Désinformation mortelle: la guerre, les médias et la mort tragique de réfugiés africains

La mort tragique de centaines de réfugiés la nuit du samedi au dimanche 19 avril en mer Méditerranée a de nouveau mis en lumière l’hypocrisie meurtrière des dirigeants et des médias traditionnels occidentaux. L’événement catastrophique est isolé de sa cause principale par des omissions et des déformations, empêchant ainsi les vrais coupables d’être pointés du doigt. Les victimes libyennes étaient-elles des « migrants cherchant une vie meilleure en Europe » ou plutôt des réfugiés fuyant une zone de guerre créée et alimentée par les puissances occidentales?

La façon dont l’histoire est racontée et les termes employés sont trompeurs. L’intellectuel danois Jan Oberg explique :

Dans divers reportages et déclarations politiques, le terme « réfugié » est de plus en plus remplacé par « migrant » […] Un migrant, selon l’ONU, est une personne qui est engagée dans [la recherche] d’une activité rémunérée dans un État dont il ou elle n’est pas un ressortissant. Un réfugié est une personne complètement différente, vivant à l’extérieur de son pays d’origine parce qu’il a souffert [ou craint] des persécutions en raison de son ethnicité, sa religion, sa nationalité, son opinion politique; parce qu’il ou elle fait partie d’une catégorie sociale de personnes persécutées; ou parce qu’il ou elle fuit une guerre […] L’emploi du terme « migrants » au lieu de « réfugiés » nous distancie de la raison pour laquelle ils fuient et de notre propre complicité dans ces événements, minimisant ainsi notre devoir de protéger les réfugiés […], car la plupart d’entre eux proviennent de zones où les interventions militaires occidentales et les exportations d’armes ont complètement raté leurs objectifs officiellement déclarés et seulement causé davantage de problèmes.

Comme c’est le cas avec d’autres problèmes actuels, il existe un déni psycho-politique du fait que le militarisme occidental constitue la cause la plus importante des problèmes auxquels nous sommes confrontés. (Jan Oberg,Behind Every Refugee Stands an Arms Trader, TFF Associates & Themes Blog, 28 avril 2015.)

Johannes Stern et Bill Van Auken ajoutent:

La presse étasunienne, dirigée par le New York Times, parle des réfugiés fuyant la pauvreté et la violence au Moyen-Orient et en Afrique du Nord sans même mentionner que ce sont les États-Unis et leurs alliés européens qui ont causé la catastrophe humanitaire. Ce qui arrive en Méditerranée n’est pas une tragédie : c’est un crime de guerre impérialiste. (Johannes Stern et Bill Van Auken, Blood on their Hands: Libya’s Boat Refugees and “Humanitarian” Imperialism, World Socialist Web Site, 21 avril 2015.)

Robert Parry accuse directement les médias d’être responsables de la crise libyenne en raison du rôle clé qu’ils ont joué dans la promotion de la guerre :

Les principaux médias étasuniens fustigent les Européens pour ne pas avoir réussi à mettre fin à la crise humanitaire qui se déroule en mer Méditerranée, alors que des Libyens désespérés fuient leur pays déchiré par la guerre dans des bateaux surchargés qui coulent, et que des centaines d’entre eux se noient. Les médias dominants oublient toutefois comment cette crise libyenne a commencé, y compris leur propre rôle clé aux côtés d’« interventionnistes libéraux » comme Hillary Clinton et Samantha Power. (Robert Parry, The US Hand in Libya’s Tragedy, Consortium News, 21 avril 2015.)

Le nombre de personnes qui meurent littéralement de rejoindre l’Europe a explosé depuis la destruction de la Libye en 2011, l’État africain le plus prospère avant l’intervention de l’OTAN dirigée par les Français.

Bien que l’émigration de l’Afrique et du Moyen-Orient existait avant 2011, la crise a récemment dépassé des niveaux jamais vus dans l’histoire moderne. Depuis le début de 2015 seulement, on estime que plus de 1800 personnes sont mortes dans la Méditerranée, en route pour le sud de l’Europe. (Abayomi Azikiwe, African, Asian Migrants Dying in Mass in the Mediterranean, Global Research, 28 avril, 2015.)

Selon l’OIM [Organisation internationale pour les migrations], le nombre de personnes qui meurent en tentant d’atteindre les rivages de l’Europe a augmenté de plus de 500 pour cent entre 2011 et 2014.

Bien sûr, 2011 est l’année où les États-Unis et leurs alliés de l’OTAN, principalement la France et la Grande-Bretagne, ont lancé leur guerre pour changer de régime en Libye, en prétextant qu’ils intervenaient pour empêcher un massacre par le gouvernement de Mouammar Kadhafi dans la ville de Benghazi, dans l’est du pays. (Stern, Van Auken, op. cit.)

Cette intervention militaire en appui à des milices d’Al-Qaïda est intrinsèquement liée au malheur de ces gens et les grands médias font preuve d’aveuglement volontaire en omettant de faire des liens entre les événements. Leur couverture de la situation en Libye a en fait pris fin avec la « victoire du peuple libyen » et la fin d’une « dictature brutale ». La réalité sur le terrain est loin du succès fabriqué dont on nous a gavés. Ce qui s’est produit après la chute de Kadhafi, une fois que l’OTAN a laissé le pays aux mains des terroristes, n’était pas considéré comme digne d’intérêt médiatique :

Cette mission « humanitaire » a lancé une campagne de six mois de bombardements des États-Unis et de l’OTAN tuant au moins 10 fois plus de personnes que les combats dispersés entre les troupes gouvernementales et les rebelles armés l’ayant précédée […]

Près de deux millions de réfugiés, soit plus du quart de la population de la Libye, ont été contraints de fuir vers la Tunisie pour échapper à une guerre civile sans fin entre les milices islamistes rivales et deux gouvernements concurrents […] Selon le site web Libya Body Count, seulement depuis le début de 2014, trois ans après l’intervention des États-Unis et de l’OTAN, quelque 3500 personnes ont été tuées.

L’escalade de la barbarie en Libye comprend des exécutions de masse […] Il n’y avait pas de tels meurtres de masse interreligieux en Libye avant la guerre des États-Unis et de l’OTAN visant à changer de régime, et les milices islamistes liées à Al-Qaïda n’étaient rien d’autre qu’une force marginale. Ces milices ont été promues, armées et soutenues par la force aérienne massive des principales puissances impérialistes lorsqu’elles ont décidé de renverser et d’assassiner Kadhafi, et de violer à nouveau la Libye.

Les conséquences désastreuses de cette intervention néocoloniale prédatrice sont désormais indéniables. Il ne s’agit que d’une guerre parmi le nombre croissant de guerres et d’interventions impérialistes au Moyen-Orient et en Afrique du Nord, une région riche en pétrole. Celles-ci ont détruit des sociétés entières et fait des millions de réfugiés […]

Selon Amnesty International, l’escalade des conflits en Afrique et au Moyen-Orient a « mené à un nombre catastrophique de réfugiés, le plus important depuis la Seconde Guerre mondiale ». (Ibid.)

Malheureusement, un destin atroce attend des milliers d’autres personnes. L’« intervention humanitaire » occidentale en Libye a créé le monstre que nous appelons maintenant le groupe armé État islamique (EI), un prétexte pour plus d’interventions militaires au Moyen-Orient et en Afrique du Nord. Les terroristes de l’EI sont utilisés pour faire des ravages et renverser des régimes comme lorsqu’ils étaient des terroristes de l’OTAN en Libye, alors qualifiés de rebelles pro-démocratie et utilisés pour renverser Kadhafi :

« Qui êtes-vous? », a demandé Mouammar Kadhafi de façon rhétorique lors d’un célèbre discours vers la fin de son règne, questionnant (à juste titre) la légitimité de ceux qui cherchaient à renverser son gouvernement à l’époque, les qualifiant d’extrémistes, d’agents étrangers, de rats et de toxicomanes. On a rit de lui, on l’a injustement caricaturé, ridiculisé et sans cesse diabolisé.

Kadhafi savait de quoi il parlait. Dès le départ il a accusé les soi-disant rebelles libyens d’être influencés par l’idéologie d’Al-Qaïda et l’école de pensée de Ben Laden. Bien sûr, personne ne l’a pris au sérieux, pas même un petit peu.

Kadhafi les appelait les fondamentalistes islamiques toxicomanes. Nous les connaissons comme le groupe armé État islamique (EI)… On n’a plus vraiment envie de rire aujourd’hui n’est-ce pas? L’EI était d’ailleurs prévu depuis le début. Le lynchage « révolutionnaire » et la sodomisation de Mouammar Kadhafi au cœur des chants maniaques d’« Allahou Akbar » ont été salués par plus d’un à l’époque comme une sorte de triomphe tordu du bien de la volonté populaire (lire: le règne de la populace soutenu par l’OTAN) contre le mal de la dictature (l’État souverain). Cet événement n’était toutefois rien d’autre qu’un précurseur sanglant de l’avenir du pays et de la région, le lynchage de populations entières en Libye, en Syrie et en Irak, ainsi que la fragmentation d’États arabes clés en petits États ennemis. (Ahmad Barqawi, Libya, ISIS and the Unaffordable Luxury of Hindsight, Counter Punch, 12 mars 2015.)

Aussi incroyable que cela puisse paraître, les dirigeants occidentaux peuvent utiliser les mêmes terroristes pour nous tromper à maintes reprises, en changeant simplement leur nom. Les médias répéteront la propagande d’État et les gens seront invariablement leurrés par de nouvelles guerres. Kadhafi a fait rire de lui lorsqu’il a affirmé qu’il se battait contre des terroristes, mais les vrais idiots sont ceux qui ont ri de lui. Abdelhakim Belhadj, le commandant d’Al-Qaïda en Libye et allié de l’OTAN, est désormais un chef de l’EI en Libye :

Selon de récents reportages, Abdelhakim Belhadj (photo, tenant le cadre avec John McCain) s’est confortablement installé comme commandant de l’EI en Libye.

L’information provient d’un responsable anonyme du renseignement étasunien, lequel a confirmé que Belhadj appuie et coordonne les activités des centres de formation de l’EI dans l’est de la Libye autour de la ville de Derna, une zone connue depuis longtemps comme un foyer du militantisme djihadiste.

Bien que cette histoire puisse sembler sans importance – un terroriste d’Al-Qaïda devient commandant de l’EI – le fait est que depuis 2011 les États-Unis et leurs alliés de l’OTAN présentent Belhadj comme un « combattant de la liberté ». Ils l’ont dépeint comme un homme ayant courageusement mené ses semblables épris de liberté contre Kadhafi, le « despote tyrannique», dont les forces de sécurité avaient capturé et emprisonné par le passé de nombreux membres du Groupe islamique combattant en Libye (GICL), y compris Belhadj. (Eric Draitser, Washington’s Al Qaeda Ally Now Leading ISIS in Libya, New Eastern Outlook, 10 mars 2015.)

On ne peut plus faire confiance aux médias traditionnels. Ils ont prouvé à maintes reprises n’être rien d’autre que des courroies de transmission de la propagande du complexe militaro-industriel. C’est seulement en transmettant la vérité que nous pourrons arrêter ce flux de désinformation mortelle. Partagez cet article!

Julie Lévesque

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Article original en anglais : Deadly Disinformation: War, the Mainstream Media and the Tragic Death of African Refugees


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 Julie Lévesque est journaliste et chercheure au Centre de recherche sur la mondialisation



Articles Par : Julie Lévesque

A propos :

Julie Lévesque is a journalist and researcher with the Centre for Research on Globalization (CRG), Montreal. She was among the first independent journalists to visit Haiti in the wake of the January 2010 earthquake. In 2011, she was on board "The Spirit of Rachel Corrie", the only humanitarian vessel which penetrated Gaza territorial waters before being shot at by the Israeli Navy.

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