Deux Etats en Palestine, la longue marche de l’OLP (1969-1993)

Deux Etats côte à côte sur le territoire de la Palestine du mandat, telle semble être la solution acceptée, au moins en théorie, par la communauté internationale, y compris les Etats-Unis. Pourtant, un certain nombre de voix, très minoritaires, préconisent désormais la création d’un Etat unique dans lequel coexisteraient juifs, musulmans et chrétiens, ou un Etat binational.

Cette idée avait été avancée par le Fatah dès 1969 dans des conditions que j’avais étudiée pour ma thèse, qui avait été publiée en 1983, L’OLP, histoire et stratégie (Spag-papyrus). Je reprends ci-dessous une partie de ce travail que j’ai actualisé.

Arabes ou Palestiniens ? C’est le 1er janvier 1969, pour le quatrième anniversaire du déclenchement de la lutte armée, que le Comité central du Fath, organisation créée par Yasser Arafat proclame que « le Mouvement de libération nationale palestinienne Fath ne lutte pas contre les Juifs en tant que communauté ethnique et religieuse. Il lutte contre Israël, expression d’une colonisation basée sur un système technocratique raciste et expansionniste, expression du sionisme et du colonialisme. » Et il ajoute que son objectif final « est la restauration de l’Etat palestinien indépendant et démocratique dont tous les citoyens, quelle que soit leur confession, jouiront de droits égaux [1]. »

Début 1969, à l’issue du cinquième Conseil national palestinien – l’organe suprême de l’Organisation de libération de la Palestine – au cours duquel le Fath prend le contrôle du Comité exécutif et Yasser Arafat en devient le président, la résolution politique affirme que l’objectif des Palestiniens est « d’édifier une société libre et démocratique en Palestine, pour tous les Palestiniens qu’ils soient Musulmans, Chrétiens ou Juifs, et de libérer la Palestine et son peuple de la domination du sionisme » [2]. Quelques mois plus tard, en avril, l’OLP revendique, pour la première fois, la création d’un Etat palestinien indépendant [3].

Car, aussi étrange que cela apparaisse, l’objectif que s’assigne l’OLP à sa création en 1964 n’est pas la création d’un Etat palestinien mais « la libération » de la Palestine. Il existe en effet un puissant courant parmi les Palestiniens, dominant jusqu’à la guerre de 1967, qui se réclame du « nationalisme arabe », tel que l’ont incarné le président égyptien Gamal Abdel Nasser ou le Parti Baas. Pour eux, l’idée d’un Etat palestinien indépendant est inacceptable, car elle entérine une division du Proche-Orient voulue par le colonialisme. « Pourquoi, disent-ils en substance, créer un quinzième Etat arabe… Ce que nous voulons, c’est la libération de la Palestine et la formation d’un grand Etat arabe unifié. »

Ce débat n’est pas nouveau. Nous pouvons le faire remonter à la constitution même du sentiment national en Palestine. L’« identité palestinienne », comme celle des autres peuples du Proche-Orient, est un assemblage de loyautés diverses, dont le rapport a varié à travers l’histoire, et qui peuvent se chevaucher : « Il est caractéristique de l’époque et des lieux, note Rashid Khalidi, que les intellectuels, les écrivains et les politiciens qui furent actifs dans l’évolution des premières formes d’identité palestinienne à la fin du siècle dernier et au début de ce siècle (…) s’identifiaient à la fois à l’empire ottoman, à leur religion, à l’arabisme, à leur patrie palestinienne, à leur ville ou à leur région, et à leurs familles, sans jamais ressentir de contradiction ou de conflits de loyauté [4]. »

Avec la première guerre mondiale, l’occupation de Jérusalem par les troupes britanniques et la déclaration Balfour – le 2 novembre 1917, dans laquelle Londres entérine l’idée d’un « foyer national juif » en Palestine -, le problème se pose en termes nouveaux. Inquiets de l’immigration juive, de nombreux dirigeants en Palestine se tournent d’abord vers Fayçal, un des fils du chérif Hussein de La Mecque – le chef de la grande révolte arabe contre l’empire ottoman -, qui s’est installé au pouvoir à Damas, à la constitution de ce qu’on appelle la « Syrie du Sud ». Les Arabes de Palestine, qui découvraient avec stupéfaction la promesse faite par Londres de créer chez eux un « foyer national juif », cherchent des appuis. La perspective d’un Etat indépendant arabe à Damas les incite à s’y rallier pour s’opposer aux projets d’immigration sioniste. Mais l’entrée des troupes françaises à Damas, le 25 juillet 1920 et la fuite de Fayçal, détournent les Palestiniens de la « Grande Syrie ». L’instauration du mandat britannique sur la Palestine, en 1922, et le tracé des frontières, contribuent à recentrer le mouvement palestinien dans les limites ainsi définies.

C’est dans ce cadre qu’il développe sa résistance au mandat britannique et au sionisme. Il ne cherche, auprès des pays arabes et musulmans, qu’un appui extérieur. En 1936 éclate la grande révolte arabe en Palestine. Elle va durer trois ans et se terminera pas une terrible défaite, des milliers de morts, des dizaines de milliers d’arrestations, des divisions internes du mouvement national qui perd la plupart de ses cadres mais aussi son autonomie politique. La question palestinienne devient alors une question arabe. L’intérêt grandissant de l’opinion du monde arabe pour la Palestine, la volonté britannique d’impliquer ses alliés arabes – égyptien, transjordanien, irakien, saoudien, etc. – comme facteur modérateur (ce sont eux qui obtiendront l’arrêt de la grève palestinienne de six mois de l’année 1936 – poussent aussi à l’ « arabisation » du conflit. Enfin, l’adoption par Londres en 1939 du Livre Blanc (qui limite l’immigration juive et l’achat de terres arabes, et prévoit un Etat unitaire dans les 10 ans avec une minorité juive ne pouvant excéder le tiers de la population), succès non négligeable pour les Palestiniens est perçu avant tout par les Palestiniens comme un succès des pays arabes. Privés de direction, ils s’en remettent désormais aux pays arabes.

La guerre de 1947-1948, la non édification d’un Etat arabe même sur une partie de la Palestine, l’expulsion de centaines de milliers de Palestiniens accentuent encore cette dépendance d’autant que le Haut comité arabe (HCA), dirigé par mufti de Jérusalem, Hajj Amine Al Husseini, qui dirige la lutte palestinienne, n’a jamais vraiment eu la possibilité de constituer une autorité indépendante sur les territoires que contrôlaient les armées arabes. Les rivalités entre les différents gouvernements arabes et les ambitions des Hachémites, qui annexent la Cisjordanie viendront vite à bout du Gouvernement arabe de toute la Palestine, créé en septembre 1948, par le mufti. Ce gouvernement, incapable de mettre en place un embryon de pouvoir, sombrera vite dans l’oubli et, avec lui, l’idée d’une Palestine indépendante.

Mais au Proche-Orient la défaite de Palestine bouleverse la donne régionale. On assiste, en 10 ans, à un renversement total de l’ordre ancien. La poussée du nationalisme arabe ébranle les régimes alliés à l’Occident. Gamal Abdel Nasser et les « officiers libres » prennent le pouvoir au Caire, le 23 juillet 1952, Abdel Karim Kassem renverse la monarchie à Bagdad, le 14 juillet 1958. Le désastre de l’expédition de Suez en 1956 voit s’effondrer les rêves de reconquête coloniale anglais et français. La création, en 1958, de la République arabe unie (RAU) entre l’Egypte et la Syrie semble rapprocher l’heure de l’unité arabe. L’écho de cette avancée est immense parmi les Palestiniens. Traumatisés par la défaite de 1948 et par l’expulsion de centaines de milliers d’entre eux, ils se rallient avec enthousiasme à la version révolutionnaire, c’est-à-dire résolument anti-impérialiste et non-alignée, du nationalisme arabe, dont le nassérisme sera une des formes les plus importantes (mais non la seule). Pour eux, le mot d’ordre désormais est : « La libération de la Palestine passe par l’unité arabe. »

Plus que jamais, la Palestine est un objet aux mains des dirigeants arabes et une carte dans leur lutte pour l’hégémonie. Ce sont ces rivalités, notamment celles entre Nasser et Kassem, le dirigeant de l’Irak, entre 1958 et 1963, qui enclencheront la dynamique aboutissant à la création de l’OLP. En septembre 1963, la Ligue arabe coopte Ahmed Choukeyri comme représentant de la Palestine à la Ligue arabe « jusqu’à ce que le peuple palestinien soit en mesure d’élire ses représentants ». Il est aussi désigné comme chef de la délégation de la Palestine aux Nations unies. Lors du premier sommet des chefs d’Etat arabes au Caire, qui s’est tenu à l’invitation de Nasser entre les 13 et 17 janvier 1964, Ahmed Choukeyri est chargé de consultations pour jeter les bases d’une entité (kiyan) palestinienne. Entre le 28 mai et le 2 juin 1964, se tient le premier Congrès national palestinien, qui voit la création de l’Organisation de libération de la Palestine (OLP).

A relire les textes adoptés – notamment la Charte nationale (qawmiyya [5] et les statuts de l’OLP -, à suivre les débats, on est frappé par l’absence de référence à toute notion de « souveraineté » palestinienne, à l’idée même d’un Etat palestinien. Le point le plus frappant de ces textes est l’absence de référence à toute souveraineté territoriale du peuple palestinien [6], à un Etat palestinien. L’article 24 de la Charte précise même que l’OLP n’exerce aucune souveraineté « régionale » (iqlimiya) sur la Cisjordanie, ni sur la bande de Gaza, ni sur la région d’El Himma (territoire palestinien aux mains de la Syrie). De plus, ces responsabilités dans ces zones excluent toute activité militaire. Ces deux points ont été la condition de la présence du roi Hussein à l’ouverture du Congrès.

Aux pressions arabes pour maintenir sous tutelle les Palestiniens s’ajoute l’hégémonie idéologique du nationalisme arabe : la Charte insiste donc sur la définition de la Palestine comme « une partie arabe liée par des liens du nationalisme (qawmiya) aux autres contrées arabes qui forment avec elle la Grande Patrie Arabe » (art. l). Il faut attendre l’article 3 pour trouver mention du « peuple arabe de Palestine [qui] a le droit légal sur sa patrie », mais cette patrie « est une partie intégrante de la Nation arabe… ». Parmi les présents à cette réunion de Jérusalem, on trouve quinze à vingt représentants [7] d’une organisation encore inconnue, le Fath, qui naît au Koweït en 1959 et dont les thèses iconoclastes ne rencontrent encore qu’un faible écho.

« A la fin de 1959, le Fath commença à publier ses orientations, mais pas sous son nom. Le point essentiel de l’argumentation était que la libération de la Palestine était fondamentalement une affaire palestinienne et ne pouvait être confiée aux Etats arabes. Au mieux, les régimes arabes pouvaient fournir aide et protection et, si l’occasion s’en présentait, contribuer à la lutte avec leurs armées conventionnelles. Mais les Palestiniens devaient prendre la tète de la bataille contre Israël. La guerre de libération algérienne était donnée en exemple de ce qui devait être fait en Palestine [8]. » Ces thèmes, défendus dans le journal Filastinouna (Notre Palestine) – quarante numéros seront publiés à Beyrouth entre 1959 et 1964 par des membres du Fath – s’inscrivent en faux contre le « panarabisme » ambiant. Elles seront renforcées par l’échec de l’unité égypto-syrienne en 1961 et par la victoire de la révolution algérienne en 1962, qui sert de modèle aux dirigeants du Fath. Certaines formulations sont violentes contre les régimes arabes. Ainsi un des rédacteurs de Falistinouna écrit : « Tout ce que nous demandons est que vous [les régimes arabes] entouriez la Palestine d’une ceinture défensive et regardiez la bataille entre nous et les sionistes. » Ou : « Tout ce que nous voulons est que vous [les régimes arabes] ôtiez vos mains de la Palestine »… [9]. Il était d’ailleurs formellement interdit aux autres Arabes d’être membres du Fath. Ce qui permet à Yaari Ehud d’affirmer : « Le palestinianisme » est le pierre angulaire (…) des conceptions politiques du Fath […] Il est fondé […] sur la croyance que le conflit est, avant tout, un conflit Palestinien-Juif et que les Arabes y ont un rôle secondaire, ainsi que sur le désir de permettre une “ renaissance nationale ” du peuple palestinien dispersé. Ce n’est qu’à une étape ultérieure que d’autres éléments furent ajoutés à ce principe et en particulier la guerre populaire de libération. » La victoire de cette thèse est la condition nécessaire à la revendication d’un Etat palestinien indépendant. Cette dissidence du Fath ne peut susciter que l’opposition des régimes arabes. Après les premières opérations militaires (début 1965), l’organisation est même qualifiée, pire des insultes, d’agent du CENTO (Central Treaty Organisation, pacte qui regroupe le Pakistan, l’Iran, la Turquie et la Grande-Bretagne, sous la houlette des Etats-Unis). Ce n’est qu’avec la Syrie, et durant une courte période, qu’une certaine collaboration se met en place.

La guerre de 1967 et la cuisante défaite de l’Egypte, de la Syrie et de la Jordanie face à Israël contribuent – après l’échec de l’union entre Le Caire et Damas au sein de la RAU en 1961 et la rupture des pourparlers pour l’unité Égypte-Syrie-Irak en 1963 – à faire reculer le rêve du nationalisme arabe. Au contraire, les « régionalistes », ceux qui ont misé sur l’indépendance et l’autonomie de décision du peuple palestinien voient leurs positions renforcées. Le vide politique créé, pendant quelques mois, par l’ampleur de l’effondrement arabe, permet aux groupes de la résistance armée palestinienne, et en tout premier lieu le Fath, d’occuper le devant de la scène régionale, de s’installer en Jordanie, de s’infiltrer au Liban.

L’OLP trop liée aux pays arabes, entre en crise, son président, Ahmed Choukeyri, démissionne. Des négociations s’engagent pour intégrer les organisations armées à l’OLP. En juillet 1968, se réunit le quatrième Conseil national palestinien, dominé par le Fath. La Charte nationale ainsi que des statuts de l’OLP sont modifiés. Ils mettent avant la lutte armée. L’article 9 de la Charte amendée précise que « Le peuple arabe de Palestine […] affirme son droit à l’autodétermination et à la souveraineté sur son pays. » Dès l’article 1 on définit la Palestine comme « la patrie du peuple arabe palestinien », dont le rôle est sans cesse souligné. Cette insistance se traduit dans la définition même de l’OLP, « qui représente les forces révolutionnaires palestiniennes, est responsable du mouvement du peuple arabe palestinien dans sa lutte en vue de recouvrer sa patrie, de la libérer et d’y revenir afin d’y exercer son droit à l’autodétermination. »

Cette responsabilité s’étend à tous les domaines d’ordre militaire, politique et financier, ainsi qu’à tout ce que pourrait exiger la solution du problème palestinien aux plans interarabe et international. » Toutes les restrictions sur le rôle de l’OLP, notamment en Cisjordanie, à Gaza sont donc levées. Concernant les régimes arabes, l’article 28 est particulièrement tranchant : « Le peuple arabe palestinien revendique l’authenticité de sa révolution nationale (wataniya) et son indépendance et il rejette toute forme d’ingérence, de mise en tutelle et de satellisation. » Désormais, la revendication nationale et étatique est au cœur du combat palestinien ; elle se concrétise dans le mot d’ordre « Etat démocratique » [10], dont la moindre des originalités n’est pas d’accepter, pour la première fois, la présence juive en Palestine : certes, l’OLP vise à la destruction de l’« entité sioniste », mais elle appelle les juifs à coexister au sein d’un Etat où vivront en commun Musulmans, Chrétiens et Juifs, une idée qui n’est pas si éloignée de l’Etat binational revendiqué par une partie de la gauche sioniste avant 1948.

Un Etat palestinien sous tutelle israélienne ?

L’avenir de la Cisjordanie et de Gaza occupés en 1967 pose rapidement des problèmes complexes au Fath et à l’OLP. D’un côté ces territoires font partie de la Palestine mandataire ; de l’autre, les organisations palestiniennes se sont créées pour libérer « toute la Palestine » et rejettent la résolution 242 du Conseil de sécurité des Nations unies, qui prévoit le retour à la situation du 4 juin 1967. De plus, les fedayins sont, après la guerre de 1967, installés en Jordanie et, malgré les tensions avec le roi Hussein, ne veulent pas un affrontement direct avec lui en revendiquant la Cisjordanie que les Hachémites considèrent désormais comme partie intégrante de leur royaume. On ne trouve donc dans la Charte et les textes du Conseil national palestinien de 1968 aucune référence claire à l’avenir des territoires occupés en 1967. Seule la résolution politique condamne la création d’une « entité palestinienne fantoche », c’est-à-dire de quelque structure étatique que ce soit en Cisjordanie et à Gaza.

Cette réticence est renforcée par l’ambiguïté de la politique menée en 1967-1968 dans les territoires occupés par le gouvernement israélien, dont on sait grâce à des archives désormais accessibles, qu’il envisageait très sérieusement la création d’une « entité palestinienne », un choix qui ne pouvait qu’accroître la méfiance du Fath à l’égard d’une telle idée présentée comme un « complot sioniste ».

La politique israélienne dans les territoires occupés, est élaborée par Moshe Dayan, le puissant ministre de la défense. Qualifiée de « non-ingérence », elle consiste à laisser en place l’administration locale pour disposer de « relais qui ménagent la sensibilité nationale, mais sont aisément court-circuitables » [11]. Une notice du ministère de la défense la décrit concrètement : « On pourrait dire, en principe, que les buts du gouvernement militaire sont qu’un résident arabe de la zone puisse naître à l’hôpital, recevoir un certificat de naissance, grandir et recevoir une instruction, se marier et conduire ses enfants ainsi que ses petits-enfants jusqu’à un âge avancé, tout cela sans le concours d’un employé ou d’un secrétaire du gouvernement israéliens et sans avoir jamais posé un regard sur lui » [12]. Cette vision idyllique, bien éloignée du quotidien des habitants, résume pourtant bien la philosophie de l’occupant.

Ces orientations furent parallèles à un débat, resté longtemps secret, au sein du gouvernement israélien, sur l’« option palestinienne » [13]. Durant les réunions du cabinet israélien qui se tinrent entre le 16 et le 19 juin 1967, alors que la guerre venait à peine de se terminer, la décision fut prise de rendre les territoires occupés syriens et égyptiens (mais pas Gaza) en échange de la paix. En revanche, le sort de la Cisjordanie ne fut pas réglé. La majorité des ministres, et notamment le premier d’entre eux, Levi Eshkol, refusaient toute négociation avec le roi Hussein dont l’avenir apparaissait incertain. Ils préféraient une « option palestinienne ». Yigal Allon, alors ministre du travail, évoqua la création d’un Etat palestinien dans une partie de la Cisjordanie : « J’évoque la proposition maximale. Pas un canton, pas une région autonome, mais un Etat arabe indépendant, sur lequel eux et nous serions d’accord, dans une enclave entourée par Israël (…) et ayant même une politique étrangère indépendante. » Ce choix reposait, entre autres, sur le refus du gouvernement de rendre la vallée du Jourdain. Ainsi que l’explique Levi Eshkol, le 7 juillet 1967, « si nous disons que le Jourdain est la frontière, alors nous n’avons pas d’autre choix que de créer une zone dans laquelle 1 million d’Arabes disposeront d’un statut spécial ». Et il poursuivait qu’il envisageait une région semi-autonome, « mais si cela se révèle impossible, ils auront l’indépendance ». L’armée elle-même ne semble pas opposée à cette solution et différentes propositions sont formulées par les renseignements militaires en ce sens. Pourtant, il faut souligner que cette proposition suppose, dans l’esprit des dirigeants israéliens, l’annexion de Gaza et de Jérusalem, l’installation militaire sur le Jourdain et l’enclavement de la future entité palestinienne.

Mais, même ainsi, elle est contraire aux intérêts israéliens, comme l’explique Victor Cygielman à l’époque [14]. « 1) un petit Etat palestinien coincé entre la Jordanie et Israël pourrait difficilement être amené à faire des concessions territoriales (Latroun, Kalkiliya) amputant encore davantage un territoire déjà fort réduit ; « 2) Amman n’étant pas sa capitale, il réclamerait la partie arabe de Jérusalem avec l’appui probable d’une opinion internationale sympathisante ; « 3) Dans la mesure où un mouvement nationaliste s’y développerait, ses revendications territoriales seraient dirigés, non contre un “ Etat frère ” de Jordanie peu développé de surcroît mais contre Israël. » Il ne faudra pas une année pour que le gouvernement israélien abandonne l’« option palestinienne » au profit de l’« option jordanienne » – les contacts secrets avec le roi et ses émissaires s’intensifient dès le début de l’année 1968 – et Ygal Allon lui-même présentera le plan connu sous son nom au roi, dans une rencontre secrète [15]. Désormais, pour le gouvernement israélien, et ce jusqu’en 1993, l’avenir de la Cisjordanie doit être négocié avec Amman.

L’OLP comme Etat

Il faudra la guerre d’octobre 1973 pour que l’OLP, reconnue par la presque totalité de la communauté internationale, à l’exception d’Israël et des Etats-Unis, comme le représentant des Palestiniens, s’engage dans la voie diplomatique. Après de longs débats internes, elle accepte, alors la création d’un Etat palestinien en Cisjordanie et à Gaza, avec Jérusalem comme capitale. Mais il faudra encore des années – et notamment la guerre du Golfe et l’effondrement de l’Union soviétique – pour que les Etats-Unis et Israël reconnaissent à leur tour l’OLP et acceptent de négocier avec elle. Comme l’explique Yezid Sayigh [16], le désastre de 1948, l’expulsion de centaines de milliers de Palestiniens et l’éparpillement dans les camps secouent la société palestinienne. Alors que les élites anciennes sont discréditées, seul se maintient, durant les années 50, un patriotisme fait d’attachement à la terre ou au village. Ce sentiment se transforme en proto-nationalisme à la faveur de l’expérience de la marginalité sociale et politique que font les Palestiniens : nulle part dans le monde arabe ils ne sont les bienvenus, nulle part ils ne jouissent des mêmes droits que les autochtones, même quand, comme en Jordanie, on leur octroie la nationalité. Si l’éducation massive – rendue possible par l’Unrwa – et « la transformation d’un peuple de paysans en peuple de fonctionnaires » favorisent cette affirmation identitaire « l’émergence d’un nationalisme distinct (…) n’était pas inévitable, compte tenu de l’absence d’un cadre politique et institutionnel commun au sein d’un Etat ». La recherche de ce cadre commun, et c’est la thèse centrale de Yezid Sayigh, fut un élément crucial dans la reconstruction du mouvement politique palestinien.

Ce que cherche la résistance palestinienne avant tout, c’est la construction de ce « cadre étatique » qui manque pour que le nationalisme puisse vraiment prendre son essor. Elle va le trouver dans l’Organisation de libération de la Palestine, créée par la Ligue arabe en 1964 et que les fedayin avaient jusqu’alors critiqué âprement. Dirigeant de l’aile gauche du Fath, M. Naji Allouch avait raison quand il reprochait à sa direction d’abandonner la révolution et de vouloir transformer l’OLP en « Etat en exil ». « La génération qui prit le contrôle de l’OLP en 1968-1969, note l’auteur, (…) était similaire de manière frappante aux « nouvelles élites » qui arrivèrent au pouvoir en Egypte, en Syrie, en Algérie et en Irak entre 1952 et 1968 ». Le Fath, la plus puissantes des formations de fedayin, mit ses cadres à de nombreux postes dirigeants et intégra certaines de ses propres organisations (Fondation des martyrs, Croissant-Rouge) au sein de l’OLP ; d’un autre côté, elle multiplia les structures pour offrir des postes à sa base (une forme de clientélisme) ou aux autres organisations. Elle s’assura ainsi la loyauté de dizaines de milliers de fonctionnaires. Ceci « était loin d’être inhabituel » pour les jeunes Etats indépendants, mais l’originalité de cette politique dans le cas palestinien tenait au fait « qu’elle se développait dans le cadre d’un mouvement de libération », qui ne contrôlait même pas une partie de son territoire. L’afflux d’une aide financière en provenance des pays du Golfe et d’autres pays arabes, une véritable « rente » politique, fut un élément décisif dans la construction de ce quasi-Etat et dans la possibilité d’une gestion clientéliste.

Ce choix « étatiste » fixait à la fois la force et les limites de l’OLP. Elle devenait, dans les années 70, le cadre de référence de toutes les organisations palestiniennes et, plus largement, de tous les Palestiniens éparpillés à travers le monde. Elle pouvait, à juste titre, revendiquer sa qualité de « seul représentant du peuple palestinien », mais au sens où un Etat représente ses citoyens.

D’un autre côté, malgré un certain pluralisme, l’OLP offrait les mêmes défauts que tous les Etats arabes environnants dont elle s’était inspirée : absence de contrôle des dirigeants, incapacité à l’autocritique, fonctionnarisation, patrimonialisme, pouvoir personnel, etc. Elle craignait toute initiative autonome de la société et maintiendra une méfiance tenace à l’égard de tous les mouvements en Cisjordanie et à Gaza dont le contrôle lui échappe en partie. Toutes les organisations, y compris celles de la gauche palestinienne, acceptèrent cette logique étatique et clientéliste, négociant avec M. Arafat l’allocation des postes et des ressources. Mais l’OLP n’était pas un Etat et elle ne pouvait en assurer toutes les fonctions, sauf durant de courtes périodes – notamment les années 1970 au Liban. Dans leur vie quotidienne, les Palestiniens dépendaient avant tout de l’Etat dans lequel ils vivaient. Chaque fois que le système étatiste de l’OLP était incapable d’opérer de manière efficace – notamment en aidant concrètement les Palestiniens dans leurs problèmes quotidiens -, chaque fois que les Palestiniens sont contraints de lier leur stratégie de survie à des centres étatiques rivaux (Amman, Damas…) le nationalisme palestinien était affaibli.

L’expulsion de l’OLP de Beyrouth, à l’été 1982, marque le début d’une longue crise, qui s’aggrave après la guerre du Golfe et les choix catastrophiques faits par la direction en faveur de l’Irak. Réfugiée à Tunis, éloignée de tous les pays où vivent les Palestiniens, financièrement exsangue, elle ne peut plus ni payer ses fonctionnaires, ni aider les réfugiés. C’est son existence même qui est en cause quand s’ouvrent à Madrid, le 30 octobre 1991, en son absence, les négociations israélo-arabes. Seuls sont présents les « Palestiniens de l’intérieur ». M. Yasser Arafat explique alors à ses pairs : les Etats-Unis veulent « m’humilier et m’éliminer » et « m’éliminer signifie éliminer l’OLP ainsi que vous tous ».

Le canal secret d’Oslo allait lui permettre de sortir de cette mauvaise passe. Certes, il avalisait une Déclaration de principes qui était plutôt en retrait sur les projets d’autonomie mis sur la table depuis les accords de Camp David en 1978. Mais, pour M. Arafat l’essentiel était qu’elle « étendait la reconnaissance formelle israélienne à l’OLP et qu’elle assurait le transfert de l’Etat en exil dans les territoires occupés. C’était la survie politique de l’OLP plus que toute clause précise dans l’accord, qui donnait les garanties réelles d’un Etat futur » [17]. Ces accords d’Oslo marquent, en effet, un tournant, le passage « d’un mouvement national en exil à un appareil gouvernemental établi sur son propre sol », le centre de la politique nationale, la base sociale et les institutions étatiques se retrouvent réunis à Gaza et en Cisjordanie.

Notes

[1] Citée dans Les Palestiniens et la crise israélo-arabe, Editions Sociales, Paris, 1974, pp. 167-168.

[2] Cité dans Intemational Documents for Palestine (IDP ), Institute for Palestine Studies, Beyrouth, 1969, p. 589.

[3] Cité dans IDP 1969, p. 666

[4] Rashid Khalidi, Palestinian Identity. The Contruction of Modern National Consciousness, Columbia University Press, New York, 1997, p. 19.

[5] Cette Charte sera modifiée en 1968 et s’intitulera Charte nationale (wataniyya). Bien que traduits par le même mot en français qawmi fait référence à un nationalisme arabe alors que watani se réfère à un nationalisme plus étroit.

[6] Lire Fayçal Hourani, Al fikr al siyassi al falistini 1964-1974 (La pensée politique palestinienne), Centre de recherches de l’OLP, Beyrouth, 1980.

[7] Voir la liste des invités dans Rachid Hamid, Muqararat al majlis al watani al falistini 1964-1974 (Les résolutions des CNP), Centre de recherches de l’OLP, Beyrouth, 1975. Apparaissent en particulier les noms de Khaled El Hassan, Khalil El Wazir, Kamal Adwan et Yasser Arafat. Mais ce dernier n’était pas présent. Selon Yezid Sayigh, le nombre de représentants du Fath se monte entre 15 et 20, op. cit., p. 69.

[8] William Quandt, Fuad Jabber, Ann Mosely-Lesch, The Politics of Palestinian nationalism, University of California Press, Berkeley, 1973, p. 56.

[9] Ehud Yaari, « Al Fath’s political thinking », New-Outlook, novembre-décembre 1968.

[10] Contrairement à une idée reprise dans beaucoup d’ouvrages, ni l’OLP ni le Fath ne se sont jamais prononcés pour un Etat laïque. Sur tout le débat autour de l’Etat démocratique, on pourra se reporter à Alain Gresh, OLP, histroire et stratégies, Spag, 1983.

[11] Louis-Jean Duclos, « Description de l’occupation militaire israélienne », Politique étrangère, n° 4, Paris, 1972.

[12] Cité par Ibidem.

[13] Sur ce débat, lire Reuven Pedatzur, « Coming Back Full Circle : The Palestinian Option in 1967 », The Middle East Journal, Washington, vol. 49, n° 2, printemps 1995. L’auteur avait déjà publié un article sur ce thème Haaretz, Tel-Aviv, 9 mars 1990. Toutes les citations sont tirées de l’article de The Middle East Journal. Lire aussi, Charles Enderlin, Paix ou guerres. Les secrets des négociations israélo-arabes 1917-1997, Stock, Paris, 1997. On y trouvera en particulier un compte-rendu détaillé de la réunion du cabinet israélien du 19 juin 1967.

[14] Le Monde diplomatique, novembre 1970.

[15] Le plan Allon, qui sera définitivement adopté au début 1968, prévoit le contrôle par les Israéliens d’un cordon de sécurité d’une quinzaine de kilomètres de large, le long de Jourdain ; l’annexion de certaines parties de la Cisjordanie, en particulier Jérusalem et certains territoires, notamment le bloc d’Etzion et les collines d’Hebron ; enfin, les régions les plus peuplées seraient, soit rendues à la Jordanie, soit (si l’accord n’était pas possible) dotées d’un statut autonome.

[16] Yezid Sayigh, Armed Struggle and the Search for State. The Palestinian National Movement, 1949-1993, Clarendon Press, Oxford, 1997

[17] Pour un point de vue israélien sur les négociations, mais qui rejoint sur cet épisode celui de Yezid Sayigh, lire David Makovsky, Making Peance with the PLO. The Rabin Government’s Road to the Oslo Accord, Westview Press, Boudler, 1996.

 



Articles Par : Alain Gresh

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