En pleine guerre à Gaza, la France équipe des drones armés israéliens

“Le drone dans le ciel est très bruyant, il est si bruyant qu’il couvre nos voix”. Ces mots ont été écrits par la journaliste palestinienne Hind Khoudary sur le réseau social X, en décembre 2023. Six mois plus tard, en juin 2024, alors qu’un raid de l’armée de l’air israélienne frappe la ville de Rafah et le camp d’Al-Maghazi, la journaliste indépendante rapporte de nouveau la présence des drones : “Ils sont tellement bruyants, mon cœur se noie”. Une femme lui répond qu’elle habite dans le camp d’Al-Maghazi et qu’elle “n’arrive pas à dormir” à cause de la présence des avions sans pilote. “ C’est comme un Zzzzzz permanent”, témoigne-t-elle.
Depuis le début de son offensive contre le Hamas, le 13 octobre 2023, l’armée israélienne a sorti sa flotte de drones des hangars militaires. Leur usage marque d’ailleurs “ la nouveauté de cette guerre”, selon le lieutenant-colonel israélien à la tête du bataillon de drones numéro 166, baptisé “l’escadron d’oiseaux de feu”,interrogé par le site d’information Israel Defense. La mission de cette flotte de drones d’élites : surveiller le territoire gazaoui, faire de la reconnaissance. Et frapper.
En compilant plusieurs rapports d’ONG et des déclarations de l’armée israélienne, Disclose a recensé, entre octobre 2023 et aujourd’hui, au moins huit frappes meurtrières perpétrées par des drones israéliens contre la population ou des infrastructures civiles à Gaza.

Parmi les principaux “ oiseaux de feu” de l’escadron 166, on trouve le Hermes 900, reconnaissable à ses ailes longues de 15 mètres. Cette prouesse technologique est capable de voler pendant plus de 30 heures à quelque 9 000 mètres d’altitude.

Pour manœuvrer cet engin ultra-moderne, les pilotes sont assis derrière un mur d’écrans, parfois à plusieurs centaines de kilomètres du théâtre des opérations. De là, ils peuvent frapper à leur guise. “Certaines bombes peuvent tuer le conducteur d’une voiture sans toucher les passagers, d’autres peuvent tuer dans un rayon de 5 à 10 mètres”, témoigne un pilote de Hermes 900 auprès du quotidien britannique The Telegraph. Le chef de l’unité 166 a lui-même admis avoir ciblé directement l’hôpital de Khan Younès, dans le sud de la bande de Gaza, en février dernier. Une frappe que le porte-parole de l’armée israélienne, joint par Disclose, n’a pas été en mesure de confirmer.
Thales impliqué dans l’assemblage du Hermes 900
Au moins huit de ces transpondeurs devaient être expédiés en Israël entre décembre 2023 et fin mai 2024, soit plusieurs mois après les premiers bombardements aériens de Tsahal. Deux d’entre eux ont bel et bien été livrés au début de l’année 2024. Les six autres unités seraient bloquées par les douanes françaises.

Accordée par les plus hautes sphères de l’État, la licence d’exportation de ce matériel de communication utilisé pour équiper des drones armés démontre, une fois de plus, l’absence de transparence et de contrôle en matière de ventes d’armes. Depuis le déclenchement de l’offensive israélienne, le ministère des armées se prétend pourtant irréprochable. À l’Assemblée nationale, Sébastien Lecornu a ainsi répondu, le 20 février dernier, que les “matériels exportés [vers Israël] ne sont pas des armes proprement dites, mais des composants élémentaires, auxquels la CIEEMG [la commission interministérielle qui autorise ou non les exportations d’armements] accorde une vigilance toute particulière en fonction du matériel dans lequel ils seront intégrés”. Le ministre omettait alors de préciser que dans le lot, le gouvernement a autorisé la livraison de matériel pour des drones directement engagés dans l’offensive à Gaza.
Tout comme il a gardé le silence sur le fait que l’État a approuvé la livraison de pièces détachées servant à l’assemblage de cartouches de munitions pour des mitrailleuses. Une fois l’information rendue publique par Disclose, en mars, Sébastien Lecornu s’est défendu, sans fournir la moindre preuve, en disant que ces “ maillons” devaient être “ réexportés vers d’autres pays”. Ce coup-ci, l’État français ne peut pas brandir cet argument.
C’est même tout l’inverse : les huit transpondeurs ne doivent être “ni vendus, ni donnés, ni loués, ni transformés sans l’accord préalable du gouvernement français”, indique le contrat de non-réexportation établi par la direction générale des relations internationales (DGRIS) du ministère des armées. En revanche, ils doivent être “intégrés” dans les produits manufacturés par l’industriel israélien. Pour s’assurer que les transpondeurs ne sortent pas du pays, Éric Danon, alors ambassadeur de France en Israël, a vérifié l’authenticité de la signature sur le document. “La signature et le tampon humide apposé sur le certificat d’utilisateur final ressemblent à ceux apposés” par le responsable du contrôle des exportations au sein d’Elbit Systems, écrit-il dans un compte-rendu daté du 31 mai 2023. Sollicité par Disclose, l’ex-ambassadeur n’a pas donné suite.

Difficile également pour le gouvernement de prétendre que les transpondeurs vendus par Thales puissent servir comme “composants du dôme de fer”. Depuis l’invasion de Gaza décidée par le gouvernement Nétanyahou, en réaction aux attaques terroristes perpétrées par le Hamas le 7 octobre 2023, le ministre des armées avance en effet que les seules exportations de matériel militaire autorisées par la France sont destinées au système de défense antimissile du pays. Et ce, a-t-il expliqué le 14 mai dernier, “pour éviter que les citoyens israéliens se prennent des roquettes sur la tête”.
Attaque d’un hôpital
Le 5 décembre, les documents nécessaires à une première livraison sont réunis. Direction l’aéroport Charles de Gaulle, où deux transpondeurs vont être chargés dans un avion affrété par l’entreprise Prolog, spécialisée dans le “transport confidentiel, accompagné secret défense”, indique son site Internet. Destination : l’usine d’Elbit Systems, à Rehovot, une ville située à une vingtaine de kilomètres de l’aéroport international de Tel-Aviv, selon une facture obtenue par Disclose. C’est précisément à Rehovot que sont construits les drones Hermes 900, rapportel’agence Reuters.

L’expédition vers Israël des six transpondeurs restants était prévue le 26 mai 2024. Mais, selon nos informations, les colis sont actuellement bloqués à l’aéroport de Roissy–Charles-de-Gaulle, faute d’une autorisation des douanes. Contacté, le PDG de Prolog, la société de portage, refuse d’entrer dans le détail, déclarant que “les transports que nous effectuons pour le compte de nos clients et leur aboutissement relèvent du secret des affaires”. Thales, son client, confirme l’expédition de deux transpondeurs au début de l’année 2024, mais se justifie en déclarant n’avoir “ livré aucun équipement létal ni aucun équipement permettant le fonctionnement d’un système létal, aux forces israéliennes ou aux industriels israéliens”.
Exportation suspendue en catimini
La position du gouvernement, aussi ambiguë soit-elle, ne semble pas immuable. Selon une source douanière, plus aucun matériel de guerre classé ML5, comme les transpondeurs de Thales, ne peut être livré en Israël : leur exportation a été suspendue, en catimini. Pourquoi le gouvernement s’est-il gardé de l’annoncer publiquement ? Mystère… Le ministère des armées et Matignon n’ont jamais répondu aux demandes de précisions envoyées par Disclose.
Le volte-face n’a rien d’anodin. Jusqu’au 13 avril dernier, le gouvernement tenait à tout prix à protéger les exportations de biens militaires classés ML5. Dans une note adressée au tribunal administratif de Paris à la suite d’un recours déposé par Amnesty International pour suspendre les exportations de ce type de matériel, la directrice des affaires juridiques du ministère des armées a assuré qu’une telle interdiction “ne manquerait pas d’affecter profondément la relation bilatérale avec [Israël]”. Selon la haute fonctionnaire, cela serait “susceptible de peser sur les équilibres géostratégiques régionaux et internationaux”. Un argument repris au mot près par le juge administratif. Mais il se pourrait bien que la pression exercée par les ONG et la société civile ait fini par l’emporter… Confirmant une nouvelle fois le risque que du matériel de guerre made in France serve à commettre des crimes de guerre à Gaza.
Ariane Lavrilleux et Mathias Destal