Entretien avec Me Jacques Vergès : «Malheur aux pauvres»

Jacques Vergès n’est plus. Mais sa voix forte nous reste. Nous l’avions rencontré en mars 2006 peu après la parution de son ouvrage « Malheur aux pauvres » (*) dans lequel il s’attachait à défendre la cause des humbles et des sans-voix, face à une justice qui les laisse livrés à la loi du plus fort. Nous lui rendons hommage en rediffusant cet entretien.

Silvia Cattori : L’ouvrage « Malheur aux pauvres », que vous venez de publier, dresse un constat accablant pour la justice. Cela doit dépasser le cas de la France sur lequel vous avez fondé votre argumentation. Vous écrivez : « La justice méprise les parias… ne les protège nullement », ce qui suggère qu’il n’y aurait pas toujours, de la part du corps judiciaire, l’exigence que la sanction soit juste. Qu’avez-vous voulu dire précisément par ce livre ?

Jacques Vergès : Je veux montrer par une série d’exemples comment la justice est injuste. Comment elle est extrêmement sévère et désinvolte avec les pauvres, les faibles, et comment elle est obséquieuse, complaisante, avec les puissants.
Je prends comme exemple, entre autres, ce que l’on a appelé « les disparues de l’Yonne » : une dizaine de jeunes filles, d’origine pauvre, et handicapées, confiées à l’assistance publique, disparaissent les unes après les autres. Jamais, pendant dix ans, l’on n’a mené d’enquête. On a mis sur leur fiche « fugue », alors qu’en fait elles avaient été tuées par un individu qu’un rapport de gendarme avait pourtant montré du doigt. Le procès n’a eu lieu que vingt ans après. Je dis, au travers de ce cas, que si les jeunes disparues avaient été filles d’un médecin, d’un avocat ou d’un ministre, on aurait enquêté immédiatement et on n’aurait pas mis « fugue » sur leur fiche.
Actuellement vous avez, à Toulouse, trente-cinq prostituées qui ont été tuées depuis une quinzaine d’années, retrouvées la gorge ouverte, les dents cassées, une grenade entre les jambes et, pour chacune, on a mis « suicide » sur la fiche ; manifestement ce sont des pauvresses, et on n’a pas voulu s’en occuper.
Tout ceci montre comment l’on néglige les pauvres.

Un autre exemple, que je prends, est celui d’une petite Anglaise, Caroline Dickinson, violée et tuée dans une auberge de jeunesse. Le juge a demandé l’ADN de tous les mâles du village dès la puberté. Il a procédé à 3600 recherches d’ADN, et il a trouvé l’assassin.

Sur une route dans l’Ile-de-Ré, au mois d’août, une jeune femme est tuée à midi trente. On a recherché les 200 personnes susceptibles d’être passées sur cette route. Les campeurs, les marchands. On a fini par trouver l’assassin.

Dans le cas de Madame Marshal, trouvée morte dans sa cave avec l’inscription « Omar m’a tuer », sous chacune des inscriptions on a trouvé une tache de sang. A ma demande, on a déterminé que le sang était bien celui de Mme Marshal mais que dans chacune des taches, il y avait un ADN d’homme. Or, alors que les deux ADN étaient différents entre eux et aussi différents de l’ADN d’Omar Addad, c’est ce dernier que l’on a accusé. Il y avait 15 ADN à retrouver. La cave d’une villa cossue est moins fréquentée qu’une auberge de jeunesse. Eh bien, la Cour de révision a dit non, on ne peut pas dater l’ADN – ce qui est vrai, mais pas plus que sur la route de l’Ile-de-Ré – et il est entré beaucoup de monde dans la cave – mais moins que sur la route pendant les vacances d’été.

Quelle est la différence ? La différence est que celui qui entre dans une auberge de jeunesse et tue une jeune fille est un marginal, un routard, un pauvre type. Par contre, si ce n’est pas Omar Addad qui a tué Mme Marshal, c’est quelqu’un de sa domesticité ou de son entourage. Or, dans la domesticité, en dehors d’Omar Addad, il n’y avait que sa femme de ménage. Ce ne pouvait donc être que quelqu’un appartenant à la très grande bourgeoisie. Alors, à ce moment-là, on dit : « On ne peut pas rechercher ».

Voilà donc les exemples que je prends, qui montrent comment la justice, quand il s’agit des pauvres et des faibles, est extrêmement sévère ; et quand il s’agit des puissants, est extrêmement complaisante. Je dirais même, complice.

Silvia Cattori : Il ressort donc précisément de « Malheur aux pauvres » que, si les victimes ont des parents socialement bien insérés, les choses se passent différemment. Cela veut-il dire que, même quand il s’agit de faits divers, il y ait un lien entre la Justice et la politique, qu’il y ait deux poids deux mesures ?

Jacques Vergès : C’est certain. Le lien avec la politique, c’est le lien avec la grande bourgeoisie et ceux qui nous dirigent.
Je donne également l’exemple des milliards de pots de vin versés à propos de la vente de frégates à Taïwan. C’est établi, le fait n’est pas discuté. Quand le juge demande des renseignements pour savoir à qui cet argent a été versé – parce qu’il n’y a pas de doute, l’argent a été versé sur des comptes numérotés en Suisse – on répond « secret défense ». Donc, personne dans cette affaire n’a été arrêté.
Par contre, si vous allez au Palais de justice, vous verrez tous les jours des petits voleurs de portables et de bicyclettes qui sont jugés dans les dix minutes et qui sortent avec trois mois, ou six mois de prison.

Silvia Cattori : Avocat de conviction, entendez-vous également favoriser un changement pour parvenir à ce que la Justice soit la même pour tous ?

Jacques Vergès : Je n’attends pas un changement immédiat. Mais j’entends dénoncer ces dysfonctionnements en m’adressant au public. Parce que, finalement, si l’on veut corriger ce qui se passe, c’est à l’opinion qu’il faut s’adresser, et non pas à l’institution judiciaire. Mon objectif est de toucher l’opinion. Et, en ce moment, l’opinion est sensibilisée en France, avec l’affaire que l’on a appelée « l’affaire d’Outreau ».

Silvia Cattori : Il y a actuellement débat au sujet de la loi Fabius-Gayssot. Avez-vous été surpris que le gouvernement Chirac ne l’ait pas abrogée alors que, au moment où cette loi a été discutée, il était résolument contre ?

Jacques Vergès : Mais, pour l’abroger, on doit tenir compte de la majorité. Or la droite, en sa majorité, est pour cette loi. Cette loi porte le nom de Gayssot, qui est communiste, et a été défendue par M. Fabius qui est socialiste. Beaucoup d’historiens sont contre cette loi ; ils pensent que l’histoire relève du débat universitaire et non pas de la police. Et, en plus, c’est dangereux ; parce que lorsqu’on vous dit : « Si vous dites telle chose, vous serez poursuivi », cela veut dire que ce que je dis est grave, et que ce que je dis est certain. Cette loi ne permet pas de discuter par exemple des décisions de Nuremberg. Si le pape n’est plus infaillible, les juges de Nuremberg seraient infaillibles. C’est comme cela.

Silvia Cattori : Donc, si elle est maintenue, c’est une loi juste ?

Jacques Vergès : Bien sûr que non. La recherche historique relève des historiens et non pas des hommes politiques ni de la police.

Silvia Cattori : Pensez-vous qu’un jour il y aura des politiciens assez sages qui voudront l’abroger ?

Jacques Vergès : Je pense qu’un jour cela arrivera.

Entretien publié le 19 avril 2006
http://www.silviacattori.net/article142.html

(*) Jacques Vergès. Malheur aux pauvres. Edition Plon, 9 mars 2006.


Articles Par : Silvia Cattori

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