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Disparition de Ahmed Gaïd Salah: L’Algérie à l’épreuve
Par Chems Eddine Chitour
Mondialisation.ca, 25 décembre 2019

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« Koulou man ‘alaieha fane  oua yabqua oudjhou rabouka 

« Tout ce qui est sur la  Terre disparaitra   La face de Ton  Seigneur subsiste »  

Sourate 55, Le Miséricordieux, versets 26, 27

Le général Ahmed Gaïd Salah est mort le 23 décembre 2019 des suites d’une crise cardiaque Un deuil national de trois jours est décrété, tandis que les forces armées seront en deuil: véritable homme fort du pays. C’est lui qui a proposé l’élection présidentielle du 12 décembre donnant un coup d’arrêt à un probable dérapage du pays qui était, il faut le souligner, en apesanteur; pratiquement à l’arrêt, le gouvernement vaquait aux tâches habituelles et nonobstant la loi sur les hydrocarbures, ne prenait aucune initiative.

Je suis triste de la mort du général de corps d’armée Ahmed Gaïd Salah.  Voilà un Algérien qui jusqu’au bout croyait en une idée de l’Algérie forte et qui a son mot à dire dans le concert des nations… Après avoir tenu plus de 20 discours où il rassurait les Algériennes et les Algériens sur l’avenir du pays, voilà qu’il tire sa révérence en laissant une Algérie avec des institutions certes très fragiles et qui a à se battre d’une façon multidimensionnelle sur différents fronts, notamment celui d’assurer un niveau de vie décent aux gens d’en bas qui sont les premières victimes des contractions budgétaires éventuelles. C’est comme cela que je comprends la justice sociale et les droits humains, ceux d’assurer une vie digne, un toit, l’accès à une santé de qualité, à une éducation qualitative et une aspiration permanente à un mieux-être. 

Djamel Labidi résume en quelques phrases le sacerdoce de celui qui s’entêtait à sauver l’Algérie :

« C’est la mort qui transforme la vie d’un homme en destin. Le timing semble,  en effet, incroyable. Il disparait au moment même où il a terminé sa mission.  L’Histoire jugera.  Mais ce qui est déjà sûr, c’est qu’il a agit en militaire d’honneur, en général républicain. « Pas une goutte de sang du peuple algérien ne sera versée  » avait-il dit.  Il a tenu parole. Ceci est très rare dans les crises politiques et sociales de cette ampleur .  Il laisse la maison en ordre, l’Algérie avec un président. Cet objectif,  il se l’était donné, de façon opiniâtre tenace. Son mot préféré, dans ses discours,  était « la constance ».

Il a agi sans dévier un instant de sa feuille de route, au prix d’un effort surhumain, allant jusqu’au bout de ses forces, sans une plainte, sur tous les fronts pendant des mois, s’adressant sans arrêt à la nation, à l’armée, veillant à l’unité de celle-ci, et de sa fraternité avec son peuple, épargnant au pays le pire des malheurs, la Fitna,  la guerre civile.  (…) Il y avait aussi tout le travail qu’il continuait de mener de front pour doter l’Algérie d’une armée moderne, professionnelle, attachée aux idéaux de Novembre, comme il le disait sans arrêt.  (…) La décision prise par l’armée d’accompagner le mouvement populaire va dans le même sens et est déterminante . Celle aussi intransigeante d’une solution constitutionnelle à la crise. Puis la suite de décisions prises: la commission de dialogue, l’autorité indépendante des élections, et enfin la fixation de la date de celles-ci. La décision surprend tout le monde , semble difficilement réalisable à beaucoup, il est la cible personnelle d’une campagne d’une grande violence mais il garde son calme.  Une partie de l’Algérie profonde lui manifeste son soutien. En réalité,  il fait bouger les lignes: en stratège militaire, il crée une dynamique et les faits lui donnent raison. L’élection présidentielle a lieu. On peut en penser beaucoup de choses mais elle est indéniablement une étape nouvelle dans l’évolution de la crise » (1).

Les réactions

La tradition algérienne de s’abstenir de polémiquer à propos des morts n’a pas été totalement respectée. Les réseaux sociaux des villes se sont emparés de l’information et l’ont largement commentée. Les Algériens lambda interrogés ont été unanimes à saluer sa mémoire et à voir en lui le sauver de la nation Par contre,  les échanges  pour le peuple du facebook ;  entre ceux qui lui prêtent le rôle de celui qui a «sauvé l’Algérie» et ceux qui l’accusent d’avoir oeuvré à faire perdurer un système de pouvoir contesté. Il y a celles et ceux qui sans applaudir, ne se sentent pas concernés par la mort d’un homme, il y a les autres qui témoignent de leur affliction prenant le risque d’être jugés par les Torquemada qui brandissent au pire l’inquisition et au mieux, la condescendance en parlant de syndrome de Stockholm qui veut que la victime défende son bourreau. C’est dire s’il y a de tout dans les réseaux sociaux. 

J’ai observé avec inquiétude le parti pris à l’emporte-pièce et je me suis demandé si ces Torquemada ont une légitimité de parler au nom du peuple, de décréter des fetwas d’exclusion, bref, de dicter la norme sans s’interroger eux-mêmes, sur leur valeur ajoutée au pays. Quel pays ne connaît pas des périodes troubles? Leur référence à 1789 est bien mal venue. Un mouvement social légitime de 54 semaines a vu des milliers d’arrestations, de comparutions, des dizaines de condamnations, sans compter les dégâts matériels. Allez parler de démocratie à un Gilet jaune qui galère pour des clopinettes… 44 semaines sans une goutte de sang, sans blessés, sans mort, sans destruction sans les milliers d’arrestations et de condamnations et plus récemment même, pas le courage de reconnaître que la justice a libéré 13 jeunes.

Leur amnésie sélective leur a permis aussi d’oublier les centaines de morts en Irak, au Soudan, en Ethiopie, ces derniers mois du fait des mouvements de protestation. Ils n’ont pas l’objectivité de reconnaître que sans l’armée et la police, la Révolution Tranquille, n’aurait pas été tranquille! Pour que cela puisse se faire d’une façon aussi calme, il faut bien que quelqu’un ait pris sur lui d’interdire tout dépassement. Ahmed Gaïd Salah restera dans l’Histoire comme celui qui a permis que des manifestations impliquant des milliers d’Algériens se fassent dans le calme sans destruction; Il faut imaginer ce que cela demande comme organisation pour que les dizaines de milliers qui ne sont pas des ennemis et qui ont leur propre ressenti arrivent à maîtriser calmement ceux qui ont des difficultés et faire en sorte qu’ils poussent un ouf de soulagement à la fin de chaque manifestation du mardi et du vendredi sans casse!

Qu’en est-il du peuple de l’Algérie profonde? 

Il faut sortir des réseaux sociaux qui, pour l’écrivain Umberto Eco, ne font pas dans le détail; ils démocratisent la bêtise: «Les réseaux sociaux ont donné le droit à la parole à des légions d’imbéciles qui avant ne parlaient qu’au bar et ne causaient aucun tort à la collectivité. On les faisait taire tout de suite. Aujourd’hui ils ont le même droit de parole qu’un prix Nobel.» De ce fait, interrogeons le peuple de l’Algérie profonde, ceux qui n’ont pas Facebook, mais qui ont des droits, celui qui galère, qui attend tout du prochain président en termes de droits de l’homme, non pas à la façon de ceux qui ont réglé les fondamentaux de la vie, ils ont un toit, un job, ils profitent sans vergogne de tous les petits riens en théorie, dédiés aux classes faibles, aux sans-dents. 

Je peux comprendre que leur préoccupation ce sont les droits de l’homme, mais encore une fois de quel homme nous parlons? Assurément, nous avons deux peuples en Algérie qui ont une vision diamétralement opposés. Ceux qui peuvent palabrer à l’infini, mais pas question de partager! Leur acquis ils y tiennent. Il y a ceux qui, aussi, savent dans leur chair ce que c’est que la «hogra», la liberté et pour qui la première des libertés est l’amélioration de leurs conditions de vie. Le reste viendra après; Ce sont ceux-là qui, d’une façon irrationnelle tiennent à la stabilité à tout prix.

Les chantiers du président 

Le nouveau président devrait envoyer des signaux clairs sur la politique qui va être suivie dans les prochaines semaines. Son appel au dialogue reste et devra être concrétisé à la fin du «vide institutionnel». C’est un premier pas vers la résolution de la crise multidimensionnelle que vit le pays. Le pacte social est d’abord cela. La chute des prix du pétrole en 2014, l’explosion démographique, la crise du logement, le chômage, les nouvelles habitudes de consommation, l’urbanisation, etc., sont autant de chantiers qui nécessitent la solidarité et le partage. Dans ce cadre, l’Etat doit donner l’exemple en réduisant son train de vie, la vraie paix sociale est celle où il n’y a plus de hogra et que chacun soit jugé à l’aune de ce qu’il apporte au pays dans un désir de transparence et de démocratie, mais aussi d’assurer un niveau de vie digne à tous les Algériens. 

Plus que jamais et sans rien abdiquer des principes de liberté – qui sont revendiqués par chaque Algérienne et chaque Algérien- il nous faut cesser de nous diaboliser et regarder vers l’avenir. Nous jugerons sur pièce les premiers pas du président qui a fort à faire pour tenir la Maison Algérie dans une situation qui lui permet de garder son rang. Laissons-lui le temps de dérouler sa vision de l’avenir. 

Il est à espérer que l’armée qui a été la colonne vertébrale du pays, qui a montré sa retenue, qui a fait que l’élection a eu lieu puisse continuer à se moderniser, à miser sur le savoir pour faire de l’Algérie un pays qui n’est pas ouvert à tout vent, Un pays qui décourage définitivement toute volonté néocoloniale et qui est fasciné par le progrès. Nul doute que l’Algérie du futur sera un pays où il fera bon vivre dans le calme, la sérénité où les droits seront réellement garantis, mais par-dessus tout un pays de la science qui, seule donnera une visibilité à notre pays quand la rente ne sera plus qu’un mauvais souvenir.

Professeur Chems Eddine Chitour

Ecole Polytechnique Alger

 

 

Notes : https://www.mondialisation.ca/algerie-general-gaid-salah-fin-de-mission/5639994

Article de référence : https://www.lexpressiondz.com/nationale/l-algerie-a-l-epreuve-325328

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