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Douze ans après
Par Uri Avnery
Mondialisation.ca, 05 novembre 2007
Gush Shalom 5 novembre 2007
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LE PRÉSIDENT de la Knesset m’a invité à prendre part à la session spéciale de la Knesset pour commémorer le douzième anniversaire de l’assassinat de Yitzhak Rabin.

Je me suis demandé si je devais accepter l’invitation.

D’un côté, j’aimerais honorer l’homme et les succès de ses dernières années. Je l’aimais bien.

D’un autre côté, je n’avais pas envie d’écouter une oraison prononcée par Shimon Peres, l’homme qui, prétendant suivre le chemin de Rabin, a enterré les accords d’Oslo par simple couardise. Et encore moins un éloge funèbre d’Ehoud Olmert, une des personnes qui ont conduit la campagne de dénigrement contre les accords d’Oslo et leurs auteurs. Et moins encore un éloge de Benyamin Netanyahou, qui était au balcon alors que, en-dessous, on faisait parader le portrait de Rabin en uniforme SS. 

EN FIN DE COMPTE, j’ai décidé de me tenir à l’écart de cette orgie d’hypocrisie moralisatrice. Je ne suis pas allé à la Knesset. Je suis resté à la maison, regardant la mer et pensant à l’homme.

Je me remémorais le jeune Yitzhak Rabin, qui avait rejoint le Palmach (les « forces régulières » avant l’indépendance). Le commandant qui chassa les Arabes de leurs foyers pendant la guerre de 1948. Le chef d’état major qui fit appel à nous, après la guerre des Six-Jours, pour honorer les ennemis tombés au combat. Le Premier ministre qui fit plus pour l’Education qu’aucun de ses prédécesseurs ou successeurs. Le Premier ministre qui me permit de poursuivre mes contacts secrets avec les dirigeants de l’OLP alors que cela constituait un crime grave. Le ministre de la Défense qui appela les soldats à « leur casser les bras et les jambes » [aux enfants de l’Intifada qui lançaient des pierres NDT], ordre qui fut méticuleusement exécuté. L’homme qui reconnut l’OLP et serra la main de Yasser Arafat.

Il était tout tout cela à la fois, et la liste n’est pas exhaustive.

Plus que tout, il était le représentant typique de ma génération, la « génération de 1948 » – et ce n’est pas un hasard si cette génération s’identifie à une guerre. C’était le temps de l’innocence. L’innocence des combattants et du Yishuv (la société hébraïque dans la Palestine d’avant l’Etat d’Israël). Rétrospectivement, les événements de cette période – les actions des organisations clandestines, les opérations de guerre – prennent un aspect différent, une image pleine d’ombres. Mais il faut se souvenir que ce n’était pas ainsi que nous les percevions alors. Pas du tout.

Rabin personnifiait l’innocence de la génération de ceux qui croyaient de tout leur cœur qu’ils sacrifiaient leur vie pour une cause plus juste que tout autre – l’existence du Yishuv, le sauvetage des Juifs d’Europe, notre combat pour l’indépendance nationale. Sans cette croyance absolue, doublée d’une totale ignorance de l’autre partie, nous n’aurions pas résisté au test de 1948, test dans laquelle une proportion significative des gens de notre âge ont été tués ou blessés.

Cette génération idéalisa un certain type d’individu – le « Sabra » (littéralement « figue de barbarie »), figure mythique qui eut une immense influence dans le façonnage de la génération. (J’ai moi-même joué un certain rôle dans l’entretien de ce mythe). Le Sabra était censé être droit, à la fois physiquement et mentalement, libéré du « complexe » des Juifs de l' »exil » (le terme « exilic » était le plus insultant de notre vocabulaire). Le « Sabra » était honnête, franc, pratique, naturel, quelqu’un qui allait toujours droit au but et méprisait les manières, les discours creux et les cabotinages, auquel nous identifiions familièrement le « sionisme ». Avant de savoir ce que fut l’Holocauste, nous traitions avec dédain, et même avec mépris, les Juifs de « l’exil » et tout ce qui était en rapport avec eux.

Comme allant de soi, une distinction terminologique est apparue : le Yishuv

« hébreu » et la religion « juive », le kibboutz « hébreu » et le shtetl (dans la Diaspora) « juif », le travail « hébreu » (comme dans le nom du syndicat alors dominant, « l’organisation générale des travailleurs hébreux d’Eretz-Yisrael ») et le luftgesheften « juif » (mot yiddish pour transactions douteuses), travailleurs « hébreux » et spéculateurs « juifs ».

Yitzhak Rabin fut le dernier sabra : un beau jeune homme qui sacrifia son projet personnel (étudier l’hydraulique) pour servir la nation, pour devenir un combattant et commander des combattants, pour agir et laisser la discussion idéologique aux anciens.

Il avait la réputation de posséder un « esprit analytique », en raison de son aptitude à examiner une situation donnée et à lui trouver des solutions pratiques. Le revers de la médaille était son manque d’imagination. Il traitait de la réalité et ne pouvait pas imaginer une réalité différente. (Abba Eban, qui ne pouvait pas le sentir, me dit un jour de sa façon malicieuse : « Analyser signifie disséquer. Rabin peut décortiquer les choses, mais il ne peut pas les remettre ensemble ».)

Il était renfermé, peut-être timide, et réticent au contact physique, aux grandes tapes dans le dos et aux embrassades en public. Certains le qualifiaient d' »autiste ». Mais il n’était pas dominateur, certainement pas arrogant. Après quelques verres (toujours du Scotch) il s’ouvrait un peu, et il pouvait sourire de son sourrire quelque peu forcé et devenir tout à fait amical. 

S’IL ÉTAIT MORT en 1970, nous ne garderions de lui que le souvenir d’un soldat, d’un commandant de brigade victorieux de la guerre de 1948, du meilleur chef-d’état -major que l’armée israélienne ait jamais connu, de l’architecte de l’incroyable victoire de la guerre des Six-Jours. Mais cela ne fut qu’un épisode de sa vie fertile en événements. Une chose rare est arrivée : à 70 ans, il a fait quelque chose que même des gens de 30 ans sont généralement incapables de faire : il a complètement changé sa vision du monde et abandonné les certitudes qui avaient jusque là gouverné sa vie.

J’ai été témoin de ce changement étonnant. En 1969, alors qu’il était ambassadeur d’Israël à Washington, nous avons parlé pour la première fois du problème palestinien. Il rejeta complètement l’idée de paix avec les Palestiniens. Je me rappelle encore une phrase de lui au cours de cette conversation : « Je me moque d’avoir des frontières sûres, je veux des frontières ouvertes. » (en hébreu, un jeu de mots : batuach signifie « sûr », patuach signifie « ouvert ».) Des « frontières sûres » étaient à l’époque le slogan des annexionnistes. Rabin voulait dire une frontière ouverte avec la Jordanie, et un jour il a dit : « Il ne me plairait pas d’avoir besoin d’un visa pour aller à Hébron. »

Après cela, nous nous sommes rencontrés de temps en temps – à son bureau, dans la résidence du Premier ministre, à son domicile privé et à des réceptions – et la conversation revenait toujours sur la question palestinienne. Son attitude restait négative.

Donc je sais combien le changement a été radical. Je ne crois pas que ce soit moi qui l’ait influencé – tout au plus ai-je pu peut-être semer quelques graines. Il m’a plus tard expliqué le changement comme l’aboutissement d’une série de déductions logiques : quand il était ministre de la Défense, il a rencontré des personnalités palestiniennes locales. Dans les conversations en tête-à-tête, ces responsables étaient réceptifs, mais quand ils étaient en groupe, ils étaient durs et lui disaient qu’ils recevaient leurs ordres de l’OLP. Après cela il y eut la conférence de Madrid. Israël céda à la pression et accepta de négocier avec une délégation jordanienne comprenant des membres palestiniens. Une fois sur place, les Jordaniens refusèrent de traiter des problèmes palestiniens et ainsi les Palestiniens devinrent en pratique une délégation palestinienne indépendante. Fayçal Husseini, leur véritable leader, n’était pas admis dans la salle de conférence car il était de Jérusalem. Les membres de la délégation allaient de temps en temps dans l’autre salle pour le consulter, et à la fin de chaque journée, ils disaient aux Israéliens qu’ils devaient appeler Tunis pour recevoir des instructions de Yasser Arafat.

« Cela devenait trop ridicule pour moi », m’a dit Rabin de sa manière franche, « Si de toute façon, tout dépend d’Arafat, pourquoi ne pas parler directement avec lui ? »

Ce fut l’arrière plan d’Oslo. 

COMMENT le navire Oslo de Rabin a-t-il échoué sur un banc de sable ?

Je crois qu’une grande partie de la responsabilité incombe à Rabin lui-même. Il voulait réellement parvenir à la paix avec les Palestiniens. Mais il ne voyait pas la marche à suivre pour atteindre cet objectif et n’avait pas d’idée claire de l’objectif lui-même. Le changement était trop brutal. Comme la société israélienne en général, il était incapable de se libérer ses nuits des peurs, méfiance, superstitions et préjugés accumulés depuis 120 ans.

C’est pourquoi il n’a pas fait l’unique chose qui pouvait conduire le navire d’Oslo à bon port : utiliser la dynamique et parvenir à la paix dans un mouvement audacieux et rapide. Il ne connaissait pas le fameux dicton de David Loyd-George concernant la paix avec l’Irlande : « Vous ne pouvez pas franchir un abîme en deux sauts. »

Son tempérament a eu un impact négatif sur le processus. Il était par nature prudent, lent, il détestait les gestes théâtraux (contrairement à Menahem Begin, par exemple). Cela a abouti à une faiblesse fatale de l’accord d’Oslo : le but final n’a pas été mentionné. Les deux mots décisifs – « Etat palestinien » – n’apparaissent pas du tout. Cette omission a conduit à son effondrement.

Alors que les deux parties ont gaspillé des mois et des années à pinailler sur chaque détail des interminables mesures « intérimaires », les forces anti-paix en Israël ont eu le temps de se relever et de s’unir. Conduites par les colons et l’extrême droite, elles étaient poussées par la haine et l’angoisse engendrées par la longue guerre.

En termes militaires : Rabin était comme un général qui réussit à briser le front ennemi – et, au lieu de concentrer ses forces dans la brèche et emporter la bataille, hésite et reste là, permettant aux forces adverses de se regrouper et de former un nouveau front. En d’autres termes, il a mis en déroute les forces adverses, mais leur a permis de se réunir et de monter une contre-attaque.

Il l’a payé de sa vie.

L’ASSASSINAT de Rabin a changé l’histoire d’Israël, plus que l’assassinat du prince héritier d’Autriche à Sarajevo en 1914 a changé l’histoire du monde.

Personne n’est irremplaçable, dit-on, mais aucun autre Rabin n’a été trouvé – personne de son honnêteté, son courage, son esprit logique.

Cette semaine, Ehoud Olmert a déclaré qu’il continuait sur la voie de Rabin, mais il représente l’exact opposé : il est le contraire de l’honnêteté, du courage, de la logique (sans parler de sa propension à embrasser les gens et leur donner des tapes dans le dos.)

Rabin voulait réellement aller vers la paix. Très lentement, en marchandant sans cesse, mais aussi avec constance et persévérance. Les buts d’Olmert sont tout à fait différents. Il veut un « processus de paix » infini – bla-bla-bla, rencontres, conférences, sans la moindre avancée, pendant que, pendant ce temps, l’occupation continue, l’annexion progresse, que les colonies s’étendent et que les espoirs pour les deux peuples s’évaporent.

La conférence d’Annapolis répond parfaitement à ce schéma : déclarations creuses, autre conférence sans résultat, une démonstration insignifiante.

Certains disent que le plus important est de parler, parce que « pendant que vous vous parlez, vous ne vous tirez pas dessus ». C’est une dangereuse illusion. Dans notre cas, c’est le contraire : quand vous parlez pour parler alors que l’occupation s’approfondit, le désespoir gagne du terrain. Et les tirs n’ont jamais réellement cessé. L’échec d’Annapolis peut bien provoquer le déclenchement de la Troisième Intifada.

Article en anglais, ,  « Twelve years later« , Gush Shalom, 27 octobre 2007.

Traduit de l’anglais: RM/SW.

Uri Avnery est journaliste et cofondateur de Gush Shalom.

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