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Dites-le avec des fleurs
Par Uri Avnery
Mondialisation.ca, 06 novembre 2007
Gush Shalom 6 novembre 2007
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RÉJOUISSEZ-VOUS, RÉJOUISSEZ-VOUS : le ministre des Affaires étrangères vient de constituer une équipe spéciale pour traiter les « questions centrales » de la paix avec les Palestiniens.

Oui, vraiment. Pour préparer la rencontre d’Annapolis, le Premier ministre a chargé le ministre des Affaires étrangères de négocier avec l’Autorité palestinienne.

Vous pourriez bien sûr demander : n’est-il pas normal que le ministre des Affaires étrangères s’occupe de la politique étrangère ?

Eh bien, c’est peut-être normal dans d’autres pays. En Israël, cela ne l’est pas du tout.

DÉJÁ DANS les premières années de l’État, le ministère des Affaires étrangères était l’objet de plaisanteries. Un de mes amis avait composé un petit couplet qui pourrait approximativement se traduire par « Le ministère des Affaires étrangères / est très important / Parce que sans lui / Que feraient ses fonctionnaires ? »

L’État a pris naissance dans la guerre. Ses héros étaient les chefs de l’armée. L’architecte de l’État, David Ben-Gourion, a posé les rails sur lesquels l’État a évolué jusqu’à ce jour. Jusqu’au dernier jour où il a été aux affaires il était à la fois Premier ministre et ministre de la Défense. Il n’a jamais cherché à cacher son profond mépris pour le ministère des Affaires étrangères. 

Tous les gens de cette génération partageaient ce mépris. Les vrais hommes parlaient avec l’accent des sabras, s’engageaient dans l’armée, devenaient général et prenaient du service au ministère de la Défense. Les mauviettes, qui s’exprimaient avec un accent anglo-saxon ou germanique, allaient au ministère des Affaires étrangères, devenaient ambassadeurs et bureaucrates. Chacun pouvait voir la différence.

Cela trouva aussi à s’exprimer dans les relations entre les personnes : Ben-Gourion mit à la torture le Premier ministre des Affaires étrangères, Moshe Sharett, en qui il voyait un rival potentiel. Et il est vrai que Sharett devint Premier ministre lorsque Ben-Gourion décida en 1953 de se retirer provisoirement à la colonie de Steh Boker dans le désert. Il paya cela au prix fort : lorsque Ben-Gourion est revenu de son exil volontaire, il écrasa Sharett et, lors de la préparation de la campagne du Sinaï en 1956, il l’écarta purement et simplement.

Il confia le ministère des Affaires étrangères à Golda Meir, mais il la tint également à l’écart. La campagne du Sinaï et de Suez fut préparée par le jeune Shimon Peres, directeur général du ministère de la Défense et serviteur admiratif de Ben-Gourion. Il aida à organiser la collusion des Français, des Britanniques et des Israéliens pour attaquer l’Égypte. En remerciement de notre empressement à soutenir les Français dans leur guerre contre la révolte algérienne, ceux-ci nous ont fourni le réacteur nucléaire de Dimona. Tout cela dans le dos du ministre des Affaires étrangères.

Voilà comment les choses se passaient au fil des années. Les questions importantes en matière de relations étrangères étaient traitées par les bureaux du Premier ministre et par le ministre des Affaires étrangères, avec l’aide du Mossad. Nos ambassadeurs dans le monde en étaient informés par les journaux.

Il se peut que ce ne soit pas une façon de faire propre aux Israéliens. De nos jours, les présidents et les premiers ministres mènent leur propre politique étrangère. Des vols rapides, le téléphone international et internet leur permettent de communiquer entre eux. Dans presque tous les pays, les ministres des Affaires étrangères sont en train de se transformer en employé(e)s de bureau de luxe.

Dans notre pays, c’est particulièrement prononcé, en raison du rôle central que joue l’armée dans notre vie nationale. Dans le jeu de cartes israélien, un général pèse plus lourd que dix ambassadeurs. Les jugements des services de renseignement de l’armée et les rapports du Mossad surclassent tous les documents du ministère des Affaires étrangères – si tant est qu’il se trouve quelqu’un pour les lire.

JE N’AI PAS PU m’empêcher de sourire quand j’ai lu que Tzipi Livni avait décidé de constituer une équipe de paix.

Il y a 51 ans, une semaine avant la campagne du Sinaï, j’avais publié un article sous le titre “L’état-major blanc”qui devint quelque chose comme mon vaisseau amiral. J’y disais que, puisque notre État avait pour tâche principale de réaliser la paix, on ne pouvait accepter qu’il n’y ait aucun organisme professionnel chargé exclusivement de cette question. Je proposai la création d’un ministère particulier de la paix. Je soutins que le ministère des Affaires étrangères ne convenait pas pour cette tâche, puisque sa fonction principale était de conduire la lutte internationale contre le monde arabe. 

Pour populariser l’idée, je dis que, pour faire contrepoids à l’“État-major kaki” chargé de préparer les opérations de guerre, nous avions besoin d’un “État-major blanc” qui se préparerait à exploiter les opportunités de paix. Tout comme l’état-major de l’armée prépare des plans d’urgence pour parer à toute éventualité militaire, l’état-major blanc préparerait des plans en vue d’opérations de paix. Cet état-major comprendrait des experts des affaires arabes, des diplomates, des psychologues, des économistes, des spécialistes du renseignement et ainsi de suite.

Dix ans plus tard, j’ai reformulé cette proposition dans un discours à la Knesset qui a figuré plus tard dans une anthologie de discours importants. Je répétai ma remarque qu’au sein de l’énorme appareil du gouvernement, avec ses dizaines de milliers d’employés, il n’y avait même pas une douzaine de fonctionnaires qui aient pour mission de travailler pour la paix.

Cela faisait suite à un épisode plutôt amusant. Éric Rouleau, l’un des journalistes français tout à fait remarquables pour ce qui concerne le Moyen-Orient, avait organisé une rencontre secrète entre moi et l’ambassadeur de Tunisie à Paris. C’était après le discours historique prononcé à Jéricho par Habib Bourguiba, le légendaire président de Tunisie, dans lequel, pour la première fois, il appelait le monde arabe à faire la paix avec Israël. Je demandai à l’ambassadeur d’encourager son président à continuer dans cette voie. L’ambassadeur proposa un marché : qu’Israël utilise son influence auprès de Paris pour inciter les Français à améliorer leurs relations avec la Tunisie (à un point bas à l’époque) et Bourguiba, en retour, renouvellerait son appel.

Je rentrai rapidement et organisai une rencontre d’urgence avec le ministre des Affaires étrangères, Abba Eban. Il vint accompagné de Mordechai Gazit, le chef de son département Moyen-Orient. Eban écouta ce que j’avais à dire et répondit par quelques propos évasifs. Après son départ, Gazit éclata de rire. 

« Vous n’avez pas idée de la façon dont on travaille ici,  » dit-il, « Si Eban avait pris cette affaire au sérieux et demandé à ses services de préparer un rapport sur les relations franco-tunisiennes, ceux-ci n’auraient trouvé personne pour faire le boulot. Dans l’ensemble du ministère des Affaires étrangères il y a peut-être une demi-douzaine de personnes qui s’occupent des questions arabes. »

RÉCEMMENT, l’ancien secrétaire d’état, Henry Kissinger, a publié un livre sur la profession de diplomate. Il y soutient que les grands ministres des Affaires étrangères jouent un rôle historique plus important que les rois et les chefs d’armées.

Je ne suis pas au nombre des grands admirateurs de cet homme, qui a mon âge et, comme moi, est né en Allemagne. Quelquefois je me demande simplement ce qui serait arrivé si son père avait émigré en Palestine et le mien en Amérique. Serais-je devenu un égotiste et un criminel de guerre et lui un militant de la paix israélien ? Mais je suis tout à fait disposé à souscrire à la thèse centrale du livre : qu’aucune politique étrangère sérieuse n’est possible sans un objectif à long terme clair et cohérent.

La ministre israélienne des Affaires étrangères n’a pas un tel objectif. Elle pérore, fait des déclarations et des annonces, mais on ne voit pas clairement vers où elle conduirait notre politique étrangère, si toutefois il lui était permis de la conduire. Après deux années dans le poste, son image politique est bien pâle et floue.

Tantôt elle essaie de déborder Olmert sur sa gauche, tantôt c’est sur sa droite. Un jour elle parle de la nécessité de s’occuper des « questions centrales », un autre jour elle dit que le temps n’est pas mûr pour un règlement final. Elle a apporté son soutien à la récente guerre du Liban, mais maintenant elle la critique sévèrement. Après la publication du rapport provisoire de la commission Winograd, elle a demandé la démission d’Olmert, avec l’intention de prendre elle-même sa place, mais après l’échec de cette petite tentative de putch, elle est restée dans son gouvernement et elle continue de porter la responsabilité de ses actions et de ses inactions.

Livni déteste Olmert, et Olmert déteste Livni. Á la vérité, ils viennent tous les deux « du même village » – Le père d’Ehud et le père de Tzipi étaient l’un et l’autre des membres importants de l’Irgoun. L’un et l’autre ont été élevés dans le même climat politique de droite, l’un et l’autre se sont abreuvés à la même source. Lorsque la mère de Livni est morte il y a quelques semaines, ils se tenaient l’un près de l’autre aux obsèques et chantaient l’hymne du Betar : « Le silence ne vaut rien / Sacrifie ton sang et ton âme / Pour la gloire cachée… » (Le Betar, qui existe toujours, est le mouvement de jeunesse de droite qui a donné naissance à l’Irgoun.)

L’antipathie réciproque entre Ben-Gourion et Sharett, entre Rabin et Peres est en train de se répéter actuellement. Ces relations ont une influence majeure sur la politique, selon la fameuse formule de Kissinger : « Israël n’a pas de politique étrangère, il a seulement une politique intérieure. » (Il me semble que c’est vrai pour la plupart des démocraties, y compris les États- Unis.) La politique étrangère d’Israël est déterminée par des considérations intérieures : Olmert est décidé à survivre à tout prix. Dans la mesure où son gouvernement comprend des éléments d’extrême droite et même des fascistes, tout mouvement réel en direction de la paix conduirait à sa dissolution.

SI UN GOUVERNEMENT n’a pas d’objectif à long terme, comment mène-t-il sa politique ? Kissinger ne semble pas donner de réponse à cette question. Moi j’en ai une : Lorsqu’il n’y a pas d’objectif conscient, c’est un objectif inconscient qui s’impose, un objectif préexistant qui fournit une orientation de façon automatique, par la force de l’inertie.

Le code génétique du mouvement sioniste le conduit à lutter contre le peuple palestinien pour la possession de la totalité de la Palestine historique et l’extension de la colonisation juive de la mer jusqu’au Jourdain. Tant qu’il n’est pas supplanté par une décision nationale d’adoption d’un autre objectif – une décision claire, publique et à long terme – les choses continueront à suivre le même cours.

Aucune résolution de ce genre n’a été ni préparée ni adoptée. Les ministres parlent d’autres possibilités, bavardent à propos de la “solution à deux États”, agitent des slogans, font des déclarations et publient des communiqués, mais, sur le terrain, la vieille politique se poursuit, inchangée, comme si rien ne s’était produit.

Si une autre décision avait été adoptée, le changement aurait été d’une portée considérable – depuis le « langage du corps » du gouvernement jusqu’au ton de sa voix. Pour le moment, la tonalité de la musique est encore celle de l’hymne du Betar.

Y a-t-il quelque signe de l’intention d’Olmert de ne faire aucun pas sérieux vers la paix ? Á l’évidence oui. Il s’agit de sa décision de confier à Tzipi Livni le soin d’assurer les contacts avec les Palestiniens.

Si Olmert veut accomplir une percée historique, il fera en sorte d’en retirer tout le crédit pour lui-même. S’il en confie le soin à sa rivale, cela signifie qu’il n’y a aucune chance.

LA SEMAINE DERNIÈRE, le gouvernement néerlandais a pris contact avec le ministère des Affaires étrangères pour lui demander de donner la possibilité aux producteurs de fleurs de la bande de Gaza d’exporter leurs productions vers la terre des tulipes.

Tzipi Livni, vice-Premier ministre et ministre des Affaires étrangères, était dans l’incapacité de satisfaire cette modeste demande. L’armée l’interdisait.

Contrairement à l’expression bien connue, ils ne croient pas en la méthode de le dire avec des fleurs.

Article original en anglais, « Say it with Flowers« , Gush Shalom, 3 novembre 2007.

Traduit de l’anglais  : FL

Uri Avnery est journaliste et cofondateur de Gush Shalom.

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