouvelles règles de sécurité et permettre ainsi au Japon de participer aux guerres impérialistes des Etats-Unis.
Tout ceci est lié au « pivot » des Etats-Unis vers l’Asie conçu pour subordonner économiquement la Chine et l’encercler militairement. Le Japon est encouragé par Washington à remilitariser, à jeter aux orties sa constitution d’après-guerre et à attiser les conflits territoriaux dans la région. Durant le voyage d’Abe aux Etats-Unis, Obama a une fois de plus promis de soutenir le Japon dans une guerre contre la Chine au sujet des îles contestées Senkaku/Diaoyu, en Mer de Chine du Sud.
Si la lettre des historiens ne lie pas directement le révisionnisme historique aux préparatifs de guerre, c’est bien le but de la campagne d’Abe: attiser le nationalisme japonais dans le but de conditionner l’opinion publique, notamment les jeunes, en vue de conflits à venir.
Ben McGrath
Article original, WSWS, paru le 11 mai 2015