Drôle de jeu à Moscou
Les coups de Kasparov
En décembre on verra combien de partis, et lesquels, entreront à la nouvelle Douma, la cinquième de l’ère postsoviétique, mais on peut d’ores et déjà parier, à mille contre un, que Garry Kasparov n’y siègera pas. Ni lui ni aucun autre membre de son Front civique uni, le parti d’opposition qu’il a créé l’année dernière, en utilisant l’argent que son génie aux échecs lui a permis d’accumuler et aussi, à ce qu’on dit, une partie de celui de l’ex-banquier, incarcéré pour les siècles des siècles, Mikhail Khodorkovski.
Garry Kasparov le 14 avril 2007 à Moscou…
Un grand joueur que Garry, devenu le plus jeune champion du monde d’échecs, lorsqu’en 1985, un an avant la perestroïka gorbatchévienne, il arracha son sceptre à Anatoli Karpov. Et ce fut un affrontement épique entre le jeune juif de Bakou, en odeur d’antisoviétisme aigu, et le champion sortant, froid, compassé mais surtout très soviétique. La glasnost pointait déjà son nez, et les médias étaient divisés en deux camps, les néodémocrates américanophiles (qui étaient tous derrière Garry Kasparov) et les communistes orthodoxes russophiles et un tantinet antisémites (qui étaient tous derrière Anatoli Karpov). La défaite de ce dernier fut célébrée et saluée par les premiers comme une victoire politique et comme un signe avant-coureur, une anticipation de ce qui devait se passer six ans plus tard.
Mais Vladimir Poutine n’est pas Anatoli Karpov et la partie qui se joue à Moscou, ces mois-ci, ne se passe pas sur un échiquier. C’est si vrai que, dès le deuxième coup, l’un des deux adversaires s’est déjà retrouvé en prison. Il n’est pas difficile de deviner lequel des deux. En cellule aussi, on voit des petits carrés, mais ce ne son pas tout à fait les mêmes que ceux que l’on peut contempler quand on est assis à une table d’échecs, avec l’horloge qui compte le temps des joueurs.
Le premier coup de Poutine avait été plus simple : ne pas autoriser l’enregistrement du parti de Kasparov. La loi avai été faite exprès pour éviter toute surprise. Mais Kasparov a toujours été un grand combattant et il a décidé de se mouvoir sur le fil du rasoir. Comme à l’époque soviétique, il était impossible de vaincre une quelconque bataille légale – pour la bonne raison qu’il n’existe aucune légalité – et donc l’unique manièe d’exercer une pression politique sur le pouvoir était d’avoir un espace sur le plateau des médias mondiaux, et voilà donc Kasparov qui inaugure (ou plutôt réexhume) l’affrontement médiatique hors des frontières russes. Aujourd’hui le monde enier montrera la photo de son arrestation et du tabassage des deux mille manifestants que Garry a fait descendre dans la rue. Et les télévisions feront encore mieux. Et l’on sait que des millions de citoyens russes chercheront les chaînes américaines et européennes sur leurs paraboles. Mais ce sera seulement pour y trouver la confirmation que Garry n’est pas leur héros. Et qu’il a choisi de faire de cette manière une campagne électorale qu’il sait perdue d’avance de par l’impossibilité pratique d’y participer.
Poutine sait bien qu’il n’a pas bonne presse en Occident, et il est assez perspicace pour comprendre que Garry peut quand même jouer sa partie, même si quatre pelés de manifestants ne sont mêmes pas arrivés à déployer leurs banderoles. Mais son calcul est autre. Dans son discours de Munich, il a fait comprendre à l’Occident qu’il répondra coup pour coup à Washington. Il n’y aura pas de révolution de quelque couleur que ce soit à Moscou. L’arrestation de Maria Gaïdar est venue le confirmer symboliquement. Celle-ci est la fille de cet Egor qui a privatisé la Russie pour trente deniers et fondatrice du mouvement Da (Oui), frère du Pora (Assez) ukrainien.
…et quelques-uns de ses (rares) partisans
Et Boris Berezovski peut bien lancer, depuis Londres, ses appels révolutionnaires au renversement de Vladimir Poutine, mais même le wagon blindé de Lénine ne lui suffirait pas. Pour faire tomber ce tsar, il n’y a qu’une arme : faire s’effondrer le prix du pétrole. Mais cela n’est même plus dans les possibilités de George Bush.
En ce qui concerne Poutine, son choix est déjà fait et il ne sera pas modifié. Le Kremlin a décidé de construire, d’en haut, un bipartisme imparfait. Son parti Edinaja Rossija (Russie Unie) n’a pas fonctionné comme parti unique du pouvoir et risque de discréditer le président. Il est donc en train d’en créer un autre, un peu de gauche et très nationaliste – il s’appelle Parti de la Justice -, destiné à occuper la deuxième place à la Douma, presque à égalité avec Russie Unie.
Et si ce dernier, qui est le parti des bureaucrates corrompus, devait jeter trop d’ombre sur le président, alors il le fera rétrograder en troisième position. Il y a toujours les communistes, même s’ils sont exsangues et vieillis. Et, dernier recours en cas d’urgence, le parti de Jirinovski. On n’ira pas plus loin que ça.
Giulietto Chiesa, journaliste italien spécialiste de la Russie soviétique et post-soviétique, est membre du Parlement européen, où il siège au groupe socialiste. Dernier ouvrage paru : Le carceri segrete della CIA in Europa, écrit avec Francesco De Carlo et Giovanni Melogli, edizioni PIEMME, 2007 (Les prisons secrètes de la CIA en Europe).
Article original en italien.
Traduit de l’italien par Fausto Giudice, membre de Tlaxcala, le réseau de traducteurs pour la diversité linguistique. Cette traduction est en Copyleft pour tout usage non-commercial : elle est libre de reproduction, à condition d’en respecter l’intégrité et d’en mentionner sources et auteurs.