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Des planètes différentes
Par Uri Avnery
Mondialisation.ca, 30 juillet 2008
Gush Shalom 30 juillet 2008
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https://www.mondialisation.ca/des-plan-tes-diff-rentes/9715

J’AI CONSACRÉ toute la journée à jongler entre les chaînes israéliennes et Aljazeera.

Cela a été une expérience éprouvante : en une fraction de seconde, je pouvais évoluer entre deux mondes, mais toutes les chaînes émettaient leurs informations au même moment. Dans l’un des sujets relatifs aux dernières nouvelles, les faits se passaient à une petite douzaine de mètres les uns des autres, mais ils auraient pu aussi bien se dérouler sur deux planètes différentes.

Jamais auparavant je n’avais ressenti le conflit tragique avec une intensité aussi forte que ce dernier mercredi, le jour de l’échange de prisonniers entre l’État d’Israël et le Hezbollah.

L’HOMME qui occupait une place centrale dans l’événement personnifie l’abîme qui sépare les deux mondes, le monde israélien et le monde arabe : Samir al-Kuntar.

Tous les medias israéliens l’appellent « l’assassin Kuntar », comme s’il s’agissait de son prénom. Pour les médias arabes, il est le « Héros Samil al-Kuntar ».

Il y a 29 ans, avant que le Hezbollah ne soit devenu une force qui compte, il a atterri avec ses camarades sur la plage de Nahariya pour mener une attaque qui s’est imprimée dans la mémoire nationale israélienne par sa cruauté. Au cours de cette attaque, une petite fille de quatre ans fût assassinée, tandis qu’une mère étouffa accidentellement son bébé en essayant de l’empêcher de révéler l’endroit où ils se cachaient. Kuntar avait alors 16 ans – il n’était ni palestinien ni chiite, mais druze libanais et communiste. Le coup avait été monté par un groupuscule palestinien.

Il y a quelques années j’ai eu une discussion avec mon ami Issam al-Sartaoui à propos d’un événement semblable. Sartaoui était un héros palestinien, un pionnier de la paix avec Israël, qui devait plus tard se faire assassiner en raison de ses contacts avec des Israéliens. En 1978, un groupe de combattants palestiniens (des « terroristes » en langage israélien) avaient atterri sur la côte au sud de Haïfa avec pour objectif de capturer des Israéliens en vue d’un échange de prisonniers. Sur la plage, ils se trouvèrent nez à nez avec une photographe qui se promenait innocemment par-là et la tuèrent. Après cela ils ont intercepté un bus plein de passagers, et à la fin tous ont été tués.

Je connaissais la photographe. C’était une charmante jeune femme, une personne bien, qui aimait photographier des fleurs dans la nature. Je fis des reproches à Sartaoui pour cet acte méprisable. Il m’a dit : « Vous ne comprenez pas. Ce sont des jeunes, presque des enfants sans entraînement et sans expérience, qui interviennent derrière les lignes d’un ennemi redoutable. Ils sont paniqués à mort. Ils sont incapables d’agir selon une logique froide. »

Ce fut l’une des rares occasions où nous n’avons pas été d’accord – bien que nous fussions, l’un comme l’autre, chacun au sein de sa communauté, des marginaux parmi les marginaux.

Ce mercredi, la différence entre les deux mondes était manifeste de la façon la plus extrême. Le matin, « l’assassin Kuntar » s’est réveillé dans une prison israélienne, le soir le « héro al-Kuntar » était devant une foule de cent mille Libanais enthousiastes appartenant à toutes les communautés et à tous les partis. Il ne lui a fallu que quelques minutes pour passer du territoire israélien à la minuscule enclave des Nations unies de Ras-al-Naqura et de là au territoire libanais, du royaume de la TV israélienne au royaume de la TV libanaise – et la distance était plus grande que celle franchie par Neil Armstrong lors de son voyage vers la lune.

En ne cessant d’évoquer « l’assassin aux mains tâchées de sang » qui ne serait jamais libéré, quoiqu’il arrive, Israël a fait de ce prisonnier parmi d’autres un héros de l’ensemble du monde arabe.

Aujourd’hui, c’est déjà une banalité de dire que le terroriste de quelqu’un est pour un autre un combattant de la liberté. Cette semaine, un léger mouvement du doigt sur la télécommande de la télé suffisait à en faire l’expérience en direct.

LES ÉMOTIONS S’EXPRIMAIENT intensément de part et d’autre.

Le public israélien était immergé dans une mer de chagrin et de deuil pour les deux soldats, dont la mort n’a été confirmée que quelques minutes avant le retour de leurs corps. Pendant des heures ensuite, toutes les chaînes israéliennes ont consacré leurs émissions aux sentiments des deux familles, que les médias  s’étaient employés ces deux dernières années à transformer en symboles nationaux (et aussi en instruments d’accroissement de leur audience).

Inutile de signaler que pas une voix en Israël n’a prononcé la moindre parole concernant les 190 familles dont les corps des fils ont été ramenés au Liban ce même jour.

Dans ce tourbillon d’apitoiement sur soi-même et de cérémonies de deuil, le public israélien n’avait plus ni énergie ni curiosité pour essayer de comprendre ce qui se passait de l’autre côté. Au contraire, la réception faite à l’Assassin et le discours de victoire de l’Inspirateur des Assassins ne firent que jeter de l’huile sur le feu de la fureur, de la haine et de l’humiliation.

Mais il aurait été vraiment utile pour les Israéliens de suivre les événements qui se déroulaient là-bas, parce qu’ils vont avoir de nombreuses incidences sur notre situation.

CE FUT, naturellement, le grand jour de Hassan Nasrallah. Aux yeux de dizaines de millions d’Arabes, il a remporté une victoire considérable. Une petite organisation d’un petit pays a mis à genoux Israël, la puissance de la région, tandis que les dirigeants de tous les pays arabes se mettent à genoux devant Israël.

Nasrallah avait promis de ramener Kuntar. C’est pour cela qu’il avait capturé les deux soldats. Après deux années et une guerre, le prisonnier qui vient d’être libéré se tenait à la tribune à Beyrouth, vêtu de l’uniforme du Hezbollah, et Nasrallah lui-même, risquant sa sécurité personnelle, est apparu pour l’embrasser devant les caméras de télévision, tandis qu’une foule en délire manifestait son enthousiasme.

Face à cette manifestation de courage personnel et d’assurance, un sens aigu de l’opportunité si caractéristique du personnage, l’armée israélienne a réagi par cette déclaration inepte : « Nous ne conseillons pas à Nasrallah de quitter son bunker ! »

Al Jazeera a fait voir cela, pris sur le vif, heure après heure, à des millions de foyers du Maroc à l’Irak et, au-delà, à tout le monde musulman. Il était impossible pour des spectateurs arabes de ne pas se laisser porter par les vagues d’émotion. Pour un jeune de Riyad, du Caire, d’Amman ou de Bagdad, il n’y avait qu’une seule réaction possible : voici l’Homme ! Voici l’homme qui réhabilite l’honneur arabe après des décades de défaites et d’humiliation ! Voici l’homme, en comparaison duquel tous les dirigeants du monde arabe sont des nains ! Et quand Nasrallah a annoncé que « à partir de ce moment, le temps des défaites arabes est révolu ! » il a exprimé les sentiments du jour.

Je présume qu’il y a eu aussi beaucoup d’Israéliens à faire des comparaisons peu avantageuses entre cet homme et les ministres de notre propre gouvernement, les champions des paroles creuses et des fanfaronnades. Comparé à eux, Nasrallah apparaît responsable, crédible, logique et déterminé, sans faux-fuyants et sans mots creux.

Á la veille de cet immense rassemblement, il s’est adressé au public et a interdit de tirer en l’air comme c’est l’usage dans les fêtes arabes. « Quiconque tire, tire dans ma poitrine, dans ma tête, dans mon vêtement ! » Pas un coup de feu n’a été tiré.

POUR LE LIBAN ce fut un jour historique. Rien de tel ne s’était produit dans le passé : toute l’élite politique du pays, sans exception, s’est dirigée vers l’aéroport de Beyrouth pour souhaiter la bienvenue à Kuntar, et dans le même temps saluer Nasrallah. Quelques-uns uns d’entre eux grinçaient des dents, bien sûr, mais ils comprenaient parfaitement dans quel sens soufflait le vent.

Ils étaient tous là : le Président du Liban, le Premier ministre, tous les membres du nouveau gouvernement, les dirigeants de tous les partis, toutes les communautés et toutes les religions, tous les anciens présidents et premiers ministres encore en vie. Le sunnite Saad Hariri qui a accusé le Hezbollah d’implication dans l’assassinat de son père ; le druze Walid Jumblat qui a exigé plus d’une fois la liquidation du Hezbollah ; et le chrétien maronite Samir Geagea qui porte la responsabilité du massacre de Sabra et Chatila ; avec beaucoup d’autres qui hier encore couvraient le Hezbollah d’injures.

Dans son discours, le nouveau Président a félicité tous ceux qui avaient participé à la libération de Kuntar, conférant ainsi une légitimité nationale non seulement à l’action du Hezbollah qui a mené à la guerre mais aussi au rôle militaire du Hezbollah dans la défense du Liban. Dans la mesure où le Président était encore récemment le commandant en chef de l’armée, cela veut dire que l’armée libanaise, aussi, accueille le Hezbollah.

Mercredi, Nasrallah est devenu le personnage le plus important et le plus puissant du Liban. Trois mois après la crise qui a failli causer une guerre civile, lorsque le Premier ministre Fouad Siniora a exigé que le Hezbollah abandonne son réseau privé de communication, le Liban est devenu un pays unifié. Des exigences comme le désarmement du Hezbollah sont devenues illusoires. Le Liban est uni également pour exiger la libération des fermes de Shebaa et la fourniture par Israël des cartes des champs de mines et des terribles bombes à fragmentation abandonnées par notre armée après la seconde guerre du Liban.

Ceux qui se souviennent du Liban comme d’un paillasson dans la région et des chiites comme d’un paillasson au Liban, peuvent évaluer l’immensité du changement.

EN ISRAЁL, il y a des gens pour critiquer l’échange de prisonniers en raison de l’accroissement étourdissant d’audience de Nasrallah et de l’ensemble du camp national-religieux dans le monde arabe. Mais la responsabilité d’Israël dans cette évolution est engagée depuis bien avant les tentatives d’Ehoud Olmert pour détourner l’attention de ses diverses affaires de corruption.

Sont à blâmer tous ceux qui ont apporté leur soutien à la stupide et destructive seconde guerre du Liban à laquelle ont applaudi dès le premier jour tous les médias, les partis « sionistes » et les intellectuels en vue. Les corps des deux soldats capturés auraient pu être récupérés par la négociation avant la guerre de la même façon que cela vient de se faire. C’est ce que j’avais écrit à l’époque.

Mais on peut faire remonter la critique beaucoup plus loin, à la première guerre du Liban d’Ariel Sharon. Á l’époque aussi, tous les médias, les partis et les intellectuels en vue avait fait un accueil délirant à la guerre le premier jour. Avant cette guerre désastreuse, la communauté chiite était pour nous un bon et tranquille voisin. Sharon porte la responsabilité de l’ascension du Hezbollah ; et l’armée israélienne, qui a assassiné le prédécesseur de Nasrallah, a fourni à Nasrallah l’opportunité de devenir ce qu’il est aujourd’hui.

Il ne faudrait pas oublier non plus Shimon Peres qui a été le créateur de la désastreuse « Zone de Sécurité » au Sud Liban  au lieu de s’en retirer à temps. Et David Ben Gourion et Moshe Dayan qui, en 1955, proposèrent d’installer comme dictateur au Liban un « major chrétien » qui pourrait ensuite signer un traité de paix avec Israël.

Le mélange mortel d’arrogance et d’ignorance qui caractérise toutes les relations israéliennes avec le monde arabe est responsable aussi de ce qui est arrivé mercredi. Il aurait été surprenant que cela ait donné à nos dirigeants une leçon de modestie pour prendre en considération des sentiments des autres et les ait rendus capables de lire la carte de la réalité au lieu de vivre dans une bulle d’autisme national. Mais je crains que ce soit le contraire qui se produise : un renforcement des sentiments de colère, d’insulte, d’autosatisfaction et de haine.

Tous les gouvernements israéliens portent la responsabilité de la vague de nationalisme religieux dans le monde arabe qui est plus dangereuse pour Israël que le nationalisme laïque de dirigeants comme Arafat et Bashar al-Assad. .

CETTE SEMAINE, un autre événement important s’est produit : d’un grand bond, le président syrien est passé d’un isolement imposé par l’Amérique à un vedettariat mondial dans un show international grandiose à Paris. Les tentatives pathétiques d’Olmert, de Tzipi Livni et d’une bande de journalistes israéliens pour serrer la main d’Assad ou au moins celle d’un ministre, d’un officiel de rang inférieur ou d’un garde du corps étaient une pure farce.

Et il s’est encore produit quelque chose de plus cette semaine : le N°3 du Département d’État des États Unis  a rencontré officiellement des représentants iraniens. Et il est devenu évident que les négociations avec le Hamas au sujet du prochain échange de prisonniers étaient encore gelées.

La nouvelle situation comporte de nombreux dangers, mais aussi un grand nombre d’opportunités. Le nouveau statut de Nasrallah comme figure centrale dans le jeu politique libanais lui impose une responsabilité et de la prudence. Un Assad renforcé peut être un meilleur partenaire pour la paix, si nous sommes prêts à en saisir la chance. Les négociations des Américains avec l’Iran peuvent éviter une guerre destructrice qui serait désastreuse pour nous aussi. La légitimation du Hamas, par les négociations, lorsqu’elles seront reprises, peut conduire à l’unité palestinienne, comme l’unité réalisée au Liban. Tout accord de paix que nous pourrions signer avec eux aurait réellement des chances de s’imposer.

Dans deux mois Israël est susceptible d’avoir un nouveau gouvernement. S’il en a la volonté, il pourrait engager une nouvelle initiative de paix avec la Palestine, le Liban et la Syrie.

 

Article en anglais, « Different Planets« , Gush Shalom, le 19 juillet 2008.


Traduit de l’anglais 
pour l’AFPS: FL

 Uri Avnery est journaliste et cofondateur de Gush Shalom

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