Encore des arrestations, encore des prisonniers politiques au Pays Basque

« Règle générale : quand un régime promulgue sa loi des suspects, quand il dresse ses tables de proscription, quand il s’abaisse à chercher d’une main fébrile dans l’arsenal des vieilles législations les armes empoisonnées, les armes à deux tranchants de la peine forte et dure, c’est qu’il est atteint dans ses œuvres vives, c’est qu’il se débat contre un mal qui ne pardonne pas, c’est qu’il a perdu non seulement la confiance des peuples, mais toute confiance en soi-même. » Emile Pouget, Les lois scélérates de 1893-1894

Les dernières arrestations au Pays Basque ont frappé plusieurs membres connus de l’organisation Askapena, organisation internationaliste dont le but est d’établir et de développer, dans un esprit internationaliste, des liens de solidarité entre le combat de la gauche indépendantiste basque et ceux des différents mouvements de libération. Walter Wendelin, un des détenus, qui est juridiquement un citoyen helvétique, mais se considère un citoyen basque, est un bon exemple de cet esprit. Ces nouvelles arrestations s’inscrivent dans la suite de la fâcheuse doctrine juridique qui a inspiré les précédentes. Les personnes arrêtées menaient toutes des activités politiques légales et pacifiques et elles le faisaient à la lumière du jour. Les militants d’ Askapena n’ont jamais fait de mystère sur le fait qu’ils sont favorables à l’autodétermination et à l’indépendance du Pays basque et qu’elles prônent un ordre social post-capitaliste pour ce pays et dans le reste du monde. Sur ces objectifs ils sont aujourd’hui d’accord avec beaucoup de gens qui, au Pays Basque espagnol, ne peuvent pas exprimer leur opinion au moyen du vote, mais qui représentent sans doute un bon pourcentage de la population basque. D’après les sondages et les résultats électoraux précédents, l’objectif de l’autodétermination, est partagé, malgré l’interdiction de la gauche indépendantiste, par 60% de la population basque. Quant aux objectifs anticapitalistes, ils sont assumés par un secteur important de la population tant au Pays Basque que dans le reste du monde.

Aujourd’hui, les militants d’Askapena sont accusés d’appartenance à une organisation terroriste, du fait que leurs objectifs politiques coïncident avec ceux de l’ETA et parce que la justice espagnole a cru pouvoir établir des liens entre les détenus et cette organisation armée. Or la seule preuve de ces liens présumés serait que le nom des détenus figuraient dans des documents confisqués à des membres de l’ETA arrêtés en 2008 par les polices espagnole et française. Ce sont des arguments très faibles pour que quelqu’un soit privé  de  liberté dans une démocratie. Nous savons l’utilisation qui a été faite dans l’Argentine de la junte militaire des carnets d’adresses des membres de la guérilla qui tombaient dans les mains de la police ou de l’armée: bien des personnes qui y figuraient, que ce fût des amis, des membres de la famille ou d’ autres personnes qui partageaient leurs idées politiques ont été arrêtées, torturées ou éliminées. Il ne s’agissait pas de neutraliser la violence armée, toujours minoritaire, mais de neutraliser de grands courants sociaux et politiques. Or un groupe armé qui a des objectifs politiques peut partager ces objectifs avec de larges secteurs de la société qui ne sont pas pour autant favorables à l’utilisation de la violence. En bonne logique, cela ne signifie pas que tous les activistes politiques de ces secteurs soient « violents », mais bien que certains « violents » partagent les objectifs politiques de ces secteurs. Il serait surprenant que les juges espagnols estiment que le vote pour le PP ou le PSOE d’activistes armés d’extrême-droite et racistes puisse contaminer de façon irréversible ces organisations politiques. Même la compromission évidente du PSOE avec les actions paramilitaires du GAL (Groupe Antiterroriste de Libération) n’a donné à aucun juge espagnol l’idée d’interdire ce parti. Devrait on, d’autre part, s’attendre a trouver parmi les contacts d’un militant de l’ ETA les noms de responsables d’organisations de la droite espagnole? Doit-on considérer que l’Unicef est une organisation terroriste parce que l’ETA ou les FARC en partgent les objectifs? A force d’oublier qu’il existe un problème politique au Pays Basque et un grave problème social et constitutionnel dans  l’État espagnol, on tombe dans l’absurde et on en arrive à criminaliser tout véritable antagonisme, à tuer toute vie politique réelle.

Grâce à la métonymie du carnet d’adresses on peut certes reconstruire un réseau, le problème est que ce réseau n’est pas le réseau de l’organisation armée, mais celui du mouvement social et politique dont les objectifs coïncident avec ceux de l’organisation armée, pour ne pas parler des réseaux personnels, voire familiaux de la personne concernée. En d’autres termes, par la métonymie du carnet d’adresses et par l’analogie qui sert de base au concept profondément antijuridique de «terrorisme» on finit par appliquer le principe du droit pénal cher aux dictatures -qui connut son âge d’or sous le régime nazi et les régimes, tel le franquiste, que le nazisme a inspirés- qui s’exprime par cette formule de triste mémoire: « pas de crime sans châtiment » (« nullum crimen sine poena ». Or, l’application de ce principe entraîne qu’il ne soit pas seulement nécessaire de punir ceux qui commettent des actes violents bien établis, mais qu’il faille aussi frapper leur  « entourage diffus » ce qui est absolument contraire au principe fondamental de légalité en droit pénal tel qu’il a été exprimé par Feuerbach (le juriste) par la maxime «nullum crimen, nulla poena, sine lege », « pas de crime, pas de peine sans loi ». Conformément au droit pénal libéral, pour sanctionner un acte criminel, celui-ci devrait être préalablement défini de manière précise et rigoureuse, afin, justement, d’éviter la métonymie du carnet d’adresses et  l’analogie fondatrice du «terrorisme», qui punit autant les ennemis armés de l’État que ceux qui partagent leurs idées et leurs objectifs politiques, voire des membres occasionnels de leur «entourage». Un «entourage» qui arrive bien loin, même outre-mer, en Colombie, au Venezuela et partout où il existe une personne dont le nom est inclus dans le mauvais carnet d’adresses. Avec cette logique, nous sommes tous présumés «terroristes». Cet amalgame antijuridique inspire la persécution strictement politique dirigé contre l’ensemble de la gauche indépendantiste basque. Ceci a pour effet que l’Etat espagnol possède le plus grand nombre de prisonniers politiques en Europe, et qu’il ait à ce niveau pour seul concurrent en ignominie la semi-dictature militaire turque.

Lorsque l’ETA vient de déclarer une trêve unilatérale et que le nationaliste de gauche est en train de nouer des contacts avec des médiateurs internationaux qui sont essentiels pour un véritable processus de paix, l’action des juges et du parquet espagnols contre les personnes les plus engagées dans ce processus montre la réalité du régime. Il faut espérer que le vif désir de paix de la société basque évitera un nouveau déraillement du processus de paix qui donnerait à l’État espagnol une nouvelle chance pour se refaire une légitimité en tant que démocratie en lutte contre la violence. C’est, en effet, en exploitant cette nouvelle peau de « démocratie antiterroriste » que l’Etat espagnol refondé par Franco a pu faire oublier les charniers des bords de route débordant de cadavres où se trouve son origine réelle.

Afin de préserver et de renforcer le nouveau processus de paix et pour éviter qu’il connaisse l’échec des précédents, il est urgent que les lois spéciales antiterroristes qui mutilent la démocratie espagnole et la lient au passé dictatorial soient abrogées,  et que les centaines de prisonniers politiques que ces lois anti-démocratiques et anti-juridiques ont conduit en prison sans avoir commis le moindre acte de violence soient libérées. La libération immédiate des militants d’Askapena récemment arrêtés est indispensable à la poursuite du processus de paix. L’État espagnol doit en outre respecter ses engagements internationaux concernant les droits des individus et des peuples et en pas se borner à donner des « leçons de démocratie » à d’autres pays.



Articles Par : John Brown

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