Dictature argentine : Les responsabilités civiles et économiques convoquées
La parole a un sens. La sémantique tient son rôle. On ne parle plus de dictature militaire mais bien de dictature civilo-militaire en Argentine car cela couvre tous les pans de la société.
Les années passant, alors que le travail de mémoire et de justice avance en Argentine malgré les embûches, la pieuvre apparaît sous de nouveaux contours, ou plus exactement sous son vrai jour, moins limitatif que le seul joug militaire.
Au fil des enquêtes et des procès impliquant des membres de l’armée, de la police ayant participé aux exactions de la dernière dictature, une vérité plus criante émerge. Ils ne sont pas les seuls coupables ou complices. Les fonctionnaires de la justice, les entreprises, les personnalités du monde économique et financier…. Tous étaient de la partie.
Il s’agit bien donc de requalifier cette dernière dictature dans sa dimension civile, sociale et économique. Le terrorisme d’Etat a mouillé, souillé, toute la société. Une dictature civilo-militaire aux implications économiques fondamentales- témoin, la dette argentine a explosé sous cette période -. Un régime qui d’ailleurs – il ne faut jamais l’oublier- faisait partie d’un plan à grande échelle dépassant largement les frontières de l’Argentine ; et où les intérêts étrangers ou extérieurs y compris économiques étaient bien réels. Nier ces implications et cette dimension reviendrait à amputer d’une partie le travail de justice et de mémoire.
Dans un procès en cours, celui de l’ex répresseur Luis Abelardo Patti , l’avocat Pablo Llonto a parlé de « dictacure civilo-militaire », afin de souligner tout ce qui resurgi dans ces procès. Le retour à la démocratie c’est voter mais aussi appeler les choses par leur nom : les militaires ne furent les seuls en cause, et c’est aussi pour cela que l’impunité a vécu longtemps car les parties prenantes étaient plus vastes.
Inclure la participation civile à la dictature est devenue une évidence – mais il ne s’agit pas seulement des civils qui ont participé à des dénonciations, mais aussi de plonger dans le monde des entreprises puissantes et du pouvoir économique. Cette re-sémantisation a pris de la l’importance lors de l’avancement des procès.
L’expression « dictature civilo-militaire », peut perturber y compris dans le camp des victimes. Car elle est elle aussi limitative, même si elle l’est moins que la seule « dictature militaire ». Pourtant, cette avancée sémantique participe de l’explication de la vérité historique. Car la seule expression dictature militaire masque le rôle pourtant très important qu’ont eu les intérêts non militaires.
C’est un passage vers l’expression plus globale de dictature, à condition toutefois qu’en l’absence de qualificatif, l’expression se suffise à elle-même pour marquer le spectre des implications et des responsabilités dans toutes les sphères de la société. Mais pour y parvenir il faut que chacun ait bien conscience que derrière le mot seul, il y a l’implication d’une société et du monde économique.
Les entreprises ne peuvent être exemptées de leurs responsabilités. A plusieurs titres. Ouvriers, syndicalistes … dont la liste fut fournie par leur entreprise : Ford, Mercedes… Mais aussi parfois les victimes ont été détenues au sein même de leur entreprise, le quotidien Pagina 12 de citer la société Astarsa. Les civils devraient donc être aussi poursuivis.
Autre niveau, celui de l’appropriation des entreprises par des capitalistes ou groupes proches du pouvoir en place, de la dictature. L’affaire récemment revenue sur le devant de la scène de Papel Prensa en témoigne (voir [El Correo Papel Prensa-SA, la justice tarde mais…) . En faisant mettre la main à bon compte sur l’unique fabriquant de papier journal du pays par des groupes amis, la dictature tuait définitivement toutes possibilités de presse libre. Et ce n’est qu’un exemple.
Il faut reconnaître que face aux coups d’Etat, les secteurs économiques dominants profitent généralement de se rapprocher du pouvoir en place, aux bénéfices de leurs intérêts. Une façon de renforcer les centres de pouvoir, de modifier le modèle économique en leur faveur-en l’occurrence imposer un modèle ultra libéral- d’inhiber voire d’annihiler toutes formes de résistances possibles à leurs projets, tout cela passant par la destruction du modèle en place, de ses représentants qu’ils soient syndicalistes ou chefs d’entreprise….
La Justice est encore moins exempte de responsabilité. En effet des milliers de plaintes déposées pour Habeas Corpus par les avocats ou les familles de disparus n’ont jamais eu de suite, et beaucoup de ceux pour qui elles avaient été déposées, et de ceux qui les ont déposées ont disparu. Página 12 de citer le cas typique de Mendoza où sur 400 demandes, une seule a été retenue par un juge et en 1982.
C’est ainsi qu’un des juges, Luis Francisco Miret, a été destitué du Conseil de la Magistrature. Le juge fédéral de Mendoza, Walter Bento poursuit l’ex-magistrat Miret pour notamment ne pas avoir enquêté sur des plaintes portant sur des personnes qui sont aujourd’hui portées disparues, en archivant les demandes d’Habeas Corpus ;
D’autres juges ont participé au vol d’identité des enfants de disparus, en validant leur identité nouvelle, et ainsi leur adoption pourtant illégale, vol pour lequel se tient actuellement un procès concernant 33 cas (voir El Correo ).
Or le procès tend à montrer qu’il s’agissait d’un plan systématique. Comment dès lors ne pas porter de regards accusateurs sur la justice de l’époque qui validait les adoptions, et sur la sphère civile qui les demandait voire les acceptait.
Avec l’abrogation, sous le mandat de Nestor Kirchner en 2005, des Lois du Point final, et la reprise du cours de la justice, une meilleure connaissance du système -avec la notion d’élimination systématique justement- mis en place par la dictature s’est fait jour , une dimension nouvelle dans la quête de justice s’ est imposée .
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El Correo. Paris, le 29 mars 2011