Et de trois : après la Bolivie et l’Équateur, le Venezuela quitte le CIRDI !

Le Venezuela a annoncé qu’il se retirait du CIRDI, le Centre international de règlement des différends liés à l’investissement. Cette décision de se retirer du CIRDI, prise également par la Bolivie et l’Équateur en 2007 et 2009 |1|, a été officialisée le 24 janvier 2012 dans une lettre envoyée par le gouvernement vénézuélien à la Banque mondiale.

Le CIRDI est un organe d’arbitrage créé en 1966 pour trancher les litiges entre les transnationales et les États. Aujourd’hui, 147 États reconnaissent sa compétence en cas de litige avec des transnationales. Le Venezuela a adhéré au CIRDI en 1993. Ce tribunal, qui est une composante du groupe Banque mondiale, est majoritairement saisi par les multinationales pour réclamer des indemnisations et compensations lorsque l’État prend des mesures qui « privent l’investisseur des bénéfices qu’il pourrait raisonnablement espérer » ou qui pourraient s’apparenter à une « expropriation indirecte ». Il suffit qu’un parlement adopte une mesure (comme une loi environnementale ou une loi augmentant les impôts sur les sociétés) qui va à l’encontre des intérêts des transnationales pour que l’État soit sanctionné par ces arbitres internationaux. Par exemple, en 1996 l’entreprise étasunienne Metalclad a poursuivi le gouvernement mexicain pour violation du chapitre 11 de l’ALENA quand le gouvernement de San Luis Potosi a interdit à ladite entreprise d’ouvrir un dépôt de produits toxiques. Le non-octroi du permis d’ouvrir une décharge fut considéré comme un acte d’« expropriation » et le gouvernement mexicain a dû payer à Metalclad une indemnisation de 16,7 millions de dollars |2|. Plus récemment, en 2007, le gouvernement équatorien a annoncé que les entreprises pétrolières qui opèrent dans le pays devaient verser une plus grande partie de leurs revenus à l’Etat |3|. Les entreprises Murphy Oil (USA), Perenco (France) et Conoco-Philips (USA) ont alors porté plainte devant le CIRDI pour expropriation. Ces deux affaires sont loin d’être des cas isolés. Le problème fondamental est que le CIRDI offre l’impunité pour les transnationales et mine la souveraineté des Etats. Il était donc logique que le Venezuela réagisse en se retirant enfin du CIRDI.

Suite aux nationalisations dans plusieurs secteurs stratégiques (hydrocarbures, industrie alimentaire, électricité, finances, télécommunications, etc.), le gouvernement vénézuélien affronte, principalement devant le CIRDI, une vingtaine de plaintes de multinationales qui exigent des indemnisations colossales. Après plusieurs annonces sans suite, c’est le litige avec la pétrolière étasunienne Exxon qui a décidé le Venezuela à quitter le CIRDI |4|. Dès lors, la décision du Venezuela de sortir du CIRDI marque un pas plus affirmé vers une reconquête de sa souveraineté.

L’Amérique latine en première ligne devant le CIRDI

Au cours des dernières décennies, la politique entreguista et vendepatrias |5| de gouvernements latino-américains successifs a permis de nombreux investissements étrangers dans l’agriculture, l’industrie minière, pétrolière, etc., protégés par des traités de libre-échange et de protection des investissements qui prévoient le recours à des tribunaux d’arbitrage supranationaux en cas de différends, principalement le CIRDI |6|. Depuis le début des années 2000, grâce aux mobilisations citoyennes, plusieurs gouvernements latino-américains essaient de récupérer le contrôle sur leurs ressources stratégiques, ou tout au moins de tendre vers des conditions qui leur sont plus favorables. Dès lors, les pays d’Amérique latine, qui représentent 10% des 147 membres du CIRDI, sont à l’heure actuelle parmi les plus affectés par les recours intentés par des multinationales : ils sont la cible de 69% des 135 litiges en cours devant le CIRDI, et de 26% des 45 litiges liés aux secteurs de l’industrie pétrolière, minière et du gaz (contre 3 cas pour ces secteurs il y a 10 ans) |7|.

Le bradage du patrimoine national, les traités de libre-échange et de protection des investissements (totalement contraires à la souveraineté nationale) et la soumission permanente à la compétence du CIRDI (ou à tout autre organe d’arbitrage comme la Cour d’Arbitrage de la Chambre de Commerce International – CCI – et la Commission des Nations Unies pour le droit commercial international – CNUDCI) constituent un cocktail explosif. La sortie du CIRDI doit s’accompagner d’une dénonciation par les États de ces traités, ou, au minimum, d’une révision des clauses qui permettent aux multinationales de saisir directement les tribunaux supranationaux en faisant l’impasse sur les recours juridiques nationaux. L’Equateur et la Bolivie l’ont bien compris : parallèlement à leur sortie du CIRDI, ces deux pays ont renégocié ou mis un terme à plusieurs de ces accords. Le Venezuela devrait à présent leur emboîter le pas.

Quitter le CIRDI pour recouvrer sa souveraineté

Dans son communiqué faisant suite au retrait du CIRDI |8|, le Venezuela rappelle que le recours au CIRDI contrevient à l’article 151 de la Constitution vénézuélienne qui prévoit le recours aux tribunaux nationaux en cas de litiges concernant des contrats d’intérêt public |9| (l’évaluation de l’intérêt public relève de la compétence des pouvoirs publics). Par exemple, la nationalisation par le Venezuela de secteurs considérés comme stratégiques (pétrole, industrie alimentaire, électricité, etc.) est soutenue au nom de l’intérêt public afin de s’assurer du maintien ou du développement du secteur au bénéfice de la population et/ou d’éviter que les bénéfices d’un secteur ne profitent démesurément à des entreprises privées, aux dépens de la population. Ces nationalisations sont tout à fait fondées en droit. En effet, au delà des dispositions prévues par la Constitution et les lois nationales, de nombreux textes juridiques internationaux |10| affirment la primauté de l’intérêt du développement national, des mesures visant à assurer le bien-être de la population, sur les intérêts privés (nationaux et internationaux), et le droit inaliénable des États à la souveraineté et à l’autodétermination.

Il faut, par ailleurs, souligner que la ratification par un État de la Convention CIRDI n’oblige pas les États parties à se soumettre systématiquement aux tribunaux d’arbitrage internationaux en cas de litiges avec des investisseurs étrangers. Le consentement des États doit avoir été donné avant que le CIRDI ne soit saisi |11| et un État contractant peut exiger que les recours internes soient épuisés (article 26 de la Convention). L’article 25 alinéa 4 de la Convention CIRDI |12| autorise également les États contractants à indiquer au CIRDI les catégories de différends qu’ils souhaitent soustraire du champ de compétence du CIRDI ou que leur loi nationale leur interdirait de soumettre au CIRDI (c’est le cas de l’Équateur qui a notifié en décembre 2007 qu’il excluait du CIRDI tous les différents concernant les ressources naturelles, avant de se retirer totalement du CIRDI en 2009). En revanche, des clauses de renonciation à la juridiction nationale et de soumission directe à des tribunaux d’arbitrage supranationaux font partie des obligations stipulées dans nombre d’accords de protection et de promotion des investissements étrangers (TPPI), de libre-échange et autres accords similaires. D’où la double nécessité de remettre en cause ces accords et de sortir du CIRDI, où sont piétinées les lois et Constitutions nationales ainsi que les normes fondamentales du droit international en matière de droits humains.

Les États et les tribunaux nationaux peuvent déterminer si ces traités sont conformes au droit interne et aux grands principes de droit international tels que ceux figurant dans la Charte des Nations Unies, la Déclaration universelle des droits de l’homme et les deux pactes sur les droits civils et politiques et les droits économiques, sociaux et culturels de 1966, ainsi que les normes impératives de droit international (jus cogens), incluant le droit à l’autodétermination. En effet, le respect et l’application des droits humains, tels qu’ils sont reconnus universellement par les différentes conventions internationales, priment sur les autres engagements pris par les États, parmi lesquels l’application des traités de libre-échange, de protection des investissements et autres accords similaires. L’article 103 de la Charte de l’ONU, à laquelle les États membres des Nations unies doivent impérativement adhérer, est sans ambiguïté : « En cas de conflit entre les obligations des Membres des Nations unies en vertu de la présente Charte et leurs obligations en vertu de tout autre accord international, les premières prévaudront ». L’article 53 de la Convention de Vienne sur le droit des traités dispose également que : « Est nul tout traité qui, au moment de sa conclusion, est en conflit avec une norme impérative du droit international général ».

L’existence de vices de procédure et de fond lors de la ratification d’un traité peut également entraîner sa nullité, conformément aux dispositions de la Convention de Vienne sur le droit des traités (articles 46 à 53). Par exemple, un État peut invoquer la violation manifeste d’une norme d’importance fondamentale du droit interne de l’une des parties à ce traité, le dol, la corruption des représentants de l’État, la violation des Principes généraux du droit (tels que la lésion, l’abus de droit, la bonne foi, l’autodétermination des peuples, l’équilibre contractuel, entre autre) |13|.

Un gouvernement qui en a la volonté politique peut donc légalement refuser l’application des accords bilatéraux de libre-échange et de promotion des investissements qui portent atteinte aux droits économiques, sociaux et culturels de sa population et hypothèquent sa souveraineté. Il peut dénoncer les actions en justice lancées par les transnationales devant le CIRDI en invoquant la prééminence d’une hiérarchie des normes internationales.

En outre, les États doivent quitter le CIRDI et rétablir leur compétence souveraine de régler les litiges survenus sur leur territoire devant leurs tribunaux nationaux, conformément à la doctrine Calvo |14|. En vertu de cette doctrine, en cas de plaintes ou de réclamations, les multinationales ont l’obligation d’épuiser tous les recours légaux en vigueur dans la législation nationale de l’État qu’ils prétendent poursuivre.

Vers un « CIRDI du Sud » ?

On l’a vu : de nombreux litiges ont surgi ces dernières années entre les Etats latino-américains et les multinationales. Ces États ont donc intérêt à s’allier pour dénoncer les traités bilatéraux d’investissement, pour qu’ils se retirent du CIRDI et appliquent la doctrine Calvo. L’intégration latino-américaine implique de se doter d’une architecture financière, juridique et politique commune. En matière juridique, les pays de la région devraient avancer vers la création d’un organe régional de règlement des litiges en matière d’investissement auquel les différentes parties recourent librement, après l’épuisement des voies de recours devant les juridictions nationales du pays hôte des investissements. En d’autres termes, il faut créer un « CIRDI du Sud », alternatif au CIRDI de la Banque mondiale qui sert les intérêts des grandes transnationales privées. Plus largement les États, qui mènent des politiques progressistes heurtant directement les intérêts des transnationales, ont tous intérêt à se retirer du CIRDI et à réaffirmer la compétence des tribunaux nationaux devant faire respecter la supériorité des droits humains sur les droits des investisseurs.

Notes

|1| Mentionnons que dans la région latino-américaine et caribéenne, le Brésil, Cuba et le Mexique n’ont pas signé la Convention CIRDI et que la République dominicaine ne l’a pas ratifié jusqu’à aujourd’hui. Dans d’autres régions, l’Inde par exemple n’est pas partie au CIRDI.

|2| On peut consulter la sentence arbitrale du cas « Metalclad Corporation contre les Etats-Unis du Mexique » (cas No ARB(AF) 97/1) sur www.worldbank.org/icsid/case….

|3| Jusque 2007, les sociétés pétrolières devaient verser à l’Etat 50 % des bénéfices résultant d’un dépassement sur les marchés internationaux du prix fixé dans le contrat. En octobre 2007, après sa victoire électorale, Rafael Correa a signé un décret obligeant les sociétés pétrolières à verser 99% des bénéfices résultant du dépassement du prix plancher. Cela a fait rentrer 3,2 milliards de dollars supplémentaires dans les caisses de l’Etat en 2008. Voir Mark Weisbrot et Luis Sandoval « La economia ecuatoriana en anos recientes », juillet 2009, CEPR, Washington www.cepr.net

|4| Le gouvernement vénézuelien a décidé en 2007 de récupérer la souveraineté sur ses ressources pétrolières par le biais de la création d’entreprises mixtes au sein desquelles l’entreprise publique PDVSA détient au moins 60% des actions. Entre autres multinationales, Exxon, qui voit ses investissements affectés par cette décision, porte plainte contre l’Etat vénézuelien devant le CIRDI, et parallèlement contre PDVSA devant la Cour d’Arbitrage de la Chambre de Commerce International (CCI). La CCI a rendu sa décision début janvier et statué que PDVSA devait indemniser Exxon à hauteur de 908 millions de dollars (revoyant cependant à la baisse les aspirations exagérées de la transnationale). Le CIRDI devrait quant à lui rendre sa décision au plus tôt fin 2012.

|5| Ces termes font partie de la culture politique de plusieurs pays d’Amérique latine. Ils renvoient à des représentations collectives fortement ancrées dans l’histoire de pays progressivement spoliés de leurs ressources par des puissances étrangères ou des multinationales qui s’appuient sur des élites économiques et politiques entreguista– qui « offrent » les biens du pays – et qui sont dénoncées comme « vendeurs de la patrie », « valets de l’impérialisme », et dont l’action est perçue comme une trahison de l’intérêt public.

|6| Au côté du CIRDI, les principaux tribunaux d’arbitrage supranationaux sont la Cour d’Arbitrage de la Chambre de Commerce International (CCI) et la Commission des Nations Unies pour le droit commercial international (CNUDCI).

|7| Entretien avec Miguel Perez Rocha, RFI, http://www.espanol.rfi.fr/americas/…

|8| http://www.cadtm.org/Gobierno-Bolivariano-denuncia

|9| Article 151. Dans les contrats d’intérêt public, dont la nature n’a pas été prise en compte, il sera considéré comme incorporé, même s’il n’est pas explicite, une clause selon laquelle les doutes et les controverses qui peuvent surgir sur lesdits contrats et qui ne peuvent être résolus à l’amiable d’un commun accord par les parties contractantes, ils seront réglés par les tribunaux compétents de la République, en conformité avec ses lois, sans qu’aucun motif, ni cause puissent être à l’origine de réclamations étrangères.

|10| La Charte de l’ONU de 1945, la Déclaration universelle des droits de l’homme de 1948, les deux Pactes de 1966 sur les droits économiques, sociaux et culturels (PIDESC) et sur les droits civils et politiques (PIDCP), la résolution 1803 des Nations unies du 14 décembre 1962 relative à la souveraineté permanente des Etats sur les ressources naturelles, la Convention de Vienne sur le droit des traités 1969 ou encore la Déclaration sur le droit au développement 1986, etc.

|11| Le dernier paragraphe du Préambule de la Convention dit que : «  Déclarant qu’aucun Etat contractant, par le seul fait de sa ratification, de son acceptation ou de son approbation de la présente Convention, ne sera réputé avoir assumé aucune obligation de recourir à la conciliation ou à l’arbitrage, dans des cas particuliers, sans son consentement ».

|12| Article 25 alinéa 4 : « Tout Etat contractant peut, lors de sa ratification, de son acceptation ou de son approbation de la Convention ou à toute date ultérieure, faire connaître au Centre la ou les catégories de différends qu’il considérerait comme pouvant être soumis ou non à la compétence du Centre .Le Secrétaire général transmet immédiatement la notification à tous les Etats contractants. Ladite notification ne constitue pas le consentement requis aux termes de l’alinéa (1) ».

|13| On peut également mentionner la Loi type de la CNUDCI sur l’arbitrage commercial international qui dispose dans son article 34 qu’une sentence arbitrale peut être annulée si « le tribunal constate : i) que l’objet du différend n’est pas susceptible d’être réglé par arbitrage conformément à la loi du présent État ; ou ii) que la sentence est contraire à l’ordre public du présent Etat  ».

|14| Cette doctrine de droit international, établie en 1863 par le juriste et diplomate argentin Carlos Calvo, prévoit que les personnes physiques ou morales étrangères doivent se soumettre à la juridiction des tribunaux locaux pour les empêcher d’avoir recours aux pressions diplomatiques de leur Etat ou gouvernement. Selon cette doctrine, tous les biens, corporels, incorporels, matériels et immatériels, sont soumis à la loi de l’Etat souverain et en cas de différends, ce sont les tribunaux nationaux qui sont compétents. La doctrine Calvo est incorporée dans la Charte de l’Organisation des Etats Américains (article 15), le Pacte de Bogota (article 7), la résolution 3171 du 17 décembre de 1973 de l’Assemblée générale des Nations Unies (Souveraineté permanente sur les ressources naturelles), paragraphe 3, et dans plusieurs constitutions nationales : la constitution de l’Argentine (article 116), de la Bolivie (article 24), du Guatemala (article 29), du Salvador (articles 98 et 99), de l’Equateur (article 14), du Pérou (article 63.2), du Venezuela (article 151), etc.



Cécile Lamarque
est membre du groupe droit du CADTM Belgique



Articles Par : Cécile Lamarque

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