Du Qatar à Ankara, sur la route des caravanes, la multipolarité arrive au Moyen-Orient

L’arrivée-surprise à Ankara du cheikh Tamim ben Hamad Al Thani, l’émir du Qatar, jette un nouvel éclairage sur les liens internes des pays de la région.

Faites confiance à Recep Erdogan : il avait un plan quand il a défié l’administration Trump et promis qu’elle regretterait ses politiques « unilatérales ».

Certains experts pensaient que la Russie et la Chine l’avaient incité à la rébellion et attendaient tranquillement, en coulisse, de pouvoir l’escorter vers le meilleur des mondes, l’Eurasie.

D’autres pensaient que le processus d’intégration eurasienne allait faire un grand bond en avant alors que la Turquie se rapprochait de la Russie. D’autres ajoutaient que la Turquie se vendrait à bas prix à la Chine.

Et puis, nous avons eu la prédiction – récurrente dans ce type de situation – selon laquelle quiconque défie la principale superpuissance va à la catastrophe. En conséquence, les USA allaient régler son compte à la Turquie.

Toutes ces prédictions apocalyptiques oubliaient que la Turquie pourrait avoir une « troisième voie » – en renforçant encore plus son autonomie stratégique, et en exploitant ses options en matière de politique étrangère.

Cette voie s’est ouverte de façon spectaculaire mercredi dernier, avec l’arrivée imprévue du cheikh Tamim ben Hamad Al Thani, émir du Qatar, dans la capitale turque Ankara.

Projets économiques et investissements

Selon un communiqué de la cour royale du Qatar, Al-Thani « a annoncé des directives qui permettront à l’État du Qatar d’apporter une série de projets économiques, d’investissements et de dépôts d’une valeur de 15 milliards de dollars pour soutenir l’économie turque.

A Ankara, une source gouvernementale a dit à Reuters que les investissements qataris seraient dirigés vers les banques et les marchés financiers turcs. Al-Thani a confirmé les plans d’investissement direct en Turquie, dont il a dit qu’elle a une « économie productive, forte et solide ». Il a twitté : « Nous sommes avec la Turquie et nos frères qui y vivent et soutiennent le Qatar et la Oumma. »

Erdogan a répondu que sa rencontre avec al-Thani avait été « très productive et positive ». Erdogan a remercié l’émir et le peuple qatari de soutenir la Turquie. « Nos relations avec le Qatar, pays frère et ami, continueront de se renforcer dans de nombreux domaines », a-t-il ajouté.

A l’évidence, le geste historique du Qatar envers la Turquie s’inscrit dans la forte convergence de leurs relations développée au cours de ces dernières années, dans le contexte de la dynamique émergente du pouvoir au Moyen-Orient. L’axe fonctionne sur de nombreux plans.

Sur le plan idéologique, les élites dirigeantes des deux pays partagent une affinité avec l’islamisme et voient les Frères musulmans comme le véhicule d’une transformation démocratique de la région. En conséquence, les deux ont été pris pour cible par l’Arabie saoudite et les Émirats arabes unis – et l’Égypte.

Exercices militaires conjoints

Jusqu’au retrait du Qatar de Syrie, ces dernières années, il collaborait étroitement avec la Turquie sur le projet raté du renversement d’Assad. Bien sûr, les deux pays sont également de fervents partisans du Hamas.

La Turquie conserve une base militaire au Qatar, ce qui peut sembler symbolique par rapport aux bases occidentales, mais s’est révélé une bouée de sauvetage pour Doha quand elle a dû repousser l’Arabie saoudite et les Émirats arabes unis en 2017. La Turquie et le Qatar prévoient également d’organiser des exercices militaires conjoints cette année.

Riyad et Abou Dabi en veulent à Erdogan pour son pouvoir sur les États du Golfe à travers le Qatar, alors qu’ils les considèrent comme leur bac à sable. De leur côté, les Turcs soupçonnent les Émiratis d’avoir joué un rôle dans la tentative de coup d’État manqué contre Erdogan, en juillet 2016.

En parallèle, la Turquie et le Qatar sont complémentaires sur des nombreux points. La Turquie a une forte industrie d’exportation dynamique et une économie qui a enregistré une croissance impressionnante au cours de la dernière décennie, et le Qatar dispose d’un énorme surplus de capitaux prêts à être investis.

L’industrie turque du bâtiment, qui est affectée par la crise financière actuelle en Turquie, participe d’ores et déjà à la construction des infrastructures de la Coupe du Monde de la FIFA en 2022, au Qatar.

En conséquence, les investissements qataris prévus dans l’économie turque auront une grande résonance dans la géopolitique du Moyen-Orient. Sans le moindre doute, ils marquent la maturité de l’axe turco-qatari. Les États de la région, de l’Iran à Israël, prendront bonne note du fait qu’Al-Thani est venu à la rescousse d’Erdogan à un moment critique.

Quelques épices en plus pour le piquant

Pourtant, l’axe Qatar-Turquie ne se considère pas comme un défi lancé aux États-Unis – bien que l’émir qatari soit parfaitement conscient de l’affrontement d’Erdogan avec l’administration Trump. Néanmoins, ce qui ajoute du piquant à l’affaire, c’est qu’à propos de la région du Golfe, l’administration Trump a fait preuve d’une partialité inébranlable en faveur de l’équipe saoudo-émiratie.

Un récent rapport américain affirme même que l’ancien secrétaire d’État américain Rex Tillerson aurait été débarqué parce qu’il s’opposait à un plan saoudo-émirati d’attaque contre le Qatar.

Quoi qu’il en soit, la meilleure description de l’axe turco-qatari est qu’il s’agit d’une manifestation d’une nouvelle multipolarité dans la politique du Moyen-Orient. La Turquie et le Qatar entretiennent tous deux de bonnes relations avec l’Iran.

Bien que l’US Central Command (CENTCOM) ait son siège avancé dans la base militaire Al Oudeid au Qatar [Al Oudeid est la plus grande base américaine au Moyen-Orient, NdT], Al-Thani entretient également des relations chaleureuses avec le président russe Vladimir Poutine.

Dans la dynamique du pouvoir au Moyen-Orient, la tendance à la multipolarité s’apprête à une accélération. Au fil du temps, il est concevable que même l’Arabie saoudite et les Émirats arabes unis seront attirés par le renforcement de leur autonomie stratégique.

Ce serait donc une erreur de continuer à observer le Moyen-Orient à travers le prisme de la guerre froide, comme le font la plupart des analystes américains, à savoir comme une zone de confrontation entre grandes puissances – en oubliant que les États régionaux ont leurs propres options dans l’élaboration de leurs politiques.

En termes plus simples, la Turquie ou l’Iran peuvent se rapprocher de la Russie, mais ne pourront pas forger d’alliance stratégique avec Moscou. Pour repousser les pressions américaines, ils peuvent se rapprocher ponctuellement de Moscou, mais ils n’ont pas l’intention de renoncer à leur autonomie.

Caricaturer ces pays en participants passifs du processus d’intégration eurasienne mené par la Russie est illusoire.

La Russie comprend la complexité de cette réalité, ce qui n’est pas surprenant étant donnée l’histoire compliquée des relations de Moscou avec la Turquie et l’Iran au cours des siècles. Ainsi, la politique russe n’est pas trop exigeante et accepte leur mentalité nationaliste.

De l’autre côté, l’échec de la politique américaine réside dans l’incapacité de Washington à accepter des relations d’égal à égal et dans son obsession du « Avec nous ou contre nous ».

Ne nous y trompons pas, les capitales européennes s’agacent de la gestion du cas Erdogan par l’administration de Trump – bien que de notoriété générale, il ne soit en aucun cas un personnage facile à contrôler. Le fait est que les pays européens sont plus proches de la Russie dans leur appréciation des complexités du Moyen-Orient. Et les pays européens ne sont pas non plus enclins à voir la Turquie à travers le prisme israélien.

Par conséquent, tout idée d’alliance occidentale conduite par les USA contre Erdogan restera un songe creux. La décision de l’Allemagne de lever les sanctions à l’encontre de la Turquie peut être vue sous cet angle, ainsi que l’annonce d’Erdogan et Angela Merkel d’un renforcement des liens bilatéraux entre l’Allemagne et la Turquie. Et Erdogan se rendra en visite officielle en Allemagne en septembre.

M.K. Bhadrakumar 
Paru sur Asia Times sous le titre Riding on Qatari wings, multipolarity arrives in the Middle East

Traduction Entelekheia



Articles Par : M. K. Bhadrakumar

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