Diplo et complot

J’ai adressé ce courrier électronique au journal Le Monde Diplomatique après avoir lu leur dossier « Vous avez dit « complot » ? » du numéro de juin 2015 (http://www.monde-diplomatique.fr/2015/06/A/53058). Celui-ci examinait le « conspirationnisme » de manière très peu pertinente à mon sens, balayant à coups de propos méprisants des travaux documentés et des réflexions construites, un traitement que le journal lui-même a pourtant l’habitude de subir. Je ne cherche pas à soutenir et encore moins à imposer une « théorie » en particulier, mais simplement à appeler à une rigueur et une honnêteté intellectuelles, qui, comme le souligne Frédéric Lordon (auteur du seul article du dossier qui mérite d’être lu, de mon point de vue), demandent que l’on ne voie pas des complots partout, mais que l’on ne refuse pas non plus de les envisager. D’une manière plus générale, il me semble essentiel de s’efforcer de penser sans préjugés, en tâchant au mieux d’envisager le réel tel qu’il est. Tel se veut l’esprit de mon courrier.
Cher Monde Diplomatique,
Je vous écris pour vous faire part de ma profonde déception à la lecture de votre dossier sur le « conspirationnisme » ou la « théorie du complot ».
J’ai tout d’abord été surprise que ces termes ne vous dérangent pas et ne donnent même pas lieu à une (re)définition précise de votre part. Vous surfez sur la vague de la doxa sans vous poser de questions, ce qui est étonnant de la part d’un journal qui cultive sa différence dans le paysage médiatique français. Vous stigmatisez une sorte de maladie (« Il est difficile de se prétendre immunisé face au conspirationnisme » (Marina Maestrutti, p. 21)) en mettant dans le même sac à peu près toutes les réflexions qui cherchent à y voir plus clair dans le brouillard et la mascarade que nous traversons.
Votre dossier m’a semblé manquer cruellement de fond. Il fourmille de formules vagues et injustifiées pour désigner complots et complotistes. Au hasard : « Assurément, la plupart des théoriciens du complot versent dans la paranoïa et surestiment le rôle des puissances occultes » (p. 1), « Si certains arguments nécessitent la mobilisation de connaissances pointues pour être contredits […], d’autres paraissent d’emblée plus saugrenus » (Benoît Bréville, p. 20), « des raisonnements relativement ordinaires, mais poussés un peu trop loin » (Marina Maestrutti, p. 21). J’en conclus que vous vous estimez capables de fixer la limite entre le bon sens et la paranoïa, entre le raisonnable et l’insensé, entre la contestation légitime et la théorie du complot. Il est vrai que vous êtes un journal sérieux, documenté ; il faut vous reconnaître cette autorité. Mais alors, pourquoi ne pas argumenter, donner des éléments concrets et tangibles pour contrer ce « conspirationnisme » jugé délirant ? Vous ne faites que mépriser ces thèses à coup de formules railleuses (« pour notre expert », « le grand prêtre du 11-Septembre » (Julien Brygo, p. 18)). Êtes-vous donc devenus architectes ? ingénieurs ? Où sont les données qui vous permettent de ricaner du travail de Architects & Engineers for 9/11 Truth ? Vous vous contentez de balayer leurs conclusions d’un revers de main en qualifiant leur travail de « pseudo-universitaire » et doté d’une « apparence scientifique et rationnelle » (Benoît Bréville, p. 20). Votre arrogance fait froid dans le dos !
Par ailleurs, vous vous contredisez lourdement quand vous reconnaissez l’existence d’opérations sous faux drapeau par le passé (mais comment faire autrement ?), mais refusez de simplement considérer cette possibilité pour des événements plus récents. Vraiment surprenant de la part d’un journal qui s’illustre d’ordinaire par son audace et son esprit critique. Vous avez tracé une ligne et, comme ces théoriciens du complot que vous dépeignez si férocement, refusez la contradiction, et ne prenez même pas la peine d’étayer votre propos puisque la plupart des gens y adhèrent déjà.
Je ne vous demande pas de choisir une voie, de prendre position, mais simplement de rester ouverts, d’envisager les possibilités, et, surtout, de vous montrer cohérents. Vous m’apparaissez soudain comme un journal extrêmement fermé et, qui plus est, méprisant à l’égard de ceux qui essayent de penser (quand bien même leurs conclusions ne seraient pas de votre goût).
Il ne sert à rien de vous dire que je suis étudiante en master de philosophie, puisque « personne n’est à l’abri », comme vous le dites si bien. Je tiens juste à vous préciser que je vois dans cette discipline que j’étudie un moyen d’apprendre, non pas ce que l’on doit penser, mais comment penser. Et ce n’est certainement pas ce que vous avez fait ou poussé vos lecteurs à faire dans ce dossier.
Clara Piraud
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