Dixième anniversaire du massacre de Charlie Hebdo. Rassemblements spontanés massifs le soir du 7 janvier.
Puisque c’est aujourd’hui le dixième anniversaire du massacre de Charlie Hebdo, quoi de plus naturel pour moi que de signaler ou rappeler la très récente publication de la version revue et actualisée de « Massacre de Charlie Hebdo, l’enquête impossible », chez thebookedition.com, accompagnée d’une nouvelle préface expliquant les déboires avec un précédent éditeur ?
La première partie [publiée ici] analyse les zones d’ombre, en particulier celle cruciale de l’abaissement de la sécurité de Charlie Hebdo, encore inéclairée à ce jour, la seconde le frauduleux dispositif anticomplotiste mis en place pour sanctuariser la version officielle, la troisième le noyautage de la commission d’enquête sur les attentats de 2015 par les partisans d’Israël, la quatrième le long et stérile et procès qui s’est tenu à l’automne 2020.
François Belliot
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On perd la trace des tueurs de Charlie Hebdo peu après midi, aux alentours de la Porte de Pantin. A ce moment-là, on sait que se trouvent dans la nature deux hommes lourdement armés, équipés de kalachnikovs et d’un lance-roquette, deux hommes dangereux, déterminés, fanatiques, et ayant vraisemblablement reçu une formation militaire. Grâce à la carte d’identité malencontreusement oubliée par Saïd Kouachi dans la Citroën C3, on sait qu’il s’agit sans doute des frères Kouachi. On n’en sait pas plus. Peut-être ont-ils des complices. Peut-être ne sont-ils que la partie émergée d’une cellule de plus vaste ampleur. Peut-être n’est-ce que le début d’une vague d’attaques du même genre. Avec le recul, on sait que cela aurait pu être le cas puisque la stagiaire policière Clarissa Jean-Philippe sera abattue le lendemain matin à Montrouge d’une rafale de kalachnikov dans le dos par Amedy Coulibaly, dont l’ADN sera identifié pendant la nuit [1], et que le surlendemain ce dernier abattra quatre personnes dans l’Hyper Cacher de la Porte de Vincennes, prenant le reste des clients en otages. Et 10 mois plus tard, le 13 novembre, nous découvrirons un nouveau mode opératoire : le ciblage de civils au hasard dans l’enceinte d’un stade de football par des kamikazes, et de clients attablés à la terrasse de cafés parisiens par un commando de trois hommes armés de kalachnikovs.
Tout cela pour dire que la moindre des décisions à laquelle on se serait attendu de la part des autorités françaises, c’est qu’elles missent sévèrement en garde la population contre le danger qui continuait de la guetter. Ces autorités ne sont généralement pas avares de conseils et de mises en garde infantilisantes contre les excès de vitesse, contre les effets de la canicule, contre l’homophobie, contre l’antisémitisme, contre l’expiration excessive de CO2, contre le rassemblements de plus de 6 personnes chez soi en raison Sars Cov-2, etc… Or, comme à partir de l’après-midi du 7 janvier il était évident que la population française en général, et parisienne en particulier, était confrontée à un péril autrement plus réel et létal, elles ne vont rien faire pour mettre en garde contre les appels à se rassembler, vers 17 heures, un peu partout dans toute la France.
La ferme mise en garde aurait été d’autant plus fondée que dès 14 heures [2], le Premier ministre Manuel Valls avait décidé de relever le plan Vigipirate à son niveau maximal « Alerte Attentats ». « L’alerte attentats s’applique soit si des projets d’action caractérisés sont connus des services de renseignement, soit si une ou plusieurs actions terroristes ont été commises sur le territoire national. » A l’évidence nous nous trouvions dans ces deux cas de figure. En application du plan, à la mi journée, les organes de presse, les grands magasins, les lieux de culte, et les transports sont placés en « vigilance renforcée ». Parmi les principales « mesures exceptionnelles » prévues par le dispositif « alerte attentats » figure notamment « l’interdiction des grands rassemblements ».
Qu’on s’entende, il n’est pas question de contester le courage de ceux qui voulaient ainsi montrer que « le message est clair, les assassins ne gagneront pas » [3], qu’ils étaient « plus forts que les terroristes », mais en l’occurrence, dans l’ignorance dans laquelle on était alors, le plan Vigipirate ayant été élevé à son niveau maximal, il était tout simplement inconscient et contradictoire de ne pas mettre en garde la population en la dissuadant, non, en lui interdisant les « grands rassemblements ». Cet avertissement eût été d’autant plus sensé que nombre des manifestants spontanés brandissaient le slogan ayant déjà connu une diffusion mondiale « Je suis Charlie », et que les tueurs, sur deux vidéos – en sortant des locaux de Charlie Hebdo, et après avoir abattu le policier Ahmed Merabet boulevard Richard-Lenoir, avaient clamé avec hargne leur satisfaction d’avoir « vengé le prophète Mohammed », et « tué Charlie ». Chauffés à blanc et déterminés comme ils l’étaient, identifiés comme l’ennemi public numéro 1 et n’ayant plus rien à perdre, ils auraient pu être fortement tentés de finir en apothéose en faisant un carton dans la foule, plutôt que d’échouer misérablement dans une imprimerie isolée de Dammartin-en-Goëlle deux jours plus tard.
Dans son second ouvrage consacré à l’affaire, Maryse Wolinski fait justement remarquer : « D’après [Marc Trévidic, patron du pôle judiciaire antiterroriste], la mission ne s’arrêtait pas au massacre des dessinateurs de Charlie Hebdo. Elle se poursuivait. « Au vu de ce que l’on sait, explique Marc Trévidic, les frères Kouachi étaient en route pour une campagne d’attentats. » Compte tenu du matériel abandonné dans la C3, holster, chargeur garni de cartouches, gants en latex, cagoules noires, talkies-walkies, gyrophare bleu, pare-soleil « Police », caméra Go Pro, ruban adhésif, masques de protection, matraques, tout un arsenalnon utilisé dans les locaux de Charlie Hebdo, et même si l’information n’a pas été diffusée en raison de la terreur qu’elle aurait pu susciter, vous aviez, toi et Saïd [NDA : dans son ouvrage Mme Wolinski s’adresse fictivement à eux], bien d’autres projets criminels, d’autres missions ordonnées et non accomplies. Pourquoi ? En abandonnant la C3, après un accrochage du à ta fébrilité [4], vous avez aussi laissé derrière vous tout votre attirail. » On doit toutefois préciser que les deux hommes avaient pris soin de conserver leur lance-roquette, que l’on retrouvera intact et inemployé avec une munition engagée dans l’imprimerie de Dammartin-en-Goëlle, lance-roquette dont ils auraient pu se servir pour viser les rassemblements du soir, avant d’achever de semer la panique en arrosant la foule à la kalachnikov.
Les appels à se rassembler le 7 janvier place de la République à Paris ont été lancés par la CGT, la fédération CGT des travailleurs du livre, du papier et de la communication (Filpac CGT), le SNJ-CGT, le syndicat national des journalistes (SNJ), Reporters Sans Frontières (RSF), le Nouveau Parti Anticapitaliste (NPA), le Parti Communiste (PC), la Ligue des Droits de l’Homme (LDH), plusieurs syndicats et fédérations d’enseignants, le syndicat étudiant UNEF, le syndicat lycéen Fidl, le Comité Laïcité République, le Parti de Gauche de Jean-Luc Mélenchon.
L’appel est également relayé par une page facebook rapidement créée pour l’occasion, qui appelle à se rassembler, dans un premier temps à 19 heures, dans un second temps à 18 heures.
Le même jour, le Parti Socialiste appelle à participer à une « marche des Républicains », « dès que cela sera possible » avance son premier secrétaire Jean-Christophe Cambadélis. Le lendemain, 8 janvier, c’est un mouvement plus vaste qui se dessine, initié par le PS, le PC, Europe Écologie les Verts, le Mouvement Républicain et Citoyen, et le Parti Radical de Gauche. L’UMP et l’UDI annoncent dans l’après- midi leur participation à la manifestation, suivis peu après par le Modem. L’union nationale a toutefois ses limites puisqu’il est décidé d’en exclure le Front National. Pascal Lamy, l’organisateur de l’événement s’en explique ainsi : « Il n’y a pas de place pour une formation politique qui depuis des années, divise les Français, stigmatise les concitoyens en fonction de leur origine ou de leur religion, ou ne se situe pas dans une démarche de rassemblement des Français. » Quant à la maire de Paris Anne Hidalgo, elle abonde : « C’est une marche républicaine et un rassemblement républicain donc ne peuvent venir que les partis républicains. Le Front national ne fait pas partie de ces partis qui défendent les valeurs de la République. »
Initialement prévu pour le samedi, l’événement est déplacé au dimanche pour des raisons d’organisation et de sécurité. C’est un immense succès, avec près de 3,7 millions de manifestants à travers toute la France, dont entre 1,2 et 1,6 millions à Paris, un formidable moment d’union nationale, etc. (le FN en moins), mais rappelons qu’au moment où l’appel est lancé, les terroristes sont encore dans la nature, Coulibaly n’a pas encore pris en otage les clients de l’Hyper Cacher, et nous sommes depuis le début de l’après-midi du 7 janvier au niveau « Alerte attentats » du plan Vigipirate, qui interdit formellement les grands rassemblements. Curieusement, cette contradiction ne suscite aucune polémique. Ce point n’est pratiquement pas discuté dans les médias, comme s’il était évident que tout risque était écarté, que la situation, dans tous les cas, se trouvait sous contrôle. Seule polémique qui fait couler de l’encre et des pixels, et en grande quantité : la décision d’exclure le Front National et Marine le Pen. Un tel niveau d’irresponsabilité est peu croyable, sauf si l’on avance une hypothèse qui expliquerait bien des choses : où que ce soit, dans les sphères du vrai pouvoir, on savait, dès le 7 janvier, que la situation était sous contrôle, qu’il n’y avait pas de risque de contagion, que c’était fini, et même que ce qui allait se passer les deux jours suivants (l’assassinat de Clarissa Jean-Philippe et la prise d’otages de l’Hyper Cacher) consisterait en des phénomènes très limités, et sans lendemain. Il faut également avoir à l’esprit le contre-exemple éclairant de l’attentat de Nice, dont l’auteur, Lahouaiej Boudajel, au profil invraisemblable [5], n’était coordonné avec personne. Les jours et les semaines suivantes, les rassemblements commémoratifs de grande ampleur ont été interdits ou placés sous très haute surveillance. Marc Magro relate ainsi, dans Soigner – Nice, 14 juillet 2016 : « A Nice, quatre dates ont été fixées entre juillet et octobre 2016 pour rendre hommage aux victimes et à leurs familles. Le climat de tension émotionnelle qui régnait dans la ville après l’attentat et la question de la sécurité des foules rendait délicate l’organisation. » (p. 295) Et donc encore plus difficile dans une ville comme Paris et plus encore dans toutes les grandes villes de France en même temps… Si un rassemblement a été autorisé le 18 juillet autour du monument du Centenaire, survolé par un drone de surveillance, la marche blanche prévue le 31 juillet sur la promenade des Anglais, de l’hôpital Lenval au monument du Centenaire, a été annulée le 28 juillet par la préfecture des Alpes-Maritimes, pour des raisons de sécurité, au grand dam des proches des victimes : « Malgré les arguments et les bonnes intentions, j’ai ressenti à ce moment-là qu’on amputait la ville, ses habitants, et les familles directement touchées et les victimes blessées mais valides d’une occasion d’avancer tous ensemble pour commencer ou continuer à panser nos cœurs blessés. » (p. 297) ; poussant ceux-ci à forcer l’interdit en organisant via les réseaux sociaux un rassemblement d’un millier de personnes le dimanche 7 août. Et quand enfin une cérémonie d’hommage national a été organisée le 14 octobre, exactement trois mois après le carnage, les Niçois en ont pour ainsi dire été exclus, toujours pour des raison de sécurité ! « Autour du président de la République devaient se tenir entre 2500 et 3000 personnes, dont 200 proches des 86 victimes décédées, 500 victimes blessées et 1000 impliqués. Plus de 250 personnalités du monde politique et religieux, 400 élus locaux et les représentants de 19 pays étrangers devaient être aussi présents. En revanche,la presse annonçait qu’il n’y aurait pas de rassemblement possible. Les Niçois ne pourraient donc pas assister à la cérémonie dans leur propre ville. Hommage fermé au public, pour des raisons de sécurité. Un choix restrictif qui, pour certains, a été insupportable et incompréhensible. » (p. 298). Il est vrai que le rassemblement du 18 juillet, à l’occasion de la minute de silence, avait vu les politiques présents se faire vertement prendre à partie : « tout a basculé lors de l’arrivée des responsables politiques. De violentes huées, des cris d’ »assassins ! », « démission ! », des sifflets et des insultes virulentes ont jailli d’une minorité de personnes. (…) Ensuite [après la minute de silence], le départ des hommes politiques a relancé quelques clameurs de protestation, suivies presque aussitôt de forts applaudissements à l’intention des équipes de secours présentes auprès des officiels. » Chat échaudé craint l’eau froide, et il faut se souvenir que le 14 juillet 2016 sur la « Prom’ », le dispositif de sécurité avait affiché des failles béantes, facilitant le traçage du sillon sanglant du 19 tonnes sur près de 1700 mètres, et que les forces de l’ordre étaient en sous nombre, certaines ne se trouvant pas aux endroits où elles auraient dû être. Chacun sait qu’un accident est vite arrivé, et qu’un train peut en cacher un autre…
Dans son livre de souvenirs publié en 2019, Bernard Cazeneuve raconte ainsi son impuissance, au poste de ministre de l’Intérieur, à faire appliquer strictement le plan Vigipirate à son niveau maximal après le massacre de Charlie Hebdo, la prise d’otages de l’Hyper Cacher n’ayant pas encore eu lieu : « Devant eux [les préfets], le président de la République lance un nouvel appel à l’unité nationale. Celle-ci doit trouver à s’exprimer pleinement lors de la grande manifestation parisienne du 11 janvier, à laquelle de nombreux responsables politiques appellent depuis mercredi soir. Alors que j’essaie de faire partager à mes interlocuteurs la difficulté de garantir la sécurité d’un tel rassemblement populaire dans un contexte de menace particulièrement élevée, j’apprends que François Hollande multiplie les contacts avec les chefs d’État et de gouvernement du monde entier, pour qu’ils se joignent à la marche des Français dans les rues de Paris. Comprenant qu’il serait vain de prétendre résister à cet élan, dans un moment historique qui dépasse chacun d’entre nous, j’organise un dispositif spécifique, en liaison avec la préfecture de police. » (p. 120) Apparemment le ministre a levé le doigt pour demander la parole mais personne n’a jugé utile d’écouter son avis, ce qui le soir venu continue de la travailler : « la grande manifestation de Paris, qui doit se tenir ledimanche 11 janvier, me hante. Je peine à en évaluer l’ampleur, mais je sais qu’elle rassemblera une foule immense, ainsi que de nombreux chefs d’État et de gouvernement avec leurs délégations. » (p. 128)
Il ne sera pleinement rassuré que le lendemain : « Pendant le trajet du retour [de l’hôpital où ils ont rendu visite au policiers du RAID et de la BRI encore hospitalisés], je m’ouvre au président des aléas qui pèsent sur la grande marche du lendemain qui interviendra en pleine crise antiterroriste, en présence des principaux chefs d’État et de gouvernement de la planète et au milieu d’une foule innombrable. Je reçois alors une réponse qui me laisse d’abord dubitatif, mais qui aura pour vertu de me mettre à distance de mes propres angoisses : « Il ne se passera rien, parce que nous sommes la France et que les Français seront là en masse pour le rappeler. » » (p. 130) Quant à nous, s’il s’agit effectivement là de l’argument avancé par le président Hollande, nous demeurons pantois devant une naïveté qui relève rien de moins que de la pensée magique.
François Belliot
Nouvelle édition de « Charlie Hebdo, l’enquête impossible »
Notes :
1 A minuit précisément selon le rapport de la commission d’enquête (p.38)
2«Attentat contre « Charlie Hebdo »: à quoi correspond le plan Vigipirate niveau « alerte attentat »?», Francetvinfo.fr, 07/01/2015
3 Lire par exemple «Place de la République: « le message est clair, les assassins ne gagneront pas »», Maxime Goldbaum et Olivier Faye, lemonde.fr, 07/01/15. Extrait: «La foule s’est agglutinée sur la place de la République. Il n’est plus possible d’avancer d’un mètre sans marcher sur les pieds de son voisin.(…) A 17 heures, une centaine de manifestants étaient réunis sur la place. Vers 19 heures, ce sont près de 15 000 personnes, selon la police, qui se massaient au pied de la statue de la République et dans les rues adjacentes. Finalement, ils seront 35 000.(…) Un petit groupe de responsables socialistes composé de Jean-Christophe Cambadélis, Claude Bartolone, Anne Hidalgo, Jean-Paul Huchon, François Lamy s’est frayé un chemin au cœur de la place.(…) La nuit est tombée. Des lettres lumineuses et multicolores sont brandies pour former un message : « Not afraid » (« Nous n’avons pas peur »). Chacun entend faire de ce rassemblement un instant de recueillement, pas de controverse ni de débat.»
4 Il y a beaucoup de passages du livre de Mme Wolinski qui s’apparentent à du romanquête. Si l’on en croit le «kiosquier de Charlie» Patrick Deschamps, à qui les deux hommes ont volé la voiture, ces derniers au contraire n’ont marqué aucune fébrilité, se montrant au contraire d’un calme impressionnant, extrêmement professionnels.
5 Cf «L’activité de Daech en France», francoisbelliot.fr, 30 juillet 2020: «Mohamed Salmène Lahouaiej-Bouhlel, 31 ans, Tunisien disposant d’une carte de résident suite à son mariage avec une franco tunisienne. Il est père de trois enfants. Mari violent, il avait été poussé au divorce deux ans auparavant, et il avait perdu son emploi de chauffeur livreur après avoir eu un grave accident en s’endormant au volant sur l’autoroute. Non seulement il ne fréquentait jamais la mosquée, mais il buvait des bières, mangeait du porc, et prenait des drogues. Plus curieux encore, il multipliait les conquêtes sexuelles, tant masculines que féminines. Dans son entourage personne ne croit à l’hypothèse de la radicalisation. Il était connu des services de police pour des faits de violence et des vols, mais rien qui puisse laisser prévoir un tel acte. Du reste il était inconnu des services de renseignement et n’avait jamais fait l’objet d’un signalement pour radicalisation. Ses voisins en parlent comme d’un homme bizarre et extrêmement solitaire.»