Etat à l’agonie vendrait Patagonie

Le territoire argentin pourrait être vendu afin de rembourser la dette

Riche de son pétrole et de son eau douce, le Sud argentin attise les convoitises.

Le soupçon court la steppe : le gouver-nement de Buenos Aires songerait à céder cette immense région aux Etats-Unis et à leurs banques, contre l’effacement de sa dette colossale.

«Les banques étrangères et le FMI ont suggéré au Président de réaliser ce sondage sur le projet de payer la dette en vendant des territoires.» Un ex-député péroniste Patagonie (province de Chubut) envoyé spécial

Du pétrole et des moutons. Comme des insectes dans la steppe, des centaines de puits de pétrole pompent inlassablement l’or noir du désert patagonien. Au détour d’une colline grisâtre rabotée par le vent, un groupe de moutons se partage de maigres touffes d’épineux grillés par le soleil l’été, le gel l’hiver. La route asphaltée qui relie Comodoro Rivadavia, la capitale du pétrole, et Rawson, siège du gouvernement de la province du Chubut, est rectiligne sur 450 kilomètres, au beau milieu d’un paysage sans fin. Seule présence humaine, une station-service à mi-parcours, quasi-réplique du Bagdad Café. A l’heure du déjeuner, des camionneurs silencieux font refroidir le moteur de leur mastodonte en engloutissant de gigantesques entrecôtes cuites à la braise. Les passagers des deux bus qui se croisent envahissent les toilettes et se ruent sur les bouteilles d’eau fraîche. Avant de repartir pour au moins 200 km de plateau désolé, sans un pet d’ombre et avec un vent à décorner les boeufs. Impossible de l’éviter. Un panneau sur le mur de l’agence de location de voitures de l’aéroport local met en garde : «Toujours ouvrir les portières face au vent.»

La Patagonie s’étend entre ce que les marins appellent le 40e parallèle «hurlant» et le 50e «rugissant». Sur les collines qui surplombent Comodoro Rivadavia, de gigantesques éoliennes profitent d’une ressource ici inépuisable pour produire une partie de l’électricité nécessaire à la ville. Partout ailleurs, des moulins à vent piquettent le paysage. Car, dès qu’on s’éloigne des quelques fleuves qui strient ces 3 000 km de steppe, les moulins sont l’unique moyen d’extraire l’eau douce qui descend des glaciers andins. Dans les cinq provinces (1) qui constituent la Patagonie (17,6 millions de km2, soit la moitié de la superficie du pays ou encore la taille de la Turquie), cohabitent près de 4 millions de moutons pour seulement 1,5 million d’habitants ­ sur les 37 millions que compte l’Argentine. Pas une ville ne dépasse les 100 000 habitants.

Pourtant, ce territoire inhospitalier a toujours attiré les aventuriers. Depuis Orélie-Antoine de Tonnens, Périgourdin illuminé qui annexe la Patagonie en 1859, en passant par Theodor Herzl, théoricien du sionisme qui, au début du siècle dernier, rêvait d’y créer l’Etat d’Israël, avant que la Palestine ne soit élue. Des milliers de pionniers venus principalement du pays de Galles, des pays baltes et d’Europe centrale y ont fait fortune avec la laine avant que les cours ne s’effondrent à cause de l’apparition des textiles synthétiques. Ce sont les immigrants qui ont mis en valeur les richesses de l’Argentine, grâce à des lois qui leur étaient extrêmement favorables. «Les Mexicains descendent des Aztèques, les Péruviens des Incas et les Argentins… du bateau !» dit-on en Amérique latine.

Sondage prémonitoire

Aujourd’hui, dans un pays où la crise est autant économique qu’identitaire, la crainte d’une Patagonie bradée aux étrangers agite les esprits. Et pas seulement parce que des millionnaires américains, profitant du prix dérisoire des terres, fondent une association dite écologique pour payer moins d’impôts aux Etats-Unis et achètent quelques milliers d’hectares en Patagonie. Députés et sénateurs locaux ont interpellé le gouvernement il y a quelques mois sur une possible vente de la région aux Américains et à leurs banques en échange de l’effacement de la dette colossale du pays. C’est que la Patagonie est vide mais riche des deux ressources naturelles les plus convoitées : près des trois quarts des réserves de pétrole et de gaz du pays et des gisements d’eau douce parmi les plus importants au monde. Dans son bureau aux boiseries sombres du Congrès argentin, Carlos Prades, le sénateur de Caleta Olivia ­ seconde ville de la province de Santa Cruz ­, s’emporte : «Il ne se passera pas en Patagonie ce qui s’est passé dans les Malouines (2). Nous ne le permettrons pas et nous défendrons l’intégrité de notre territoire jusqu’aux ultimes conséquences.»

C’est une enquête réalisée en mars 2002 par une société de sondage jusqu’alors inconnue qui a mis la puce à l’oreille des Argentins. Avec des questions plutôt surprenantes, si l’on veut bien croire Jorge Giacobe, directeur de l’institut, qui affirme que l’enquête a été commandée par «une firme européenne désireuse d’effectuer des investissements en Argentine et dont le secret professionnel [lui] interdit de divulguer l’identité». Mais quel est l’intérêt pour un investisseur étranger de demander aux habitants de Comodoro Rivadavia, de Trelew ou de Puerto Madryn s’ils seraient d’accord pour échanger l’Antarctique argentin contre l’annulation de la dette du pays ? Ou s’ils accepteraient de vendre des terres appartenant au Chubut pour payer la dette accumulée par la province. Ou encore s’ils seraient prêts à confier l’économie argentine à un fonctionnaire du FMI ou à un autre organisme international ? Au moment du sondage, l’économie du pays est au plus mal, le peso a été dévalué et le pays est criblé de dettes. Aux abois, le président Eduardo Duhalde engage une société de lobbying, Zemi Communication, dont le président est Henry Kissinger, pour assister le gouvernement dans ses négociations avec les organismes financiers internationaux. Or l’ancien secrétaire d’Etat du président Nixon a toujours considéré les ressources naturelles d’Amérique latine comme stratégiques pour les Etats-Unis, qui, dans un avenir proche, pourraient les exploiter eux-mêmes.

Eco-barons américains

Cesar Amaya, avocat exerçant à Caleta Olivia, alerte alors l’opinion publique et les députés locaux. «Ce qui m’inquiète, dit-il, c’est que ce sondage a été présenté au MIT (Massachusetts Institute of Technology) par Rudiger Dornbusch, macro-économiste et consultant du cabinet Kissinger Associates. Peu de temps auparavant, au sein du même organisme, il lançait l’idée que l’Argentine devait abandonner toute souveraineté en terme de politique fiscale et monétaire et être administrée par un collège d’assesseurs étrangers réunissant des fonctionnaires des banques centrales et du FMI.» Ce texte disponible sur l’Internet appelle, entre autres, à une campagne de privatisation massive des organismes financiers, redoutée par la Fédération des agriculteurs argentins. Car deux des banques visées, la banque Nation et la banque Provincia, possèdent des hypothèques sur 14,5 millions d’hectares de terre. En cas de privatisation, l’acheteur, qui a de grandes chances d’être étranger vu l’état de l’économie du pays, se retrouverait propriétaire virtuel de près de la moitié de la pampa humide, la partie la plus au nord de la Patagonie, qui est le grenier à blé et à bétail de l’Argentine. Au sein même du gouvernement de Buenos Aires, l’idée fait son chemin, avec la présence comme assesseur de Norman Bailey, membre de la fondation américaine Potomac et de la Commission trilatérale, organismes de réflexion conservateurs. Celui-ci propose que les «terres fiscales», propriété du gouvernement argentin (elles atteignent la taille de l’Italie), soient échangées contre une partie de la dette. «Je suis persuadé que ce sont les banques étrangères et le FMI qui ont suggéré au président Duhalde de réaliser ce sondage en Patagonie pour tester la réaction des Argentins sur le projet de payer la dette en vendant des territoires», affirme Juan Gabriel Labaké, analyste politique, avocat et ancien député péroniste.

Au-delà des suspicions légitimes sur le démantèlement du pays, le phénomène actuel de vente de terres aux étrangers préoccupe les Argentins, surtout si les acheteurs sont ces éco-barons nord-américains ou anglais, des millionnaires fondus d’écologie ­ au sens où ils prisent ces grands espaces vierges et s’emploient à ce qu’ils le restent. «Les propriétés achetées par les étrangers sont tellement immenses, la Patagonie tellement éloignée de Buenos Aires que si un gouvernement étranger décidait d’y construire une base militaire, on s’en apercevrait vingt ans après», ironise Carlos Moreno, universitaire et historien de la Patagonie.

Fondation suspecte

Un Américain en particulier, Douglas Tompkins, est dans le collimateur des associations environnementalistes. L’homme a déjà acheté 276 000 ha au sud du Chili au nom de sa fondation écologique, Patagonia Land Trust. Douglas Tompkins et sa femme, Kristine McDivitt, ont fait fortune dans le sportswear. Lui comme fondateur des marques Esprit et North Face, elle en créant ­ avec le Canadien Yvon Chouinard ­ Patagonia. L’un et l’autre ont vendu leurs parts dans ces entreprises et se retrouvent avec une fortune évaluée à 150 millions de dollars (140 millions d’euros).

Amoureux de la nature, adeptes d’une écologie intransigeante, ils partagent leur existence entre les fjords chiliens durant l’été austral et la petite ferme (170 ha) qu’ils possèdent à titre personnel dans la province argentine de Corrientes durant l’hiver. Mais ce sont les achats de terre effectués au nom de leur fondation qui font jaser. Dans la province de Santa Cruz, l’estancia (3) Sol de Mayo (21 850 ha), l’estancia El Rincon (14 170 ha), l’estancia Dor Aike (33 000 ha) et surtout, avec 32 km de côte sur l’Atlantique, l’estancia Monte Leon (61 270 ha pour 1,4 million de dollars, soit 1,3 million d’euros). Cette propriété acquise par la Patagonia Land Trust, puis «donnée» (pour bénéficier de l’avantage fiscal lié aux investissements en zones préservées) le 10 mai 2001 à l’ONG locale Vida Silvestre (une fondation écolo de droit argentin), devrait à terme devenir un parc national. Mais si l’aval du gouvernement argentin tarde, il est prévu que Patagonia Land Trust reprenne ses billes….



Articles Par : Antoine Bigo

Avis de non-responsabilité : Les opinions exprimées dans cet article n'engagent que le ou les auteurs. Le Centre de recherche sur la mondialisation se dégage de toute responsabilité concernant le contenu de cet article et ne sera pas tenu responsable pour des erreurs ou informations incorrectes ou inexactes.

Le Centre de recherche sur la mondialisation (CRM) accorde la permission de reproduire la version intégrale ou des extraits d'articles du site Mondialisation.ca sur des sites de médias alternatifs. La source de l'article, l'adresse url ainsi qu'un hyperlien vers l'article original du CRM doivent être indiqués. Une note de droit d'auteur (copyright) doit également être indiquée.

Pour publier des articles de Mondialisation.ca en format papier ou autre, y compris les sites Internet commerciaux, contactez: [email protected]

Mondialisation.ca contient du matériel protégé par le droit d'auteur, dont le détenteur n'a pas toujours autorisé l’utilisation. Nous mettons ce matériel à la disposition de nos lecteurs en vertu du principe "d'utilisation équitable", dans le but d'améliorer la compréhension des enjeux politiques, économiques et sociaux. Tout le matériel mis en ligne sur ce site est à but non lucratif. Il est mis à la disposition de tous ceux qui s'y intéressent dans le but de faire de la recherche ainsi qu'à des fins éducatives. Si vous désirez utiliser du matériel protégé par le droit d'auteur pour des raisons autres que "l'utilisation équitable", vous devez demander la permission au détenteur du droit d'auteur.

Contact média: [email protected]