Dr. Tewfik Hamel : « Le terrorisme risque de devenir ingérable dans un proche avenir » (Partie 2)

Mohsen Abdelmoumen : Pensez-vous que l’Algérie demeure un acteur régional majeur et avec quels moyens de pression l’Algérie pourra-t-elle peser dans la région du Sahel ? La crise interne de gouvernance n’impacte-t-elle pas le rôle régional auquel peut prétendre l’Algérie ?

Dr. Tewfik Hamel : Dans les années 1990, l’objectif prioritaire de la diplomatie algérienne est d’éviter l’isolement du pays ; faire accepter par les grandes capitales l’arrêt du processus électoral du 26 décembre 1991. Après une décennie de bouleversements extraordinaires, et en dépit de la poursuite de la violence, l’Algérie montre des signes de reprise et d’affirmation de soi sur la scène internationale. La redécouverte de l’activisme classique du pays en matière de politique étrangère est susceptible d’avoir des implications importantes pour l’Afrique du Nord et la région méditerranéenne. La réémergence de l’Algérie va maintenant présenter une série de défis pour les décideurs politiques des deux côtés de l’Atlantique. Car dans  son âme, l’Algérie cherche à être un électron libre. Mais quoi que l’on dise, l’Algérie est un facteur de stabilité, un exportateur de sécurité. Malgré ses faiblesses, elle a apporté une grande contribution à la paix et la sécurité internationales notamment dans la délégitimation du régime d’apartheid en Afrique de Sud au moment où le soi-disant « monde libre » le soutenait, la libération des otages américains en Iran 1981, le cessez-le-feu entre l’Iran et l’Irak, l’accord de Taëf (un traité interlibanais), la résolution de plusieurs crises en Afrique, la lutte antiterroriste, entre autres. Les pays occidentaux doivent reconnaitre le rôle de l’Algérie à sa juste valeur. La période de repli est due principalement aux traumatismes des années 1990 que l’Algérie est en train de dépasser.

La géographie affecte le dilemme de la sécurité. Un lien évident existe entre la place géographique et la politique. L’importance de l’Algérie de ce point de vue découle des multiples axes se chevauchant et conduisant à la région. La position géographique favorable du Maghreb définit en grande partie son importance historique dans les affaires mondiales. L’histoire de la région a profondément été affectée par sa situation géographique de carrefour stratégique (constituant la côte Sud de la Méditerranée et enjambant les voies de communication entre le Moyen-Orient, l’Europe, l’Afrique sub-saharienne) et l’Algérie y occupe une place centrale. Géographiquement, elle occupe une position centrale avec des frontières terrestres communes de 6343 km qu’elle partage avec sept États voisins, et maritimes d’environ 1200 km. Avec une superficie de 2.381.741 km2, le pays est classé à la 11e place au niveau mondial et le 1e en Afrique en termes de superficie (trois fois plus grand que le Maroc en incluant le Sahara occidental) et près de 15 fois plus grand que la Tunisie. La richesse de son sol en matières premières et l’ouverture sur la mer font de l’Algérie le « Heartland » (ndlr : le cœur) du Maghreb. Étant à bien des égards l’État le plus important et influent dans la région et le seul pays à partager des frontières communes avec les cinq pays maghrébins, l’Algérie avec sa profondeur sahélienne est en bonne position pour réaliser ses potentialités économiques, tenir un rôle stratégique et contribuer à l’intégration économique entre l’Afrique du Nord, l’Europe et l’Afrique subsaharienne.

Cette centralité pourrait cependant être parfois un handicap ou une source de vulnérabilité, surtout dans le contexte actuel d’instabilité régionale. Cela exige un effort considérable pour surveiller et contrôler ses longues frontières, mais le pays a tout à gagner de son positionnement central. En tout cas, le pays se montre très actif sur le plan diplomatique, militaire et sécuritaire pour asseoir son leadership. Il est devenu un partenaire incontournable mais difficile. En vertu de sa situation centrale et stratégique dans l’architecture régionale, l’Algérie a commencé à émerger comme un noyau aux yeux des Américains dans plusieurs initiatives de coopération multiple et régionale à l’instar du Trans-Sahara Counter Terrorism Partnership (TSCTP). Bien que techniquement le TSCTP englobe neuf pays, les participants de fond dans les exercices et la coopération sont l’Algérie, le Tchad, le Mali et le Niger. L’Algérie présente plus d’avantages que tous ses voisins – géographiques et capacitaires. En somme, l’Algérie est considéré comme l’État-clé de la sécurité régionale, alors que la Tunisie, le Maroc, entre autres, ne participant pas à tous les aspects du partenariat, sont des États périphériques dans le TSCTP. Ce sont les impératifs sécuritaires qui ont conduit les Etats-Unis à associer les pays de l’Afrique du Nord et Sub-saharienne dans le TSCTP.


Les pays de l’Afrique du Nord et de l’Ouest participant au Partenariat transsaharien de lutte contre le terrorisme.
United States Government Accountability Office, “Combating Terrorism: Actions Needed to Enhance Implementation of Trans-Sahara Counterterrorism Partnership”, GAO-08-860, Washington, D.C., July 2008, p. 6. (GAO-08-860)  http://www.gao.gov/new.items/d08860.pdf

Il n’y a pas de présence virtuelle. Pour être influent, il faut être présent sur le terrain. Mais la doctrine stratégique de l’Algérie interdit à l’armée d’intervenir militairement en dehors du territoire national même lorsqu’elle est vivement sollicitée par ses voisins ou partenaires internationaux. Non seulement ce principe n’a pas empêché ses forces militaires de fournir aide logistique et formation aux forces armées et de sécurité des pays voisins notamment le Mali, la Libye, la Tunisie, etc., mais le pays reste très actif en matière de la coopération régionale et internationale et est engagé dans de nombreuses architectures de sécurité. Le recours à la diplomatie multilatérale est une façon de concilier ses principes de non-intervention, l’impératif de faire face aux menaces à sa sécurité et prévenir des interventions extérieures dans son voisinage. Il y a une certaine « rationalité stratégique » dans le refus de l’Algérie de s’engager en dehors de ses frontières. Mais une doctrine n’est pas le coran. Une certaine ambiguïté stratégique est nécessaire et le pays doit développer d’autres moyens de présence et d’action en dehors de ses frontières.

Alger est consciente que sans une approche systémique visant plus de coopération et de renforcement des capacités des États, les menaces à la sécurité et à la stabilité augmenteront. La stratégie algérienne est multidimensionnelle, mêlant approche multilatérale et bilatérale. Particulièrement depuis 2009, plusieurs réunions de haut niveau des dirigeants de la région se sont succédé sous l’impulsion de l’Algérie afin de renforcer davantage la coopération régionale au Sahel. En avril 2010, un sommet militaire a eu lieu à Tamanrasset. Les pays présents à cette réunion étaient l’Algérie, le Mali, le Niger et la Mauritanie. Les fonctionnaires en provenance de la Libye, du Tchad et du Burkina Faso ont également rejoint le sommet en tant qu’observateurs. Le résultat a été l’installation d’un Comité d’état-major opérationnel  conjoint, basé dans la même ville et appelé le « Plan Tamanrasset ». En Septembre suivant, les chefs de renseignement de ces quatre pays ont convenu de créer un Centre de Renseignement sur le Sahel, basé à Alger et dont la direction est tournante. L’objectif principal de cette initiative est d’augmenter le niveau de coopération des services secrets entre les quatre pays, et de rendre leurs actions plus cohérentes et efficaces. Un facteur important pour renforcer la sécurité de la région est une coopération de renseignement solide et opérationnelle entre les différentes agences de sécurité et de renseignement et leurs homologues régionaux et internationaux.   

Depuis Octobre 2004, le pays accueillit le Centre africain d’études et recherche sur le terrorisme de l’Union africaine (CAERT). Le centre vise à fournir une recherche régionale coordonnée et un lieu de formation pour les efforts de lutte contre le terrorisme dans les pays africains. La création en 2015 d’AFRIPOL (dont le siège est à Alger) est une initiative d’une grande importance qui renforce le soft power de l’Algérie et son rôle de nœud de contact et de coopération dans l’architecture régionale de sécurité. En outre, l’Algérie est particulièrement active dans le travail de lobbying pour une campagne internationale contre le paiement des rançons aux groupes terroristes. En plus de travailler au renforcement de la confiance entre les communautés et les groupes ethniques, Alger facilite les interactions sociales. La médiation algérienne au Mali et en Libye est un exemple de cette approche accordant la priorité au dialogue et aux solutions politiques. En outre, l’Algérie agit de manière à améliorer la coopération de sécurité régionale, les capacités opérationnelles des États pour contrôler leurs frontières nationales afin de réduire le flux de recrues et d’armes à des groupes criminels et terroristes. L’Algérie est un membre actif du Forum global pour la lutte contre le terrorisme.

Ainsi, pour soutenir sa stratégie régionale, le gouvernement algérien continue à chercher à élargir le champ de sa coopération avec les puissances extérieures, notamment les États-Unis, dans ses efforts de lutte anti-terrorisme et de maintien de la stabilité régionale. Ces dernières années, Alger est devenue un partenaire-clé dans les efforts américains pour faire face aux activités terroristes en Afrique du Nord et en Méditerranée, et en tant que tel a connu une hausse substantielle du niveau de la coopération bilatérale. En plus des partenariats régionaux et programmes multilatéraux, les États-Unis et l’Algérie ont lancé en 2005 un Joint Military Dialogue pour favoriser les échanges, la formation et les exercices conjoints. Alger préfère les activités bilatérales avec les États-Unis et d’autres grandes puissances qui reconnaissent son importance régionale. L’approche algérienne est légaliste, insistant sur la centralité de l’ONU. Le Nouveau Partenariat pour le développement de l’Afrique (NEPAD), lancé en juillet 2001, et la décision d’annuler la dette de 14 pays d’Afrique (un montant de 902 millions de dollars) complète l’approche algérienne axé sur les trois D : Défense, Développement et Diplomatie.

Le statu quo actuel caractérisé par la maladie du président et son absence de la scène nationale et internationale ne porte-t-il pas préjudice à l’Algérie sur le plan régional et international ?

Les transformations intérieures qu’a connues l’Algérie ces dernières années, les bouleversements de l’environnement extérieur de sécurité et le changement de son rôle sur la scène régionale et internationale n’ont pas été accompagnés par un nouveau discours présidentiel incluant de nouveaux concepts en harmonie avec l’histoire et les objectifs du pays. Définir la sécurité nationale n’est pas simplement un exercice académique ; ce n’est en aucune façon un acte neutre mais un acte nécessairement politique. Mais qui pourrait vraiment offrir une clarté directionnelle à part le président qui bénéficie de la légitimité démocratique ? La vision du dirigeant est une base utile pour l’élaboration d’une stratégie nationale car elle articule une vision d’un avenir réaliste, crédible et attrayant pour la nation ; elle fournit un lien important entre la situation actuelle et la trajectoire future de la nation. Les plans et les stratégies engagent les parties prenantes à un niveau plus analytique et rationnel, le leader (en contact avec les citoyens) est à un niveau émotionnel profond. Son utilité dépend de la qualité de sa vision, leadership, crédibilité et divers autres facteurs éventuels. Dans les moments de crise, les populations doivent être rassurées, cela implique que les responsables y compris les membres de gouvernement soient en contact régulier avec les citoyens.

Le leadership présidentiel crée des récits parce que les événements ne peuvent pas parler pour eux-mêmes. Au lieu de cela, ils acquièrent du sens seulement lorsque les gens tissent entre eux des histoires cohérentes. Dans The President as Leader, Edwin Hargrove a soutenu que la première tâche du leadership présidentiel est d’« enseigner la réalité par la rhétorique aux populations et à leurs collègues politiciens». Enseigner la réalité implique les explications des problèmes et des enjeux contemporains. Aussi doit-il invoquer et interpréter les idéaux éternels de l’expérience nationale exprimée dans le passé et le présent comme guides pour notre avenir. Le discours présidentiel est important car il contribue à consacrer la primauté présidentielle comme une caractéristique centrale de la constitution de la sécurité nationale algérienne prépondérante dans le système algérien. Il est important car il est rare que de nouvelles idées se développent dans le monde moderne en dehors des réseaux institutionnels.

La vision de la présidence devrait servir à la fois comme une source d’inspiration et pour donner un sens à ce qui doit être fait – une idée directrice. Son grand avantage est d’élever la politique à un niveau supérieur. La nature hautement personnalisée du système présidentiel algérien rend les forces et les faiblesses de l’équipe présidentielle en exercice d’une plus haute importance. Parmi les conséquences qui découlent de la centralisation de la responsabilité politique dans le système présidentiel algérien, le président est le seul acteur qui peut parler d’une voix claire au peuple algérien et établir une norme d’éthique et de moralité, d’excellence et de grandeur. Le président n’est pas seulement l’architecte principal de la politique nationale, mais il doit aborder le processus d’élaboration des politiques avec vigueur. Le président est censé définir la réalité de la politique étrangère et de sécurité nationale par des principes généraux, qui serviront ensuite de base à la formulation et l’exécution des plans et stratégies opérationnelles. Pour beaucoup d’Algériens, le monde est un endroit mystérieux et dangereux, le discours présidentiel crée (sinon est censé établir) un sens de l’ordre. « Dans la société, les électeurs cherchent quatre choses : le sens ou la direction, la confiance dans et du leader, un sentiment d’espoir et d’optimisme, et les résultats ». Ces éléments sont la base de ce que Jason A. Edwards appelle « leader-follower interdependence ».

Le président et son équipe fournissent la « clarté directionnelle » – un leadership présidentiel clair à travers un discours fort – parce que leurs visions expriment la place de l’Algérie dans le monde, y compris ses responsabilités et ses ennemis, ainsi que les instruments à utiliser dans les affaires mondiales. L’absence d’un tel discours constitue une faille à laquelle il faut remédier rapidement. Étant la nature centralisée du système algérien, le président, pour le meilleur ou pour le pire, reste le défenseur des intérêts supérieurs de la nation et d’une mission politique étrangère en harmonie avec l’histoire nationale. À la différence des plans qui émergent des processus d’analyse, la vision transcende les faits et les intérêts concurrents, en présentant une vue unifiée, synthétique et attrayante ou une « fin heureuse » de l’avenir. Les déclarations stratégiques sont larges et globales, et font appel à des paroles émouvantes et des observations générales sur les défis de notre monde. Tendant à établir une feuille de route pour l’avenir, le discours présidentiel engage le gouvernement dans la promotion d’un plan d’action particulier et mobilise l’opinion publique afin de soutenir l’approche du président. La vision du leader agit comme la colle qui lie divers éléments du système national, établissant une base pour construire un consensus national sur les détails des stratégies délibérées.

Ceci est particulièrement utile dans les moments de grands bouleversements et de crises majeures nécessitant des sacrifices douloureux, ou dans des situations impliquant d’importants conflits d’intérêts entre les sections d’une société, comme c’est le cas actuellement : instabilité régionale, terrorisme transitionnel, retour de la géopolitique et des guerres par procuration, crise économique, fragmentation politique et sociale. Les défis auxquels est confrontée l’Algérie nécessitent un discours présidentiel fort. En temps de crise, le public (le parlement, les médias, la presse) se tourne vers le président (et son équipe) en tant que gestionnaire de crise, leader, solveur des problèmes et sauveur. La responsabilité du président augmente. Ces moments critiques offrent au leadership présidentiel l’opportunité d’introduire une nouvelle histoire de la sécurité nationale, susceptible d’attirer le public pour soutenir la stratégie nationale et jeter les bases de changements de grande portée dans la politique nationale.

Un récit de la sécurité nationale est une image qui donne un sens aux nouveaux défis. La formulation d’un récit de sécurité nationale durant une période troublée et d’incertitude (comme celle que traverse l’Algérie) et une période de stabilité ne répond pas aux mêmes critères. Durant les périodes troublées, la réussite d’un récit de sécurité nationale nécessite que les dirigeants se livrent à la narration, par opposition aux arguments analytiques. Le discours mobilisateur du président Bouteflika en 1999 est un bon exemple. Inversement, les arguments sur des faits seraient plus efficaces durant les périodes stables. Le leadership présidentiel doit comprendre que les temps troublés exigent la narration; alors que les temps stables exigent des arguments. Les arguments et les histoires diffèrent dans leur but, leur structure, leur profondeur et leurs présomptions. Les arguments plaident en faveur de politiques particulières ; la narration vise à conférer un sens, expliquer une série d’événements et offrir une interprétation du monde. L’absence d’un tel discours présidentiel fort s’est traduite par des couacs au sein du gouvernement de Sellal. C’est comme si le gouvernement n’avait pas de cap.

La crise et le chaos qui prévalent en Libye ne menacent-ils pas directement l’Algérie dans son existence elle-même ?

Les frontières de l’Algérie n’ont jamais été aussi troublées et poreuses. L’impératif de la sécurisation des frontières devient une priorité. Aujourd’hui, la Libye a perdu le contrôle de ses frontières. La Tunisie, le Mali, le Niger et le Nigeria se battent pour garder le contrôle sur les leurs. Les menaces viennent principalement de bandits, terroristes, trafiquants, etc., mais les menaces étatiques n’ont pas complètement disparu. En effet, l’instabilité et l’insécurité au Sud et à l’Est posées essentiellement par des acteurs non-étatiques et des menaces transnationales impliquent une réorganisation des périmètres de la défense nationale. La question de la sécurisation des frontières constitue un « dilemme de sécurité » imposé par les troubles croissants dans le voisinage géographique sahélo-maghrébin. Les menaces sont diverses, polyvalentes, ambiguës, vagues et parfois contradictoires. Par le passé, les relations entre les pays furent la raison principale des problèmes à la frontière, mais aujourd’hui les menaces non-étatiques sont la cause de l’agitation à la frontière, en raison de la fragilité de l’État ou de son absence dans le voisinage. Tout environnement opérationnel doit tenir compte de l’existence et de la propagation de groupes criminels, avec la possibilité d’un chevauchement croissant entre les activités criminelles, les activités terroristes et les conflits armés internes. La sécurisation des frontières exige la coopération entre deux parties pour le partage des charges et des tâches des deux cotés de la frontière. Le problème découle de l’incapacité de tous les pays voisins à contrôler leurs frontières, soit à cause de l’effondrement de l’État (Libye), la fragilité de la situation intérieure liée à la transition (Tunisie), la faillite des institutions (Mali, Niger, Mauritanie).

La situation des frontières ouest n’est pas meilleure. Clairement dit, il n’y a pas vraiment un problème de frontière, mais davantage un problème d’État. Le résultat : l’État algérien assume presque tout seul la sécurisation de ses frontières et de celles de ses voisins. L’intervention de l’OTAN en Libye a eu des effets déstabilisants sur l’Afrique du Nord et le Sahel. La déstabilisation de la Syrie n’a fait qu’aggraver le problème du terrorisme international. L’intervention américaine en Irak, l’intervention de l’OTAN en Libye et la déstabilisation de la Syrie constituent des moments-clés dans le changement de l’environnement stratégique dans le Moyen-Orient, l’Afrique, l’Asie et même l’Europe. L’Algérie, le Mali et la Tunisie ont subi la majorité des attaques dans la région, qui a vu le terrorisme augmenter de plus de 600% depuis le 11 septembre 2001. L’Algérie agit sur tous les fronts pour sécuriser ses frontières. Dans un rapport de 2011, le Pentagone a appelé à renforcer la capacité des forces armées et de sécurité algériennes. Il révèle qu’Alger assume à elle seule 60% des efforts de la lutte antiterroriste dans la région du Maghreb et Sahel, tandis que le Maroc, Mali et Mauritanie et Niger assument 40%. La transformation des groupes terroristes suite à leur participation à des guerres souligne la nécessité d’un cadre conceptuel pour comprendre le problème à travers le temps et l’espace. Un net changement a été observé dans les comportements des groupes islamistes armés quant à leurs activités visant à terroriser la population civile, comme les attentats à la bombe et les enlèvements. La situation du terrorisme en Afrique présente les caractéristiques suivantes:

  • le mode des attaques terroristes passe des séries sporadiques à des attaques visant des cibles et avec un impact plus important ;
  • des forces et groupes terroristes dispersés tendent à des alliances ;
  • la situation de terrorisme se caractérise par la durabilité ;
  • les activités terroristes présentent davantage de complexité et des dimensions multiples ;
  • les forces extrémistes religieuses deviennent la principale force des attaques terroristes en Afrique.

Yonah Alexander, Terrorism in North Africa and the Sahel in 2015, Seventh Annual Report, Inter-University Center for Terrorism Studies, Potomac Institute for Policy Studies & International Law Institute, March, 2016, p. 8

Yonah Alexander, Terrorism in North Africa and the Sahel in 2015, Inter-University Center for Terrorism Studies, Potomac Institute for Policy Studies & International Law Institute, mars 2016, p. 18

L’insécurité et l’instabilité du voisinage de l’Algérie risquent de durer longtemps. Et cela impose à l’Algérie de consacrer d’immenses ressources humaines et financières pour sécuriser ses frontières, au détriment du développement économique qui reste une priorité dans cette période de crise profonde. La sécurité nationale et la solvabilité nationale sont mutuellement dépendantes. Dans le cas contraire, l’économie algérienne risque de s’effondrer sous le poids des dépenses. Il est beaucoup plus difficile de fixer des priorités claires. Il s’agit d’un dilemme classique. Il s’agit de trouver un juste équilibre d’un triptyque (triples priorités de protection, de consommation et d’investissement) qui produit un profond dilemme pour la société. Si elle supprime la consommation, la conséquence peut être de sévères tensions sociales internes et les conflits de classes risquent de devenir plus aigus. Si la société omet de payer les coûts de la défense, la faiblesse extérieure va inévitablement conduire à sa défaite ou intimidation par d’autres puissances. Si la société ne parvient pas à sauver et réinvestir une partie de son surplus de richesse dans l’industrie et l’agriculture, la base économique et sa capacité à soutenir la consommation ou la protection diminuera.

En somme, la paix et la stabilité sont les pierres angulaires de la prospérité. Quand les diplomates et les militaires algériens combinent leurs efforts pour aider à créer la stabilité et la sécurité dans un pays ou une région voisine (Libye et Sahel), c’est alors que la stabilité et la sécurité attirent les investissements qui génèrent la prospérité. Et la prospérité renforce la démocratie, ce qui crée une plus grande stabilité et plus de sécurité. La stabilité réelle implique la prévisibilité – des frontières sûres et prévisibles, des menaces qui ne surgissent pas de façon inattendue, et la confiance que les intérêts opposés seront résolus de manière pacifique. C’est ce que fait l’Algérie en sécurisant les frontières nationales et en cherchant à résoudre la crise malienne et rétablir l’ordre en Libye. L’instabilité des pays voisins a un effet direct et néfaste sur le développement du pays. Comme le capital cherche sécurité, stabilité et rentabilité, le retour de la stabilité au Sahel signifiera aussi plus de capitaux et d’investissement en Algérie. La sécurité influe sur le développement par son effet sur la confiance conférée aux investisseurs. Les investisseurs privés nationaux, ainsi que les investisseurs étrangers, seront plus disposés à investir dans les pays qui semblent relativement sûrs.

En 2007, l’Economist Intelligence Unit a interrogé 154 directeurs d’entreprises sur leurs points de vue quant à l’impact de la menace de la violence politique sur les entreprises internationales. La violence politique (y compris le terrorisme) a conduit 37% des directeurs à éviter des investissements dans certaines régions, 22% à changer leur politique de voyage et 23% à augmenter leurs dépenses d’assurance. En somme, la paix et la stabilité sont les pierres angulaires de la prospérité. La stabilité et la sécurité attirent des investissements. L’investissement génère la prospérité. Et la prospérité renforce la démocratie, ce qui crée une plus grande stabilité et plus de sécurité. En général, d’une part, la résistance et les capacités des forces de défense devraient accroître la sécurité de manière objective ainsi que dans la perception des investisseurs, et, d’autre part, la présence de menaces internes et externes devraient la réduire. Sans le sentiment de sécurité que procure l’armée algérienne, le complexe gazier d’In Amenas serait toujours fermé. 13,1 milliards de budget de défense, c’est trop, disent certains, mais ce n’est rien par rapport à son rôle dans l’économie nationale. Sans l’armée, c’est toute l’économie algérienne qui se trouverait paralysée étant donné la dépendance aux hydrocarbures. Avec l’instabilité dans le voisinage immédiat et DAECH à nos frontières, c’est grâce à la puissance de l’armée algérienne et le sentiment de sécurité qu’elle procure que les sociétés étrangères continuent toujours d’exercer leur activité dans le Sahara algérien.

Comment expliquez-vous que les chefs de renseignement extérieur français, la DGSE, soient tous d’anciens ambassadeurs de France en Algérie ?

La nomination de l’ancien ambassadeur de France en Algérie, Bernard Émié, au poste de directeur général de la sécurité extérieure (DGSE) s’explique probablement par l’engagement de la France en Afrique et Moyen-Orient. La priorité accordée à la lutte antiterroriste n’est pas sans lien avec ce choix. Bernard Émié a occupé de nombreux postes sensibles notamment comme ambassadeur de France en Jordanie, au Liban, en Turquie. En 2002, il a été rappelé à l’administration centrale comme directeur d’Afrique du Nord et du Moyen-Orient. Paris attend certainement de fluidifier la coopération opérationnelle en matière des échanges d’information. L’atomisation et l’autonomisation des groupuscules terroristes favorisent certainement des opérations éclairs. Le « facteur temps » est crucial. Les rapports établis et les liens personnels cultivés en tant qu’ambassadeur seraient très utiles dans l’accomplissement de sa nouvelle mission pour surmonter la lourdeur bureaucratique. N’oublions pas qu’Alger est le siège d’AFRIPOL (Africain Police Office) et  du Centre Africain d’Étude et de Recherche sur le Terrorisme (CAERT).

Alger est une mine d’informations concernant certains groupes actifs au Sahel. En 2012, alors que Boko Haram n’était pour beaucoup de pays occidentaux qu’une vague secte au Nigéria, le président algérien avait une tout autre vision. Lors d’échanges avec le président Bouteflika, François Hollande évoqua l’opération Serval. Un diplomate français, présent lors de l’échange entre les deux hommes, s’est confié : « Et là, il nous surprend. Le problème pour l’Afrique, nous dit-il durant le tête-à-tête présidentiel, ce n’est pas le Mali, c’est Boko Haram. On est tombé de haut ». « Pour nous c’était une histoire de secte au Nigeria, sans plus. On ne l’a pas vraiment pris au sérieux  », conclut-il. La suite est connue. La réalité, c’est que le rôle de l’Algérie dans l’établissement de la paix et de la sécurité régionale et internationale n’a jamais été reconnu à sa juste valeur. Il est ahurissant que certains pays occidentaux accusent l’Algérie de laxisme dans la lutte contre le terrorisme alors que l’armée algérienne affrontait dans les années 1990 un adversaire impitoyable qui a combiné des tactiques de guérilla avec des attaques asymétriques. La responsabilité des pays de l’Otan dans le chaos régional est incontestable. Le principe est simple : « tu casses tu payes ».

Vous avez vu la manière violente et abjecte dont ont été traités les retraités et les invalides de l’armée algérienne qui réclamaient leurs droits. Ceux qui ont fait face au terrorisme durant la décennie rouge et noire ont été matraqués. Pensez-vous que ce soit une bonne image que le pouvoir algérien envoie au monde en tabassant ses propres soldats ?

« God and the soldier all men adore in time of trouble and no more, for when war is over, and all things righted, God is neglected and the old soldier slighted » (ndlr : Dieu et le soldat que tous les hommes adorent dans les temps troublés et guère plus, car quand la guerre est finie et que toutes les choses sont redressées, Dieu est négligé et le vieux soldat méprisé), déclarait John F. Kennedy dans un discours à West Point le 6 juin 1962. Cette façon de traiter les ex-militaires pose des problèmes moraux et même de sécurité. Moralement, la nation est redevable à tous ces soldats qui ont sauvé le pays d’une mort subite. D’un point de vue sécuritaire, certains changements sociaux (dont les effets se ressentiront dans les années à venir) conduisent les jeunes à s’intéresser de moins en moins à la profession militaire. Ce qui posera un problème de trouver de nouvelles recrues, entre autres. Un tel traitement n’est pas incitatif. Un nouveau contrat est nécessaire entre l’armée et la société pour établir des ponts entre le monde civil et le monde militaire. En outre, il est dangereux d’exposer la manière dont les terroristes repentis sont traités et ne pas accorder une attention particulière aux revendications des militaires en retraite. N’oublions pas que l’on parle de personnes ayant un savoir-faire militaire tandis que la réconciliation nationale s’applique toujours, semble-t-il, aux nouveaux repentis. La réconciliation nationale était un mal nécessaire pour sortir (et tourner la page) d’une « décennie noire » sanguinaire, et il faut renforcer les acquis. Mais elle a une durée de vie limitée. Dans le cas contraire, elle pourrait menacer la paix déjà fragile. Leur chance leur a été accordée. Désormais seule l’éradication est envisageable comme option. Les services armés et de sécurité ont repris l’initiative et sont en position de force. Le nombre de terroristes liés à la « décennie noire » actifs sur le territoire national est insignifiant. Quand aux terroristes liés au djihad mondial, ils ne sont pas intéressés par un quelconque compromis. C’est vrai que l’Algérie est toujours en phase de récupération d’une « décennie noire » épuisante et les défis sont énormes. Toutefois, il ne faut pas traiter ce problème à la légère.

On remarque une absence d’intérêt pour le terrorisme de la part des médias sauf en cas d’attentat. Ils réagissent mais n’analysent pas profondément le phénomène terroriste. Les médias et différents organes de presse ont-ils fait leur mise à jour et sont-ils capables non seulement de réagir aux attentats mais de jouer leur rôle en ouvrant leurs portes à des chercheurs comme vous pour être davantage dans un travail de fond qui consiste à étudier ce phénomène plutôt que de réagir à des évènements factuels ?

Il ne s’agit pas seulement de terrorisme, qui n’est que le défi immédiat. Des politiques anticipatrices exigent un regard prospectif. 1) La croissance démographique ; 2) urbanisation accélérée ; 3) littoralisation de la population ; 4) hausse de la connectivité numérique, seront déterminantes de l’environnement de sécurité. Ces tendances entraînent des changements dans le monde. Les pressions physiques (population, ressources, énergie, climat) pourraient se combiner avec les changements sociaux, culturels, technologiques et géopolitiques pour créer une plus grande incertitude. Cette incertitude est aggravée à la fois par la vitesse sans précédent et l’ampleur des changements, ainsi que par l’interaction entre ces tendances elles-mêmes. David Kilcullen explique que « la croissance urbaine rapide dans les zones sous-développées littorales surcharge les systèmes économiques, sociaux et de gouvernance, exerce une pressions sur les infrastructures de la ville, et encombre la capacité de transport des villes conçue pour des populations beaucoup plus petites […] Les implications pour les futurs conflits sont profondes avec plus de personnes en compétition pour des ressources rares dans les zones urbaines surpeuplées, mal desservies et sous-gouvernées ». Le chaos des mégapoles représente un défi de taille. En plus des conséquences sur l’environnement et la santé publique, l’urbanisation de la pauvreté dans le monde a produit l’urbanisation de l’insurrection et du terrorisme. L’accélération de ces tendances, combinée à la connectivité numérique croissante, signifie que les conflits urbains vont prendre un nouveau niveau de violence et d’intensité qui sera diffusée dans le monde instantanément. C’est dans ce cadre que le terrorisme doit être abordé. Malheureusement, le discours médiatique est réducteur de la violence et des changements que connaissent les pays en développement.

Les pays arabes, par exemple, loin d’être homogènes, ont été affectés par de profondes mutations sociales, en raison notamment de l’augmentation du taux de scolarisation et de l’influence des diasporas avec d’importantes conséquences sur l’avenir de ces sociétés. « Le changement social, en soi, a toujours été associé à des niveaux croissants de conflits. Ces périodes de changement sont, par définition, transitoires, et sont caractérisées par des conflits de valeurs et d’intérêts qui deviennent fréquents et violents ». Cela a été exploré par Pitirim A. Sorokin, dans Social and Cultural Dynamics, Vol III: Fluctuations of Social Relationship, War and Revolution (1937) : une étude de douze pays et empires européens sur la période allant de 500 avant JC à 1925 après JC qui a montré que l’ampleur des « troubles sociaux » est à son plus haut niveau pendant les périodes où une société donnée a été l’objet d’un grand changement de vision du monde – par exemple à partir d’un monde religieux à un autre monde dont l’horizon est axé sur des perspectives plus laïques et matérialistes. Probablement les changements à venir seront encore plus aigus et profonds à cause de l’âge de l’information, de l’urbanisation, de la hausse de la population, etc. Les technologies de l’information se répandent à un rythme exponentiel et mettent les sociétés totalitaires face à un dilemme inextricable.

Les implications sociales de la révolution de l’information sont à la fois omniprésentes et profondes. Les tendances sociales, économiques et politiques se combinent avec les technologies émergentes, et entraînent l’éclatement social et écologique des régions métropolitaines. L’éclatement se réfère essentiellement au démantèlement par le biais des processus de privatisation, de déréglementation et de mondialisation des réseaux publics tels que l’eau, l’électricité, les transports et les télécommunications qui étaient standard dans les villes occidentales. Sans doute les technologies de l’information ont-elles été le moteur le plus puissant d’expansion de la participation globale. Les  technologies de l’information se répandent à un rythme exponentiel. De pratiquement zéro en 1990, le nombre d’utilisateurs d’Internet à travers le monde a augmenté de plus de 40% par an pendant 20 années consécutives, reliant plus de 1,6 milliards de personnes aujourd’hui. Cette nouvelle tendance perturbatrice, non prévue dans les années 1990, est de nature à lier les régions côtières surpeuplées au reste du monde. La connectivité est un grand multiplicateur de force dans les insurrections urbaines modernes. Il est en effet indéniable que l’environnement technologique façonne les populations et les sociétés. Il le fait aujourd’hui plus rapidement et plus profondément. La technologie et la révolution des communications mondiales ont transformé le commerce, les finances, les relations sociales, et les services armés, etc. à un rythme incroyable. Elles forcent toutes les nations à reconsidérer les méthodes traditionnelles de penser la souveraineté nationale, et la transformation ne fait que commencer, et s’accélérer sans ralentissement en vue.

Les sociologues ont beaucoup écrit sur l’urbanisation depuis des décennies et les conflits en milieu urbain ont été une préoccupation majeure de la pensée militaire américaine dans les années 1990, mais c’était avant l’ère du téléphone portable, avant que l’Internet ait pénétré le monde en développement, avant l’accès généralisé à la télévision par satellite. En 2000, par exemple, moins de 10 % des Irakiens avaient une réception de téléphone portable, tandis que la Syrie, la Somalie et la Libye n’avaient pas de systèmes de téléphonie cellulaire importants – la Syrie avait seulement 30.000 téléphones cellulaires pour 16 millions de personnes, alors que la Libye avait seulement 40.000. Dix ans plus tard, il y avait 10 millions d’abonnés au téléphone portable en Irak et 13 millions en Syrie, tandis que l’accès Internet et la télévision par satellite ont massivement augmenté. Le Nigeria est passé de 30.000 téléphones cellulaires à 113 millions dans la même décennie. L’explosion de la connectivité numérique change à la fois l’environnement de sécurité et les menaces que le soldat peut rencontrer en son sein. L’accélération des tendances de la hausse des populations, de l’urbanisation et de littoralisation, combinée à la connectivité numérique croissante, signifie que les conflits urbains vont prendre un nouveau niveau de violence et d’intensité qui sera diffusée dans le monde instantanément. La question la plus urgente pour l’avenir est de savoir comment le processus de changement et d’évolution lui-même sera géré. Dans le tous les cas, l’« Occident » ne restera à la l’écart. La dépolitisation du terrorisme (c’est-à-dire la dissociation du terrorisme et la lutte antiterroriste du projet politique) est l’une des raisons de l’impasse actuelle. L’ennemi a été construit comme une bande de malfaiteurs barbares qui ont attaqué d’innocents citoyens américains par haine pour les valeurs chères à l’Occident.

La lecture médiatique est très simpliste et réductrice du terrorisme islamiste. Elle est même dangereuse car elle pourrait conduire à des erreurs stratégiques et opérationnelles. Le discours des médias puise profondément dans l’orientalisme. Il conduit à la confusion et n’aide pas à comprendre les enjeux. C’est sous l’orientalisme que le terrorisme et les changements dans le monde musulman et en Afrique sont abordés par les médias. Il y a de nombreux travaux de spécialistes occidentaux des sciences sociales très éclairants, mais leur travaux ne sont pas suffisamment diffusés et restent cantonnés au cercles académiques. La compréhension du « concept de l’Occident » est utile pour saisir la façon dont les médias occidentaux abordent le terrorisme et les changements dans les pays musulmans. Bien que fréquemment utilisé par les médias, les dirigeants politiques et les universitaires, il reste un terme abstrait, imprécis et mal compris. Les références à « l’Occident » sont omniprésentes dans la recherche et le discours politique plus large. Géographiquement, « les États-Unis, la plupart des États européens et le Japon, avec le Canada et l’Australie, ont constitué le noyau de ‘l’Occident’ ». Mais sa signification n’est pas seulement géographique. Conceptualisé comme un ordre politique et une communauté de valeurs, « l’Occident » se compose de diverses institutions formelles et informelles comprenant des arrangements institutionnels complexes qui ont été l’objet d’un processus continu d’ajustement et de transformation. Sa conceptualisation comme une catégorie sémantique constitue une source de légitimation des politiques dont les acteurs peuvent se servir et tirer parti dans des processus éventuels de signification et d’action. La référence à « l’Occident » comme un terrain d’entente pour l’action politique permet la rationalisation et l’intégration de positions différentes parfois contradictoires des acteurs atlantiques. Précisément parce que son contenu est imprécis, la signification de l’Occident est constamment actualisée et reproduite.

Dans Civilization: The West and the Rest, Niall Ferguson se focalise sur les idées et les valeurs plutôt que sur le sang ou le territoire. « L’« Occident » […] est beaucoup plus qu’une simple expression géographique. Il s’agit d’un ensemble de normes, de comportements et d’institutions avec des frontières extrêmement floues ». Les « peuples occidentaux » ne sont pas définis par la race ou l’origine ethnique, mais plutôt par un état d’esprit culturel particulier. « Certains des plus ardents et éloquents défenseurs des valeurs occidentales aujourd’hui [ont] des origines ethniques […] très différentes de la mienne », dit-il. Si le livre est dédié à Ayaan Hirsi Ali, écrivain d’origine somalienne dont la critique de l’islam a suscité beaucoup de controverses, Ferguson est très préoccupé par le manque, à ses yeux, de l’assimilation des Musulmans en Europe, et du rôle-clé joué par les centres islamiques dans les universités et ailleurs. La construction de l’Occident comprenait l’ombre de l’Autre contre lequel l’Occident lui-même a été défini, une modernité délimitée avant tout par sa différence avec l’Autre pré moderne. En somme, « l’Occident est souvent identifié avec l’Europe, les États-Unis, Nous, ou avec cette entité énigmatique, le Moi moderne », écrit Fernando Coronil. C’est au nom de cette « modernité » que l’expansion de l’Occident est justifiée.

Le sociologue Hall Stuart s’en prend directement à la construction du discours occidental, qui, selon lui, utilise une approche binaire de « l’Occident et le reste » pour souligner le caractère européen unique et l’infériorité non-occidentale. La persistance de ces idées, note-t-il, continue à infecter même les meilleurs spécialistes contemporains bien intentionnés. Dans le « discours ‘Occident et le Reste’ », dit-il, « les termes tels que ‘l’Occident’ et ‘le reste’ sont des constructions historiques et linguistiques dont le sens change au fil du temps ». Il y a beaucoup de discours différents, ou de manières dont l’Occident est venu à parler de et à représenter d’autres cultures. Certains, comme «’l’Occident et le reste’, étaient très centrés sur l’Occident, ou euro-centriques. D’autres […] étaient culturellement beaucoup plus relativistes. […] Le discours de ‘l’Occident et le reste’ […] est devenu un discours très commun et influent, contribuant à façonner les perceptions et attitudes publiques ». Surtout, Stuart attire l’attention sur le fait que « nos idées de ‘l’Orient’ et de ‘l’Occident’ n’ont jamais été libres du mythe et de la fantaisie, et même à ce jour, elles ne sont pas des idées principalement axées sur le lieu et la géographie ». Dans l’ensemble, « l’Occident est une construction historique, non pas géographique. Il s’agit de la géographie, mais aussi […] de quelque chose d’autre. Il s’agit d’un type de société, un niveau de développement […] L’Occident était le modèle, le prototype et la mesure du progrès social […] Sans le Reste (ou ses ‘Autres’ inférieurs), l’Occident n’aurait pas été en mesure de se reconnaître comme le sommet de l’histoire humaine ».

Stuart critique la construction de « l’Occident » comme un concept lui-même. Son utilité comme une abstraction permet aux observateurs européens de classer les sociétés en différentes catégories, de condenser un ensemble complexe d’images et de peuples en une idée simple, de fournir un « modèle standard de comparaison » et des « critères d’évaluation par rapport auxquels d’autres sociétés peuvent être classées. Une fois un concept, l’Occident est devenu à son tour productif, « la création de connaissances sur d’autres lieux et peuples ». La différence a servi comme marqueurs  – la différence de ces sociétés et cultures de l’Occident était la norme à laquelle la réalisation de l’Occident a été mesurée. C’est dans le cadre de ces relations que l’idée de l’Occident « a pris […] un sens […] Les cultures nationales acquièrent leur fort sentiment d’identité par elles-mêmes en contraste avec d’autres cultures ». Ce concept de l’Occident obscurcit les différences importantes entre les peuples occidentaux en les présentant comme un tout homogène. Cette construction « établit des distinctions brutes et simples et construit une conception oversimplified  (ndlr : schématique) de la différence ». Ainsi, les soldats et explorateurs européens, et d’autres, voyaient les sociétés autochtones comme complexes et arriérées. De même, la confusion entre « modernité » et « Europe » où l’Occident s’appuie sur ces « différences » présumées. Les indigènes sont souvent illustrés par un comportement extrême dans le discours européen – dociles, monstrueux et cannibales. Tout ceci a conduit le Siècle des Lumières, qui a développé ce discours, à la diffusion de ces croyances tout en construisant un modèle de nations « raffinées » et « grossières ». Les sciences sociales de l’époque ont mis en avant l’idée que « l’Occident a été le modèle ».

En clair, les préoccupations de sécurité liées au terrorisme islamiste sont réelles et légitimes. Toutefois, ce sont les sociétés musulmanes qui sont les plus touchées par le terrorisme islamiste et elles ont été aussi les premières à le combattre – tandis que de nombreux pays occidentaux accordent un refuge aux islamistes. Cette vérité est complètement absente dans le discours officiel. Le cœur du problème est la conviction presque théologique que la puissance de l’Occident est bonne par nature – une force du bien et pour le bien – et dans son sillage suivront la liberté, la démocratie et la stabilité. La Libye et l’Irak ne sont que les exemples le plus récents et les plus flagrants. Il faut toujours rester factuel. L’exemple de la théorie du FOS (faits, opinions, sentiments) est intéressant. Une grande partie des travaux et des analyses reflète principalement l’opinion et le sentiment de l’auteur au détriment des faits. Les pays musulmans traversent une période de transition profonde et cruciale. Probablement, cette transition sera plus ou moins violente selon le pays. Une violence propre à la transition elle-même, contrairement aux discours médiatiques occidentaux qui cherchent des explications dans la culture. Les populations doivent avoir à l’esprit que la seule et unique façon de garantir une vie meilleure et assurer leur sécurité, c’est l’édification d’un état de droit fort et moderne.

Vous avez évoqué un redéploiement des Américains en Afrique. Certains de nos contacts l’ont confirmé et l’on voit maintenant un redéploiement israélien en Afrique. Quelle est votre lecture à ce sujet ?

Pourquoi une telle structure ou la mise en place de ce qui est plus qu’une simple réorganisation bureaucratique ? Il y a un certain nombre de façons de penser à la création de l’AFRICOM, mais la plus évidente serait de regarder sa création dans une perspective réaliste. L’Afrique est stratégiquement importante. Il est erroné de supposer que l’Afrique est simplement l’objet de préoccupations d’ordre humanitaire ou une cause de charité. L’AFRICOM vise à soutenir la politique américaine et promouvoir les objectifs de sécurité nationale des États-Unis en Afrique. Les intérêts stratégiques américains en Afrique sont nombreux, y compris garantir un accès aux ressources naturelles, les ressources énergétiques en particulier, les préoccupations liés à la violence extrémiste et la lutte contre le terrorisme et d’autres menaces potentielles posées par les espaces non contrôlés, tels la piraterie et le trafic illicite. À cela s’ajoute le commerce et les intérêts économiques qui ne sont pas négligeables. De nombreux dirigeants américains ont souligné que protéger la libre circulation des ressources naturelles de l’Afrique vers le marché mondial, le terrorisme et l’influence croissante de la Chine sont autant de défis et les raisons d’être de l’AFRICOM. Les sociétés pétrolières occidentales et asiatiques tournent les yeux vers ce continent; l’une des dernières arènes dans laquelle elles peuvent opérer avec une certaine liberté. Dans ce contexte, Israël cherche elle-aussi à avoir sa part du gâteau. Étant donné l’étroitesse de son économie, Israël manque d’une « profondeur stratégique » et l’Afrique présente des opportunités économiques pour ses exportations. En outre, l’Afrique représente aussi une sphère pour un déploiement diplomatique afin de sortir de son isolement relatif au Moyen-Orient.

Avec une Afrique qui produit actuellement 12% du pétrole mondial et tenant 9,5% des réserves mondiales prouvées de pétrole, il n’est guère étonnant qu’il existe un intérêt croissant surtout que le continent est largement inexploré. L’Afrique est en train d’accroître son intégration dans l’économie mondiale et de diversifier ses partenariats, et la concurrence est de plus en plus rude. En 2009, la Chine a dépassé les États-Unis et est devenue le principal partenaire commercial de l’Afrique. La part des échanges de l’Afrique avec les pays émergents a sensiblement augmenté au cours des dix dernières années, passant de 23 % à 39 %. Outre les inquiétudes et les espoirs que suscite l’engagement de la Chine en Afrique, c’est un fait que l’impact macro-économique qu’il pourrait avoir sur les économies africaines ne peut plus être ignoré.

Le rôle croissant de la Chine dans la production pétrolière en Afrique est souvent cité comme l’exemple le plus important de la façon dont les nouvelles puissances émergentes usurpent la place des États-Unis et des pays européens en menaçant d’« expulser » l’Occident du continent. Ce qui est exagéré étant donné que Pékin reçoit moins de 9% du total des exportations de pétrole provenant de l’Afrique subsaharienne, tandis que 32% du pétrole de l’Afrique va encore vers les États-Unis et 33% va encore à l’Europe. En réalité, la Chine ne reçoit pas des quantités significatives des pays africains – environ 30% de ses importations totales proviennent principalement du Soudan, de l’Angola et du Nigéria. La grande quantité de son pétrole importé provient du Moyen-Orient, plus précisément de l’Arabie Saoudite, où la production de pétrole est dominée par les entreprises américaines. En outre, le recours aux énergies renouvelables apporte une solution à certains problèmes mais sans pour autant mettre fin à la question de la dépendance. Et comme la Chine contrôle la quasi-totalité de l’offre mondiale des terres rares et a imposé des restrictions à l’exportation, les restructurations de mines et d’autres politiques ont déclenché une ruée effrénée pour sécuriser ces métaux.

Les Américains disent qu’ils assurent l’accès libre et sûr au pétrole/gaz naturel de la région grâce à leur présence et suprématie militaire incontestée. Pour cette raison, l’Asie, dont la Chine, dépend des États-Unis pour son pétrole et son gaz, et, donc, pour sa prospérité économique et sa croissance. L’effet de levier de contrôle d’accès à l’énergie peut contrebalancer l’effet de levier de taille de la Chine et de la proximité du littoral du Pacifique. Ce contrôle permet également d’exercer un pouvoir significatif sur la Chine elle-même. Les responsables américains insistent sur le fait que la nouvelle politique ne vise pas spécifiquement la Chine, mais l’implication est assez claire: désormais, l’objectif principal de la stratégie militaire américaine ne sera pas le contre-terrorisme, mais l’endiguement de ce pays en plein essor économique. Et une partie de l’effort américain en Afrique participe à l’endiguement de la Chine. Hasard de calendrier ou pas, l’ancien président Bush a annoncé, le 6 février 2007, que les États-Unis allaient créer un Centre de commandement militaire pour l’Afrique en même temps que le président chinois Hu Jintao était en tournée dans huit pays africains pour négocier des ententes qui permettront à la Chine de sécuriser les flux de pétrole d’Afrique. Toutefois, il n’y pas que le pétrole, mais aussi les terres rares qui prennent une importance stratégique à l’« Age de l’information » pour la transition des pays développés vers des économies post-industrielles.



Source: Derek Scissors, « China Global Investment Tracker: 2012 »,   The Heritage Foundation, January 6, 2012  http://www.heritage.org/research/reports/2012/01/china-global-investment-tracker-2012

Depuis les années 1960, le plus grand producteur était la mine de Mountain Pass en Californie (fermée en 2002). Mais la position des États-Unis a changé lorsque la Chine a accéléré dans les années 1980 sa production de terres rares à des prix inférieurs aux prix mondiaux. En raison de la pression financière, les mines à travers le monde ont commencé à fermer dans les années 1990, et Pékin est devenu le plus grand producteur mondial d’éléments de terres rares – fournissant plus de  90% de l’approvisionnement mondial. Si les restrictions imposées par Pékin aux exportations de ces terres depuis 2005 ne font que renforcer les inquiétudes américaines, les économistes estiment que la consommation mondiale des terres rares en dehors de la Chine (qui consomme 50% de sa production) est d’environ 55.000 tonnes par an. Le quota actuel ne semble guère suffisant et cela exercera une pression sur les prix avec des conséquences directes sur la vie quotidienne.


Global rare-earth-oxide production trends.
Source ; Pui-Kwan Tse, « China’s Rare-Earth Industry », Open–File Report 2011–1042, U.S. Geological Survey, U.S. Department of the Interior, Virginia: 2011, p. 3

En 2010, le Département de l’énergie a élaboré sa première Critical Materials Strategys’inquiétant que « plusieurs technologies de l’énergie propre – y compris les éoliennes, les véhicules électriques, les cellules photovoltaïques [panneaux solaires] et l’éclairage fluorescent utilisent des matériaux à risque de ruptures d’approvisionnement à court terme ». Parmi les matériaux analysés, cinq métaux des terres rares : le dysprosium, le néodyme, le terbium, l’europium et d’yttrium, ainsi que l’indium, ont été jugés les plus critiques à court terme (jusqu’à 5 ans) et moyen terme (cinq à 15 ans). « Critiques » est défini comme une combinaison de l’importance d’un métal à l’économie de l’énergie propre et le risque de ruptures d’approvisionnement. Les métaux « quasi-critique » dans le court terme comprennent le cérium, le lanthane et le tellure. Les métaux « non critiques » ont été le gallium, le lithium, le cobalt, le praséodyme et le samarium. Mais dans cinq ans, le Département de l’énergie prévoit que le cobalt, l’indium, le lithium et le praséodyme seront considérés parmi la catégorie « near critical » (ndlr : quasi-critique).

Le gouvernement chinois a justifié la décision de restreindre l’exploitation par le fait que le pays a « payé au prix fort » les problèmes existants dans son industrie des terres rares, notamment une exploitation excessive, des dommages environnementaux, une structure industrielle malsaine, des prix beaucoup trop faibles et de la contrebande. Compte tenu du contrôle de Pékin de la quasi-totalité de l’offre mondiale des terres rares et ses restrictions à l’exportation, les restructurations des mines ont déclenché une ruée effrénée pour sécuriser ces métaux. La lutte sur les minéraux est entrée dans une nouvelle phase menant les États-Unis, l’UE et le Japon à déposer collectivement une plainte contre la Chine, l’accusant de violer les règles du commerce mondial et de manipuler les prix des minéraux. Les terres rares deviennent un enjeu de sécurité nationale. La puissance nationale en dépend dans une large mesure. Et l’Afrique offre une opportunité. Selon les estimations, le continent détiendrait environ 30 % des réserves minérales de la planète. Plus précisément : 75 % des réserves en diamant, 40 % des réserves en or, 60 % du cobalt, particulièrement localisé en RDC, 80 % du chrome, 30 % de la bauxite, surtout en Guinée, 60 % du manganèse, 85 % du platine, particulièrement en Afrique du Sud.

L’énergie verte s’appuie fortement sur de multiples technologies de pointe telles que les cellules solaires, les véhicules hybrides à moteurs à essence-électricité, les lampes fluorescentes compactes, et les éoliennes géantes. Les métaux des terres rares sont une composante essentielle des technologies vertes, mais aussi de dispositifs aussi divers comme les smart phones, haut-parleurs, ordinateurs, aimants, équipements d’imagerie médicale, missiles guidés et bombes intelligentes, moteurs d’avions, etc., des produits qui jouent un rôle crucial dans la vie quotidienne. De cette façon, il semble que les écologistes, industriels commerciaux, et les chefs militaires auraient tous un intérêt dans l’accès accru aux terres rares. Dans ce domaine, mis à part une petite quantité de recyclage, les États-Unis dépendent à 100% des importations des éléments des terres rares et sont fortement dépendants de nombreux autres minéraux qui soutiennent leur économie. Outre les risques de ruptures d’approvisionnement, la question des prix de ces terres rares, qui ont fortement augmenté, n’est pas négligeable. Au final, hommes d’affaires et politiciens perçoivent le monopole de la Chine sur les 17 éléments de Terres rares comme constituant une vulnérabilité stratégique, ce qui décourage l’innovation et la défense nationale.

Le 1er Octobre 2008, ce sont au total 172 missions, activités, programmes et exercices qui ont été effectivement transférés à U.S. Africa Command à partir d’U.S. European Command, U.S. Central Command et U.S. Pacific Command. À vrai dire, la prudence est de mise quant au futur rôle d’AFRICOM. C’est un fait qu’AFRICOM est plus qu’un simple changement administratif au Pentagone[1] traduisant ainsi l’évolution dans la perception des décideurs américains de l’importance géopolitique croissante de l’Afrique pour les intérêts stratégiques américains. L’AFRICOM fait aussi partie du processus de la militarisation croissante de la politique américaine. Les États-Unis consacrent environ 20 cents de chaque dollar d’impôt à la Défense, comparativement à un peu plus d’un centime pour les activités liées aux affaires internationales non-militaires. En Afrique, c’est l’AFRICOM qui pilote la diplomatie américaine. Dans de nombreux cas, les ambassades américaines n’arrivent pas à suivre étant donné le manque de moyens.

[1] La création d’un nouveau commandement exige du président des changements à apporter au Plan du commandement unifié (UCP), qui établit les domaines et sphères de responsabilités pour les commandants du nouvel commandement. Ces changements à introduire à l’UCP sont généralement initiés par le Président du Joint Chiefs of Staff (CJCA), qui présente une recommandation au Secrétaire de la Défense, et après l’examen par ce dernier, une proposition est présentée au Président pour approbation. Avant l’avènement d’Africom, le plus récent commandement unifié, établi en 2002, fut NORTHCOM, créé après les attaques du 11 septembre pour protéger le territoire américain. L’UCP est révisé au moins tous les deux ans, comme l’exige la loi Goldwater-Nichols DOD réorganisation de 1986 (PL 99-433)

Domaines de responsabilité et exemples des activités transférées à AFRICOM provenant d’autres commandes combattantes
Source: GAO, Defense Management: Improved Planning, Training, and Interagency Collaboration Could Strengthen DOD’s Efforts in Africa, Report to the Subcommittee on National Security and Foreign Affairs, Committee on Oversight and Government Reform, House of Representatives, GAO-10-79, July 2010, p. 11.

Les Département d’État et de la Défense n’ont pas les mêmes priorités ni la même organisation bureaucratique. Le Département d’État chargé de formuler la politique étrangère est organisé avec six bureaux régionaux. Inversement, le Secrétariat de la Défense qui est responsable de la Sécurité Nationale et de la politique de Défense est organisé en six bureaux régionaux un peu différents en vertu de deux sous-secrétaires de la Défense (voir la carte). De surcroît, le Secrétaire de la Défense attribue les responsabilités géographiques à six commandants de combat (NORTHCOM, SOUTHCOM, EUCOM, AFRICOM, PACOM, CENTCOM). À cause d’un déséquilibre budgétaire (différence de ressources humaines et financières), le Département de la Défense a fini par s’imposer, marginalisant ainsi le Département d’État dans la formulation et l’exécution de la politique étrangère en Afrique. Dans certains cas, cela a amené à la création de programmes parallèles. Au final, il est difficile de dire que l’Afrique est plus stable aujourd’hui depuis la création d’AFRICOM il y presque 10 ans.

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Dans une précédente interview que vous m’avez accordée, nous avions parlé de l’aspect idéologique dans la lutte antiterroriste et de la nécessité de combattre l’idéologie avant de combattre militairement. Voyez-vous une évolution dans ce sens dans les pays touchés par le terrorisme ?

Il est difficile de dire que des leçons ont été tirées lorsque tant d’attentats ont été commis en Europe (attentats de Londres, de Nice, du Bataclan, pour ne citer que quelques-uns). Les Départements et ministères de Défense des certains pays occidentaux sont devenus des établissements de projection de puissance et non pas de sécurité et de Défense nationale. La sécurité nationale en est arrivée à être confondue avec une projection de la puissance. Les options militaires ne sont qu’un instrument dans la lutte contre le terrorisme. L’incapacité de développer une stratégie globale et parfaitement coordonnée a souvent mis à mal, et même nui à leurs efforts de contrer le terrorisme. Pour être efficace, une stratégie de lutte contre le terrorisme doit être soutenue. Ses objectifs doivent être réalistes. Il faut éviter les mesures de sécurité cosmétiques. Que veulent les terroristes ? Aucune question n’est plus fondamentale que celle-ci pour l’élaboration d’une stratégie antiterroriste efficace. La première étape d’une stratégie efficace est de comprendre ses praticiens. La question des motivations est fondamentale pour la réussite de la stratégie antiterroriste. Les terroristes ont des motivations et il y a une logique stratégique à leurs actions, et l’examen de ces choses peut révéler des stratégies qui pourront faire échouer et dissiper leurs efforts. Il est difficile de trouver des explications générales permettant de prédire pourquoi (et qui sont) les gens qui se radicalisent.

Bien sûr, il est possible d’identifier un certain nombre de groupes radicaux islamistes et parfois violents, mais leur émergence, leurs membres et le modus operandi ne sont pas conformes à un modèle particulier. L’environnement est important, mais il n’est pas le seul et la radicalisation des islamistes est un phénomène très complexe. À propos de la radicalisation violente, un membre d’un groupe peut devenir violent, alors que d’autres ne le deviennent pas, ce qui rend l’individu (plutôt que le groupe) l’acteur (au lieu de dire victime) d’un tel processus. De nombreux analystes préfèrent parler de   « facteurs de risque » au lieu de « causes » du terrorisme. Au lieu de cela, un certain nombre de conditions préalables sont énumérées, ce qui implique qu’il est nécessaire d’établir des distinctions conceptuelles entre les différents types de facteurs. D’abord, il existe une différence significative entre les conditions préalables, facteurs qui ouvrent la voie au terrorisme sur le long terme, et les facteurs le précipitant, événements spécifiques qui précèdent immédiatement l’apparition du terrorisme. Ensuite, une autre classification divise les conditions préalables en facteurs permettant ou permissifs, qui offrent des possibilités au terrorisme de se produire, et les situations qui, directement, inspirent et motivent les campagnes terroristes. Les facteurs précipitant sont semblables à des « causes » directes du terrorisme.

L’aspect le plus difficile pourrait être de redéfinir la victoire. Le but de « la reddition complète » inconditionnelle n’a aucun sens dans le contexte du terrorisme. De nombreuses voix affirment que le défi posé par l’extrémisme violent aujourd’hui ne ressemble en rien à ce que l’Occident a dû affronter dans le passé. Les allégations au sujet de la nature unique de la violence religieuse reposent sur un certain nombre d’arguments. En plus d’être des adversaires réputés comme dynamiques, imprévisibles, divers, fluides, reseautés et en constance évolution, les terroristes religieux ont des objectifs anti-modernes, anti-démocratiques et anti-progressistes. En même temps, leurs objectifs sont absolutistes, irréalistes, irrationnels, apolitiques, ce qui rend le dialogue impossible et inutile. La négociation avec les terroristes est considérée comme impossible et surtout indésirable pour de nombreuses raisons : la rationalité (les terroristes sont pathologiquement fous ou fanatiques), la viabilité (pas d’intérêt communs mais un jeu à somme nulle), la représentation (les terroristes ne peuvent pas s’insérer dans un système diplomatique), la légitimité (la diplomatie – un système de normes, conventions et pratiques – ne peut s’appliquer à des acteurs qui rejettent ce système). Selon cet argument, les terroristes d’aujourd’hui visent à tuer autant que possible. Le terrorisme est devenu une fin en soi (et non pas un moyen) et les terroristes cherchent la destruction et le chaos comme une fin en soi. Et il n’y a rien d’autre à comprendre. L’ancien directeur de la CIA James R. Woolsey traduit cette ligne de pensée : « les terroristes aujourd’hui ne réclament pas un siège à la table, ils veulent détruire la table et tout le monde assis autour de celle-ci ».

Selon les descriptions traditionnelles, la guerre est limitée pour des raisons à fois rationnelles et politiques. Les forces armées reposent sur la discipline et la hiérarchie, et utilisent la force de façon intentionnelle et délibérée. Les États ont la responsabilité morale de rechercher les moyens de contrôler et de gérer l’utilisation de la violence dans leurs relations les uns avec les autres. Principalement un processus social interactif, la guerre est un acte politique pour atteindre des objectifs politiques. Les dirigeants sont supposés être rationnels et disposés à s’engager dans des calculs coûts-avantages lors de la prise de décisions politiques. Mais dans la mesure où les nouveaux adversaires ont épousé des doctrines religieuses radicales voire nihilistes, il n’est pas clair de savoir comment les raisonner et comment les outils traditionnels de la diplomatie et la coercition militaire peuvent fonctionner. Face à de tels adversaires, motivés par ce que Clausewitz appelle une « force naturelle aveugle » composée de « violence primordiale, de haine et d’inimitié », il n’est pas clair de savoir comment les dissuader. En effet, la montée des acteurs non-étatiques comme un problème majeur de sécurité a créé des défis conceptuels, doctrinaires et organisationnels pour les militaires, les hommes politiques et les praticiens de sécurité. Pour y répondre, un courant de penseurs défend la méthode forte et appelle l’Occident à développer ses « propres guerriers » et à utiliser les armes de l’ennemi (pour combattre un monstre il faut être un monstre).

Une telle solution pose des problèmes de taille pour les sociétés occidentales qui ont vu des changements significatifs dans la conduite de la guerre y compris dans les objectifs, stratégies et structures des organisations militaires. Ces changements dus à des facteurs stratégiques, technologiques et sociétaux ont entrainé des contraintes sur l’usage de la force militaire. La lutte contre le terrorisme nécessite que le but et la pratique des forces de sécurité et militaires soient régis par les valeurs libérales et démocratiques. Les pratiques de la lutte antiterroriste doivent être adaptées aux préférences de la société civile, et cela rend l’application des valeurs libérales difficile. Il y a des raisons structurelles qui entravent la stratégie occidentale. Les facteurs sociétaux tels que les normes changeantes et une couverture médiatique accrue ont affecté la manière dont les opérations militaires sont menées. L’influence du public sur la prise de décision a relativement augmenté durant les cinq dernières décennies.

La culture contemporaine a érodé l’ethos guerrier et les sociétés sont devenues sceptiques vis-à-vis de ceux qui adhèrent au code guerrier. Gil Merom explique que « ce qui entraîne l’échec des démocraties dans les « petites guerres » est l’interaction de la sensibilité aux victimes, la répugnance pour le comportement militaire brutal et l’engagement à la vie démocratique». Plus clairement, « les démocraties échouent dans les petites guerres parce qu’elles sont incapables de résoudre trois dilemmes liés : « comment concilier les valeurs humanitaires d’une partie de la classe instruite avec les exigences brutales de la guerre contre-insurrectionnelle […] comment trouver un compromis intérieur acceptable entre la brutalité et le sacrifice [et] comment préserver le soutien à la guerre sans porter atteinte à l’ordre démocratique». Ce sont ces tensions qui fournissent la substance d’un débat interne à propos de l’utilité et la légitimité des mesures coercitives.

Comme la participation à la guerre sainte est une décision individuelle, il convient d’éviter la dépendance excessive des conditions externes comme des causes du terrorisme. Car trop se focaliser sur les influences extérieures du comportement de l’individu prive la personne du libre arbitre et, plus précisément, du pouvoir de choisir de s’engager dans le terrorisme. De nombreuses personnes peuvent choisir le terrorisme parce qu’elles le perçoivent comme un moyen d’étendre leur influence et leur pouvoir, par exemple. Les facteurs tels que les influences psychologiques, la parenté, le système de croyances, les griefs (vengeance, perception de l’injustice) contribuent aux motivations d’une personne à s’engager dans le terrorisme. Le terrorisme en soi n’est généralement pas un reflet du mécontentement de masse ou des profonds clivages dans la société. Plus souvent, il représente la désaffection d’un fragment de la société qui s’attribue la responsabilité d’agir au nom de la majorité qui (selon ce fragment) est peu disposée à prendre son destin en main. Il existe différentes causes, mais au final, le terrorisme, comme l’explique James Forest, est fondamentalement le « product of choices informed by dynamic interactions between individuals, organizations and environmental conditions, influenced by time and space considerations and by whomever and whatever help us interpret the world around us » (le produit de choix éclairés par des interactions dynamiques entre les individus, les organisations et les conditions environnementales, influencés par les considérations de temps et d’espace et par quiconque et quoi que ce soit nous aide à interpréter le monde qui nous entoure). Dire que l’individu est au cœur du processus de radicalisation, c’est éviter l’externalisation et le transfert des responsabilités. Forest suggère deux cadres d’analyse :

  1. Le premier suggère la prise en compte de trois niveaux : 1) les caractéristiques individuelles et organisationnelles, 2) les conditions environnementales qui produisent des griefs entre les membres d’une population, et  3) les conditions environnementales qui offrent des opportunités aux individus et aux organisations de soutenir des activités violentes, et
  2. Le deuxième décrit l’engagement (ou le désengagement) d’un individu dans des activités terroristes comme un processus
  1. Le cadre des interactions dynamiques: intégrant le temps, les perceptions et les                  influences influentes.

 

 

Le cadre statique: observations sur les caractéristiques et les conditions qui contribuent au risque d’activité terroriste

Source: James J.F. Forest, « Terrorism as a Product of Choices and Perceptions », Prepared for the CATO Institute Conference, “Shaping the New Administration’s Counterterrorism Strategy,” January 12, 2009

La combinaison des deux cadres aide à (et met en évidence la nécessité de) comprendre les mécanismes et les outils (y compris les idéologies, les mythes, les symboles, les réseaux sociaux, l’Internet, etc.) qui encadrent les relations entre l’individu, l’organisation et l’environnement. Tout est lié sinon recyclé dans une interaction à trois niveaux. L’idée est d’explorer le phénomène du terrorisme par une sorte de  « lentille bifocale » ; l’une centrée sur les caractéristiques et les conditions, l’autre portant sur les perceptions et les interactions dynamiques. C’est une erreur de chercher à expliquer la violence islamiste par la culture en décontextualisant l’islam. En tout cas cela n’a pas marché jusqu’ici. Au lieu de nouvelles formes de violence, on assiste à des processus qui se sont intensifiés depuis la naissance de l’ère moderne. La révolution technologique combinée à d’importants changements sociaux, politiques et géopolitiques dans un seul et même temps a eu un grand impact sur la manifestation de la violence. Cela ne signifie pas que rien n’a changé dans la relation entre la guerre et la société. Ce qui a véritablement changé est le recours croissant à la technologie ainsi que le contexte social, politique et idéologique dans lequel la violence est exercée et les guerres sont menées. La poursuite de la guerre est à la hauteur des transformations technologiques, économiques et sociales de l’époque en cours. « Every age has its own kind of war, its own limiting conditions, and its own peculiar preconceptions » (tout âge a son propre genre de guerre, ses propres conditions limitées et ses propres idées préconçues bizarres), disait Clausewitz.

On évoque le chiffre de dizaines de milliers de returnees en Europe. Les services de renseignement occidentaux ou dans certains pays du Maghreb comme la Tunisie sont-ils prêts à gérer une situation aussi grave et complexe ? Ce retour en masse des djihadistes ne représente-t-il pas l’accroissement d’une menace terroriste permanente ? Qu’en est-il du risque supplémentaire d’attentats ?

La réponse est affirmative. Les « combattants étrangers » présentent d’immenses défis conceptuels, politiques, juridiques, opérationnels. Le souci pour les praticiens de sécurité c’est que cette menace est pensée en terme descriptif et non prospectif. La transformation des groupes terroristes suite à leur participation à des guerres souligne la nécessité d’un cadre conceptuel pour comprendre le problème à travers le temps et l’espace. La stratégie contre  le projet djihadiste doit être élargie pour aborder tout le cycle djihadiste, de l’entrée à la sortie. La discussion sur ce phénomène est plus centrée sur une analyse descriptive que prédictive. Le cycle commence par la radicalisation et se termine par la réhabilitation, l’emprisonnement prolongé ou la mort. Chaque guerre génère de nouvelles capacités opérationnelles, organisationnelles et logistiques. Cela explique en partie le changement des méthodes terroristes et pourquoi les groupes affiliés à Al-Qaïda/Deach ont connu une croissance en force, taille et influence à un rythme alarmant à travers le Moyen-Orient et l’Afrique y compris l’Europe, et que l’on prévoit leur expansion. Les efforts antiterroristes se focalisent principalement sur la phase opérationnelle de ce cycle – depuis le début du processus de recrutement jusqu’à la mort ou la capture, mais sans une vision d’ensemble. Alors que chaque participation à une guerre génère de nouveaux guerriers avec de nouvelles capacités, une attention insuffisante est accordée à la lutte contre la radicalisation, l’endoctrinement et le recrutement. Ce qui explique en partie qu’un nombre croissant de groupes extrémistes affiliés au djihad mondial et de groupes extrémistes similaires ou pas ont intensifié leurs attaques violentes en Europe et à travers l’« arc d’instabilité » allant de l’Atlantique à la Mer Rouge.

Le défi des combattants étrangers est fait de plusieurs problèmes qui reflètent le cycle de vie du phénomène du « combattant étranger ». Ce cycle comprend la phase d’avant-guerre, la phase de guerre et post-guerre ; chaque phase soulève une foule de questions disparates qui nécessiteraient un traitement unique. De telle manière que la guerre afghane (contre l’Union soviétique) et la guerre irakienne (contre les forces de la coalition américaine d’occupation) ont changé les moudjahidines et les insurgés (Ben Laden en est un produit de la première et Daech de la seconde), il faut s’attendre à ce que le conflit syrien et libyen changera la nature du terrorisme et de la violence dans la région. Le retour et la dispersion des combattants qui ont lutté contre l’URSS ont profondément changé l’environnement de sécurité. Mais cette problématique n’a pas été suffisamment étudiée. À la fin de la guerre contre l’URSS, l’état d’esprit des moudjahidines a complètement changé et ils sont devenus plus radicaux et plus ambitieux dans leurs objectifs. En plus, ils sont devenus de vrais guerriers comme ils ont appris de nouvelles tactiques de guerre. La résistance des moudjahidines contre les Soviétiques en Afghanistan a donné lieu aux Talibans et a convaincu beaucoup d’islamistes que la lutte armée (djihad) pourrait réussir à créer un État islamique. Le retrait soviétique d’Afghanistan, considéré comme une victoire pour les moudjahidines, a discrédité la voix pacifique et donné un nouvel élan pour la re-politisation de l’islam.

Les conséquences n’ont pas été pensées. Prenons le cas des « Afghans algériens ». Le renforcement de la tendance djihadiste en Algérie fut en partie facilité voire accéléré par le retour des combattants algériens qui avaient combattu en Afghanistan et ont apporté une idéologie mondiale djihadiste dans le pays. L’ex-FIS (Front islamique de Salut) a fourni un véhicule pour la propagation du radicalisme par glissements à travers la société, qui a ensuite été aggravé par sa fracturation après l’arrêt du processus électoral en 1992, qui est seulement un « facteur précipitant ». Les « Afghans algériens » étaient actifs et ont accéléré la militarisation de la lutte. Plusieurs d’entre eux ont opéré ou continuent d’opérer au sein du GIA, GSPC, et enfin AQMI. Estimés entre 2 000 à 3 000 à leur retour en Algérie, ils ont dérivé vers l’aile extrême du mouvement islamiste, et plus tard ils ont formé le noyau dur du GIA, qui s’est rapidement démarqué des autres groupes armés par sa férocité, sa volonté d’utiliser les formes extrêmes de violence et son intransigeance exprimée par sa devise « Pas de dialogue, pas de réconciliation, pas de trêve ». La brutalité unique du GIA découle en partie de la position importante de ces « Afghans » au sein du groupe.

La Syrie est aussi révélatrice de la complexité des défis que posent les combattants étrangers. La participation de Syriens aux combats en Irak contre les forces d’occupation américaines a changé la donne. À leur retour, une partie d’entre eux a commencé le combat contre le régime syrien. La vision dominante sur le sujet est trop étroite, principalement axée sur la dégradation des capacités opérationnelles des djihadistes, en éliminant les djihadistes sans accorder suffisamment d’attention à prévenir le recrutement, induire des défections ou faire renoncer au djihad. Les flux de combattants étrangers en Syrie, en Libye et au Sahel doivent être surveillés minutieusement. Par exemple, il ne faut pas s’arrêter à la question de savoir quel impact aura le retour des Tunisiens sur la sécurité de la Tunisie. Des politiques anticipatrices sont nécessaires. Il faut élargir la recherche et se poser la question : quelle sera la nouvelle situation de la Tunisie et quel impact le retour des djihadistes tunisiens aura-t-il sur l’environnement de sécurité méditerranéen, notamment sur l’Algérie ou l’Europe par exemple ?

Daech est aussi un produit de l’occupation irakienne. Cette guerre a donné lieu à de nouvelles formes d’organisation, de nouvelles tactiques et techniques de combat. En 2014, 70% de la direction de Daech est composée d’anciens membres Baath. La décapitation de l’armée irakienne avec un savoir-faire militaire a permis aux organisations armées d’en bénéficier. En ce sens, il est tout à fait plausible que l’on assistera à d’autres formes de violences suite à la guerre en Syrie et en Libye. Aujourd’hui, l’Irak, la Libye et la Syrie sont devenus « exportateurs de la terreur ». À ce rythme, le terrorisme risque de devenir ingérable dans un proche avenir. Les conflits en Afghanistan, Irak, Libye, Syrie ont servi et servent encore à socialiser une jeune génération de recrues potentielles, tant en Afrique qu’en Europe. Chaque guerre génère d’autres formes de violence. Le défi est de déceler comment le chaos syrien, libyen et irakien va encore changer l’environnement de sécurité régional.

Que pensez-vous de la force militaire conjointe transfrontalière que la France veut mettre en place au Sahel et de la dernière réunion de Bamako, et celle qui s’est tenue à Séville en Espagne et dont l’Algérie est écartée ?

Aucun document officiel des États-Unis et des pays européens ne mentionne une part de leur responsabilité dans la situation actuelle de l’Afrique à laquelle ils ont imposé une série de programmes de conception américaine. Alger présente des atouts appréciables, mais suite à son refus de faire le sale boulot, les puissances européennes cherchent à la contourner et même à l’isoler. Sous cet angle, le rôle de l’Algérie dans la région Maghreb-Sahel reste incertain. Les puissances occidentales, notamment la France et l’Espagne, ne sont pas disposées à laisser Alger seule sur le ring Maghrébo-sahélien. Leur soutien dépend de la façon dont l’agenda de l’Algérie est aligné sur leurs intérêts. Face aux hésitations de l’Algérie à mener une politique active au-delà de ses frontières, les grandes puissances remplissent le vide de pouvoir directement ou en encourageant d’autres puissances de la région à accomplir ce rôle. La France et l’Espagne cherchent des sous-traitants de sécurité. Alger a sa propre vision de la sécurité au Sahel. L’histoire a montré plusieurs fois que l’Algérie a eu raison, notamment en avertissant la France en 2012 que Boko Haram était le plus grand danger, ensuite lors du coup d’État militaire au Mali, etc. Si les intérêts nationaux de l’Algérie ne sont pas pris en compte, Alger n’a aucune raison de soutenir une stratégie ne soutenant pas ses intérêts. Objectivement, elle en a déjà fait assez. Les accusations selon lesquelles Alger est laxiste dans la lutte contre le terrorisme traduisent en réalité l’esprit paternaliste des pays du Nord dans leur relation avec le Sud. Alger doit impérativement centrer ses efforts sur (et réussir) sa modernisation politique et économique, c’est la base pour un rayonnement international et une diplomatie active efficace.

Au niveau stratégique, une grande puissance a trois façons de sécuriser ses intérêts à l’étranger : forces positionnées vers l’avant, déploiement stratégique depuis la maison, ou s’appuyer sur des alliés fiables. La règle générale consiste à trouver un équilibre entre les trois en fonction de l’environnement opérationnel et la valeur stratégiques des régions en question. Vu la période d’austérité et la spécificité des guerres irrégulières, un rééquilibrage a eu lieu pour se focaliser sur la construction d’alliances nouvelles, fortes et alignées. Cette stratégie implique politiquement la cooptation des élites, la subversion politique. Militairement, cela implique un accès, un positionnement des moyens de combat, un soutien logistique, une formation militaire, etc. La stratégie consiste à renforcer le gouvernement tout en affaiblissant les insurgés-terroristes afin de parvenir à un état final dans lequel le gouvernement, avec l’aide extérieure minimale, peut vaincre les menaces internes à sa sécurité. Il y a un certain nombre de tactiques nécessaires pour atteindre cet objectif, à la fois la mort et la capture des insurgés, le renforcement des forces de sécurité du pays hôte (Mauritanie, Mali, Burkina Faso, Niger et Tchad). Tout cela contribue à la diminution de la force de l’insurrection, ce qui augmente les capacités du gouvernement et de ses forces, et permet d’atteindre un point de croisement où les forces du pays hôte peuvent continuer avec une aide extérieure minimale. L’initiative de G5 vise à mettre en place ce que l’on appelle dans le jargon militaire une stratégie de « contre-insurrection Light » appelant à développer une capacité de contre-insurrection basée sur une « empreinte légère » avec des conseillers et un soutien logistique, un appareil consultatif élargi. C’est de cette façon que la France cherche à sécuriser ses intérêts au Sahel. La réussite d’une telle initiative n’est pas certaine : la question du financement n’est pas assurée, il y a l’interopérabilité des différentes forces, etc.

Historiquement, de telles pratiques ne sont pas nouvelles. La France est directement responsable de ce chaos régional. Le renversement de Kadhafi n’a pas été motivé par des raisons humanitaires. Des parallèles historiques existent entre les actions impériales passées et les interventions militaires récentes, telles que l’invasion de la Libye par l’Italie en 1911 et l’intervention de l’OTAN en Libye en 2011. Le défi des États faillis ou fragiles n’a pas hissé automatiquement l’édification de la nation au sommet de l’agenda international. La montée en puissance du thème fut progressive – le résultat d’une série de réévaluations des priorités de la communauté atlantique en particulier. Trois agendas internationaux – maintien de la paix, lutte contre la pauvreté et guerre contre le terrorisme –  y ont parallèlement et conjointement contribué. Mark Mazower retrace l’ascension des opérations de maintien de la paix de l’ONU, de la doctrine de la « responsabilité de protéger » et de la Cour pénale internationale, et suggère que ces développements sont devenus « l’instrument d’une nouvelle mission civilisatrice ». Ces nouveaux types d’actions internationales ont été utilisés par des États puissants comme des outils pour intervenir dans la politique intérieure des États plus faibles, leur permettant d’encadrer ces violations de souveraineté dans le langage du moralisme universel et du droit international tout en se dispensant de ces dispositions. Selon ce que leur dictent leurs intérêts, les grands États ont adopté ou marginalisé les différentes organisations internationales de manière sélective. La « R2P » (ndlr : Responsibility to Protect = Responsabilité de Protéger)n’est rien d’autre que « le retour de la mission civilisatrice et les interventions ‘humanitaires’ des siècles précédents ».

La « mission civilisatrice » de l’époque coloniale a non seulement servi à légitimer la domination coloniale et la notion de supériorité des colonisateurs, mais aussi à produire « l’ordre » en étendant le contrôle sur les sujets coloniaux. Comme colonialisme et impérialisme ont été associés historiquement, de nombreux chercheurs et commentateurs en sont venus à conclure la fin de l’impérialisme avec les mouvements de décolonisation. Mais plus d’un moyen a été utilisé par les impérialistes. L’annexion directe de territoire (colonie) n’est qu’un moyen parmi d’autres. Le discours sur le développement associé à la lutte contre le terrorisme doit être appréhendé d’un point de vue historique pour saisir l’arrière-fond idéologique de l’approche européenne de l’Afrique. Les stratégies opérationnelles sont exprimées dans le langage des droits de l’homme, lutte antiterroriste, intervention humanitaire, etc., mais au final seul l’intérêt national compte. L’approche réaliste prime et puise dans un fond idéologique profond. Beaucoup ont traité le développement comme un moyen de réglementation, le visualisant sous un prisme gouvernementaliste comme un mode de pouvoir pratiqué par des institutions entretenant des aspirations hégémoniques. Le développement en ce sens n’est pas une fin, mais un moyen qui aide l’État à gagner ou maintenir pouvoir et légitimité. Les infrastructures signifiaient beaucoup plus que la construction de chemins de fer et de ponts. Il s’agissait d’ouvrir des territoires considérés comme « vides »  ou « non-gouvernés » et d’établir des règles. Les infrastructures nécessitaient des personnes pour les utiliser et cela suppose que les individus devaient aussi être formés et que leurs compétences soient développées.

Dans ce processus, les mentalités traditionnelles devaient être alignées sur les exigences de la rationalité et de l’efficacité qui accompagnaient les programmes de développement impériaux. En ce sens, le dix-neuvième siècle a connu un essor de ce que James Louis Hevia appelle la « pédagogie de l’impérialisme » – l’effort de « former » les membres de sociétés ou groupes « moins développés » dans des modes de comportement et de pensée « modernes » comme les enfants à l’école. Bien que beaucoup de choses aient changé depuis notamment notre dépendance sociale de la technologique et le contexte dans lequel la violence est exercée, peu de choses ont vraiment changé dans les rapports que les pays du Nord entretiennent avec l’Afrique. Ainsi, une faible croissance économique nécessite

des ajustements structurels ; l’instabilité politique requiert des opérations de rétablissement, de maintien et de consolidation de la paix ; la pauvreté généralisée nécessite un soutien de la santé et de l’éducation ; la corruption politique nécessite une gouvernance transparente, et ainsi de suite.

L’objectif est de maintenir les États africains dans une dépendance des pays développés, sans vraiment se demander (sinon rarement) si ces prescriptions engendrent une croissance économique, la stabilité

politique et la baisse de la pauvreté. Le G5 est l’une des façons dont les pays européens cherchent à préserver leurs intérêts. Un passage en force. En septembre 2011, l’UE a lancé sa stratégie pour la sécurité et le développement dans la région du Sahel. Mais elle n’a pas reconnu le rôle central de l’Algérie dans le Sahel et ne l’a pas intégrée de façon appropriée dans la réponse régionale.

La doctrine stratégique de l’Algérie interdit à l’armée d’intervenir militairement en dehors du territoire national même lorsqu’elle est vivement sollicitée par ses voisins ou partenaires internationaux. Non seulement ce principe n’a pas empêché ses forces militaires de fournir aide logistique et formation aux forces armées et de sécurité des pays voisins notamment le Mali, la Libye, etc., mais le pays reste très actif en matière de coopération régionale et internationale et est engagé dans de nombreuses architectures de sécurité. Le recours à la diplomatie multilatérale est une façon de concilier ses principes de non-intervention et l’impératif de faire face aux menaces à sa sécurité.  Dans son âme, l’Algérie cherche à être un électron libre. Théoriquement, elle a les moyens de sa politique. L’influence est évaluée en fonction de qui paye qui, quoi et quand (coopération, aide, etc.) et c’est là où se situe la faille de la stratégie d’Alger qui cherche à sortir l’Afrique des sentiers battus mais n’accepte pas d’assumer tout ce que cela implique au niveau opérationnel en termes financier, politique ou militaire. C’est plus constructif pour elle d’opter pour un engagement « positif » négocié dans des termes gagnant-gagnant. C’est la meilleure façon de pouvoir façonner la stratégie occidentale vis-à-vis de son environnement immédiat. Quoi qu’il en soit après tout, l’Algérie n’a pas les moyens de répondre toute seule aux problèmes de Sahel.

Si l’on demandait à Monsieur Hamel, que je considère comme l’un des meilleurs chercheurs en matière de lutte antiterroriste et de défense, des propositions concrètes pour contrer le terrorisme, quelles seraient vos priorités ?

L’islamisme, sous toutes ses manifestations constitue une menace de nature à semer le chaos et l’anarchie qui sont essentiels à sa conversion en force politique et militaire comme le montre  Abou Bakr Naji dans « Management of Savagery » ou « La gestion de la barbarie ») – un document stratégique écrit en ligne en 2004 qui peut être considéré comme le Mein Kampf des djihadistes qui décrit les étapes successives de la création d’un califat islamique. L’islamisme est en mesure de saper les fondements de la société -un peu comme les termites pourraient nuire à une maison en bois- par l’imposition de la fracture sociale : priver la société de la capacité à communiquer, observer et interagir (une version macro de la privation sensorielle utilisée sur les individus) afin de créer un « sentiment d’impuissance ». Comme l’illustre le prototype de Daech, l’islamisme pourrait créer une illusion de la force et de la cruauté infinie ; toujours infliger des représailles brutales contre ceux qui résistent. Il vise à détruire la volonté de résister avant, pendant et après la bataille si celle-ci s’avère une étape nécessaire pour imposer leur vision idéologique. L’islamisme sème le chaos et en même temps il a besoin de s’étendre. Par idéologie, nous voulons dire simplification excessive de la réalité sociale et surtout un accès au pouvoir. L’idéologie a nombreuses fonctions.

Si les experts pointent de doigt la religiosité médiévale des musulmans, les islamistes ont été très habiles à manier et à manipuler les idéologies politiques modernes – le nationalisme, l’autodétermination, le libre marché – sous la bannière de l’Islam et gagner de la popularité. Dans le même temps, les laïcs sont allés jusqu’au épouser des motifs islamistes pour galvaniser un sens à l’identité islamique quand il devient opportun pour eux de le faire. Les États confrontés à la mobilisation islamiste prennent souvent des mesures pour freiner l’appel des islamistes par l’adoption de certains aspects de la charia, ou loi islamique, dans leurs systèmes politiques. Les exemples dans le monde arabe ne manquent pas. Le résultat est une dégradation des droits politiques et libertés civiles. Ces évolutions rendent difficile de suivre et comprendre les alliances, les réseaux et les idéologies des forces sociales. Il est surprenant que des pays européens fassent appels à des imams pour intervenir sur des questions qu’ils ne maîtrisent pas et qui les dépassent largement. Souvent ils interviennent sur des questions qui sont par essence politiques. L’exemple le plus frappant est celui de Hassen Chalghoumi. Malheureusement, ce phénomène (le recours du politique aux religieux), observé dans les pays à majorité musulmane, se manifeste aussi dans les pays européens bien qu’à un niveau complètement différent.

L’étude de l’expression politique de l’islam nous donne des renseignements sur la façon dont la religion est manipulée par les États ou par des organisations revendiquant le pouvoir ou la justice sociale, mais elle ne dit rien sur la place de cette religion dans la vie des individus et des groupes sociaux. La politisation de l’islam relativement récente a éclipsé la dimension spirituelle de cette religion. La recherche sur l’islam a porté sur l’analyse politique au détriment de l’analyse historique, anthropologique et sociologique. L’approche politique de l’islam repose sur un vieux postulat selon lequel l’islam est « din wa dawla » (Religion et État). Si le lien entre religion et politique est devenu une réalité incontestable dans les sociétés musulmanes contemporaines, son importance a été surestimée en raison du contexte politique international. Cela a été particulièrement renforcé depuis le 11 septembre. Le problème avec la stratégie américaine (et des autres grands pays occidentaux) n’a pas seulement identifié Al-Qaïda et plus tard Daech comme l’ennemi, elle la considère comme un produit d’une « civilisation » barbare, lâche et de mal, en contraste avec la leur, qui est civilisée, morale et courageuse. Ces dichotomies ont été mises autant sur « Nous » que sur « Eux », elles ont été conçues pour sanctifier leur mission dans la guerre contre le terrorisme comme divinement inspirée. L’explication des raisons pour lesquelles la démocratie pâtit dans tant de pays musulmans a plus à voir avec des facteurs historiques, politiques, culturels et économiques que religieux. L’absence sinon le recul d’une pensée islamique libre découlent de l’importance des enjeux et des calculs militaires ainsi que des intérêts économiques des régimes politiques arabes y compris des États Occidentaux. Les dirigeants politiques post-indépendants dans les pays arabes politisent les questions religieuses pour servir leurs intérêts.

Seule l’idéologie est susceptible de rationnaliser le programme des islamistes. Chaque idéologie s’articule autour de certains concepts et revendications qui la distinguent d’autres idéologies et la dotent d’une structure ou morphologie spécifique. Selon le théoricien politique Michael Freeden, « au centre de toute analyse des idéologies est la proposition qu’elles sont caractérisées par une morphologie qui affiche des concepts fondamentaux, adjacents et périphériques ». Ce qui rend une idéologie politique, c’est que ses concepts et revendications sélectionnent, privilégient ou rétrécissent les significations sociales liées à l’exercice du pouvoir dans la société.  Les faits politiques ne parlent pas d’eux–mêmes. Les diverses idéologies fournissent des interprétations divergentes de ce que les faits peuvent signifier. Chaque idéologie est un exemple d’imposer un modèle de la façon dont nous interprétons (ou interprétons mal) les faits, événements, circonstances et actions politiques. La façon de voir les choses et de comprendre la réalité sociale n’est pas un acte entièrement indépendant, mais lié aux représentations médiatisées par les structures de (re) production de sens au fil du temps à travers la société. Il ne faut pas perdre de vue la fonction inévitablement politique de l’idéologie. Il ne s’agit seulement d’une recette indiquant comment mettre un système de pensées ensemble correctement. Au contraire, il s’agit d’un agenda des choses à discuter, des questions à poser, des hypothèses à faire. L’idéologie est inextricablement liée aux nombreuses façons dont le pouvoir est exercé, justifié et modifié dans une société. Elle constitue le ciment qui lie la théorie et la pratique en orientant et en organisant l’action politique conformément aux règles générales, et au codes culturels de conduite.

La vraie question à se poser concernant l’avenir n’est pas « que devrons-nous faire demain ? »mais plutôt « que devons-nous et pouvons-nous faire aujourd’hui pour relever les défis de demain ? » La logique implique qu’il est nécessaire de faire plus d’efforts maintenant pour en faire moins plus tard. Pour vivre en sécurité demain signifie agir dès aujourd’hui. De nombreuses idées sont susceptibles de conduire progressivement à l’affaiblissement des organisations terroristes. Le plus souvent ces idées sont exprimées en termes généraux « il faut faire… », « …les gouvernements doivent… », « …besoin de renforcer la coopération… », « Si le gouvernement avait fait ça, on aurait pu éviter… », etc. La question : Pourquoi ça n’a pas été fait ? Mais comme la politique est l’art du possible, il est fort probable que la situation se dégradera davantage surtout avec la montée des tensions entre les grandes puissances. La méfiance stratégique conduira à réduire les échanges de renseignements, à orienter les ressources humaines et financières à la préparation des guerres conventionnelles au détriment du terrorisme et d’autres menaces asymétriques, au retour des guerres par procuration, etc.

En effet, traduire une analyse (aussi brillante soit-elle) en lignes politiques qui doivent à leur tour être traduites en stratégies opérationnelles est à la fois un exercice difficile et un processus complexes. Bernard Brodie note à juste titre que : « Strategic thinking, or ‘theory’ if one prefers, is nothing if not pragmatic. Strategy is a ‘how to do it’ study, a guide to accomplishing something and doing it efficiently. As in many other branches of politics, the question that matters in strategy is: will the idea work? More important, will it be likely to work under the special circumstances under which it will next be tested? […] Above all, strategic theory is a theory for action » («La pensée stratégique, ou « théorie », si l’on préfère, n’est rien, si elle n’est pas pragmatique. La stratégie est une étude du « comment le faire », un guide pour accomplir quelque chose et le faire efficacement. Comme dans de nombreuses autres branches de la politique, la question qui importe dans la stratégie est : l’idée fonctionnera-t-elle? Plus important encore, sera-t-elle susceptible de fonctionner dans les circonstances particulières dans lesquelles elle sera prochainement testée ? […] Surtout, la théorie stratégique est une théorie de l’action »). La chose la plus urgente dans le développement d’une stratégie de lutte antiterroriste est de revenir au cadre onusien et de cesser les stratégies de « changement de régime » notamment en Syrie.

Donc, il ne suffit pas que l’idée soit intéressante. En effet, tout le monde veut aller au paradis, mais personne ne veut mourir. Ainsi peut être résumée la lutte antiterroriste actuelle. L’objectif de combattre Al-Qaïda, Daech et les groupes associés est sur toutes les lèvres, mais personne ne fait les concessions nécessaires pour atteindre cet objectif. Le grand absent dans cette lutte est l’ONU. Il en  résulte que chaque État a sa propre liste d’organisations terroristes. Une approche dans le cadre des Nations Unies aurait pu réaliser le consensus nécessaire. Il suffit de constater que les interventions en Irak, en Syrie, en Afrique, etc. sont réalisées en dehors des Nations Unies. Pas une seule définition du terrorisme n’ayant obtenu une reconnaissance universelle ou fait l’objet d’un consensus, la recherche d’une définition adéquate est toujours d’actualité. Le retour au droit international et le cadre onusien sont susceptibles de clarifier les enjeux et les moyens.

Il n’existe pas de définition de terrorisme, et probablement il n’en existera pas dans un avenir prévisible pour la simple raison qu’il n’y a pas un terrorisme mais des terrorismes, différents dans le temps et dans l’espace, dans leurs motivations, dans leurs manifestations et dans leurs objectifs. La pensée sur le phénomène de terrorisme est en constance évolution. Aboutir à une définition consensuelle présente des avantages plus pratiques que la simple question de mieux comprendre le terrorisme. L’absence d’une telle définition ne signifie pas que le terrorisme ne peut être étudié ou combattu. Le vrai problème est que le terme « terrorisme » est employé comme arme idéologique plutôt que comme un instrument d’analyse. Le terrorisme est un défi à gérer. Il est utile toutefois de souligner que l’absence d’une définition claire et unanime a gravement nui à la lutte contre le terrorisme. La confusion régnant autour de l’islam, islamisme, terrorisme aurait pu être évitée. Car pouvoir caractériser le terrorisme, c’est aussi être en mesure de définir des moyens nécessaires pour y faire face ; c’est aussi pouvoir (ou non) définir les terroristes et justifier (ou non) toute action appropriée. Un consens sur ces questions aura plus de chance d’émerger au sein de l’ONU.

Dans l’immédiat, l’urgence est de faire échouer toute tentative d’attentat, une tâche qui revient principalement aux services de sécurité et de renseignement. Mais à long terme, il convient de noter que la lutte contre le terrorisme n’est pas simplement une question technique. Le risque de terrorisme semble être une condition dynamique qui est étroitement liée à d’autres formes de crises nationales et internationales. Il est par essence une question politique. La dépolitisation survient en construisant un univers de sens dans lequel des déficiences spécifiques doivent être corrigées par plus de moyens de coordination et d’échange d’information. La dépolitisation survient lorsque des défis sont représentés comme des problèmes purement techniques et que les interventions envisagées sont conçues comme solutions purement techniques. P. Loizos suggère que « nous avons besoin de comprendre non seulement une prédisposition personnelle à la violence, mais nous devons aussi poser des questions sur le temps, le lieu et choix des victimes ». Les problématiques considérées comme techniques sont simultanément et automatiquement rendues non politiques, et c’est précisément le cas avec la lutte antiterroriste. Condamner et appeler à une minute de silence n’est pas une stratégie, et encore moins une politique. La responsabilité du politique est d’agir, apporter des solutions et de protéger les populations.

Dès que le terrorisme est compris comme le « mal » en termes de déficiences plutôt qu’en termes de relations de pouvoir et comme un produit de ces relations, cela conduit à la dépolitisation de ce fléau. Des problèmes techniques appellent des solutions techniques. Mais le terrorisme est tout sauf un problème technique. Le terrorisme est par sa nature un événement organisé et planifié ou politique – bien que des événements aléatoires puissent évidemment terroriser. Lutz Klinkhammer, un historien de l’occupation allemande de l’Italie, note que « jusqu’à maintenant, il y a un manque de réponses à des questions comme : ‘Pourquoi cet endroit et pas un autre ?’, ‘Pourquoi cette région et non pas la prochaine ?’, ‘Pourquoi les personnes tuées sont-elles de cette région ?’, ‘Pourquoi est-ce arrivé particulièrement ce jour-là?’ […]. Nous devons être capables de trouver une réponse à cette question : pourquoi les massacres ont lieu dans certains cas mais pas dans d’autres même si les circonstances sont semblables? Pourquoi une telle concentration de massacres dans la région d’Arrezo mais pas dans la région voisine de Sienne? ». Ce type de questions semble nécessaire pour appréhender le ou les terrorisme (s) et pouvoir mettre en place des stratégies pour le ou les contrer.

La dépolitisation conduit à traiter les symptômes et privilégier l’approche sécuritaire en négligeant la prévention. Il n’y a pas de possibilité d’un front uni contre le terrorisme (surtout en dehors de l’ONU). Seul le développement d’un front uni contre l’injustice sociale et internationale pourrait contribuer à un front contre le terrorisme. Le lien entre sécurité et développement est évident. Le pouvoir transformateur du développement est connu. Mais quel est le type de développement approprié pour la paix ? Cette question fondamentale est au cœur du débat sur le lien entre le sous-développement et la violence armée. Les institutions politiques et non des conditions économiques, la démographie ou la géographie, sont les plus importants facteurs de l’apparition de l’instabilité politique. Il y a des raisons objectives expliquant pourquoi les systèmes démocratiques sont plus armés pour faire face à la violence sociale y compris au terrorisme. Le statu quo n’est pas tenable dans les pays arabes, et il n’est pas certain que la transition sera courte ou qu’elle se fera sans violence. Un volontarisme politique éclairé et éclairant est nécessaire.

Interview réalisée par Mohsen Abdelmoumen

 Mr. HAMEL tient particulièrement à remercier vivement le professeur Jacques ABEN (Université de Montpellier, France).

Article original en anglais :  Dr. Tewfik Hamel: “Terrorism Risks to Become Unmanageable in The Near Future”, American Herald Tribune, le 10 juillet 2017

Version française reçue de l’auteur pour publication

Source pour la version française :

Dr. Tewfik Hamel : « Le terrorisme risque de devenir ingérable dans un proche avenir » (Partie 2)

Qui est le Dr. Tewfik Hamel ?

Tewfik Hamel est un chercheur algérien en Histoire militaire & Études de défense attaché à CRISES (Centre de Recherches Interdisciplinaires en Sciences Humaines et Sociales) de l’université Paul Valéry à Montpellier et consultant. Chargé de recherche à la Fondation pour l’innovation politique (2008-2009), Tewfik Hamel est membre de RICODE (Réseau de recherche interdisciplinaire « colonisations et décolonisations ») et du comité de lecture de la revue Géostratégiques  (Académie géopolitique de Paris). Il est également rédacteur en chef de la version française de l’African Journal of Political Science (Algérie), correspondant de The Maghreb and Orient Courier (Belgique) et membre du Cabinet de Conseil Strategia (Madrid)

Tewfik Hamel est l’auteur de nombreuses publications dans des ouvrages collectifs ainsi que dans de grandes revues spécialisées en France et dans le monde arabe (Sécurité Globale, Revue de la Défense nationale, GéoéconomieGéostratégiquesSTRATEGIA, Revue du marché commun et de l’Union européenne, Matériaux pour l’histoire de notre temps, NAQD, Magazine of Political Studies & International Relations, etc.). Auteur de rapports sur la situation géostratégique dans le Moyen-Orient et l’Afrique du Nord, sa dernière étude est intitulée  « Les menaces sécuritaires hybrides : quelles réponses à la jonction criminalité-terrorisme ? » (Institut National d’Études de Stratégie Globale, Présidence de la République, Alger, 2017). Son article dans la revue Sécurité Globale a été publié aux États-Unis sous le titre « The Fight Against Terrorism and Crime: A Paradigm Shift? An Algerian Perspective ».



Articles Par : Tewfik Hamel

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