Ethologie de la Guerre Mondiale (1914-2014)
Ce que le génie a pu faire soupçonner depuis longtemps devient, par la mise à portée scientifique, un savoir à la disposition de tous : certaines pages de Roger Martin du Gard (« RMG », ancêtre spirituel et grand ami de Camus) disaient déjà, à propos du déclenchement en 1914 de la Guerre Mondiale, ce que l’éthologie politique éclaire plus simplement et terriblement aujourd’hui.
1. Comme introduction donc, l’expression littéraire : elle est tirée de L’été 1914, publié en 1936 (ici d’après les Œuvres de RMG en collection « la Pléiade », tome 2, pp. 46-7) — c’est un révolutionnaire socialiste qui parle, fin juin 1914 :
« Le prolétariat […] n’a ni assez de cohésion, ni assez de conscience de classe, ni assez… et cætera, — pour passer à l’offensive, et conquérir le pouvoir ! Quant au capital, vos réformistes s’imaginent, parce qu’il cède du terrain, qu’il se laissera grignoter, de réformes en réformes, jusqu’au bout. Absurde ! Sa volonté contre-révolutionnaire, ses forces de résistance, sont intactes. […] avant de se laisser déposséder, le capital jouera toutes ses cartes ! Toutes ! Et l’une de celles sur lesquelles, à tort ou à raison, il compte le plus, c’est la guerre ! La guerre, qui doit lui rendre, d’un coup, tout le terrain que les conquêtes sociales lui ont fait perdre ! La guerre, qui doit lui permettre de désunir, et d’anéantir, le prolétariat !… Primo, le désunir : parce que le prolétariat n’est pas encore unanimement inaccessible aux sentiments patriotiques ; une guerre opposerait d’importantes fractions prolétaires nationalistes aux fractions fidèles à l’Internationale… Secundo, l’anéantir : parce que, des deux côtés du front, la majeure partie des travailleurs serait décimée sur les champs de bataille ; et que le reste serait, ou bien démoralisé, dans le pays vaincu ; ou bien facile à paralyser, à endormir, dans le pays vainqueur… »
Le reste du roman se charge de faire méditer à quel point, vivant au jour le jour, nous avons tendance à négliger le proprement politique — comment le quotidien empêche de comprendre, comment cela prend assez de temps et de conscience de manger, se loger, voyager, aimer, vivre, pour qu’on ne voie rien ou presque de ce qui n’est pas tout proche de soi : surtout quand on n’est pas doué des moyens, ni pris par l’ébriété, du pouvoir —. Mais il aura suffi de la page qu’on vient de lire pour que le lecteur tienne la ligne explicative de la guerre mondiale et une bonne part de ce qu’on est (même en 2014) capable de dire sur l’essentiel de son déclenchement : c’est là-dessus que sera ici centrée l’analyse.
2. D’abord l’arrière-plan historique, la soi-disant « montée vers la guerre » des manuels officiels, est dégagé bien au-dessus des « crises » et « affaires », avec une clarté extrême sous les sacrifices au vocabulaire militant. On saisit sans peine le schéma en
– brutes au pouvoir voulant la guerre pour se maintenir, ici « le capital »
– et opposants parmi les plus conscients, ici « le prolétariat ».
De là très vite on va au vrai et non aux références-révérences : ce vrai, c’est que « prolétariat » est une abstraction sans consistance suffisante pour qu’on en fasse une force politique et ce n’est pas la brève tentative de parenthèse léninienne qui depuis a changé cette évidence : l’échec de la révolution aura lieu d’abord presque partout et ensuite partout. Toutefois les docteurs de la loi ont, à défaut de science, le jugement moralisant facile : Lénine se contentera de parler de « trahison » des chefs socialistes (aussi pour justifier les insupportables « 21 points » qui prétendaient asservir les progressistes du monde entier au Komintern), tandis que d’autres discutailleront à perte de vue de « conscience de classe » pour « nuancer », en fait noyer ou blanchir…
Mais la réalité humaine est faite des gens avant leurs organisations plus ou moins contraignantes, et la réalité fondamentale des êtres est éthologique : chez les socialistes en 1914, c’est celle d’humains parmi lesquels — dirigeants presque autant qu’ouvriers — les réflexes de primates, les réactions animales, sont loin d’être dominés, domptés par les éléments d’éducation, instruction, compréhension rationnelles et humanistes. Certes cette primauté de « l’instinctif » (l’intériorisation psychique profonde de l’histoire, de chacun et de tous, onto- et surtout phylo-génèse au sens propre au comportement) est encore plus forte chez les barbares déclarés, les avides de pouvoir : mais chez eux cela se traduit par l’accord politique pour la guerre, derrière leurs batailles par pions interposés ! Or en l’absence de la prise en compte éthologique, cette situation se pérennise et se renforce aujourd’hui : ainsi les tyrans par le fric constituent en 2014 la seule classe qui existe encore, très internationalement — au contraire des fumées de « classe ouvrière » dont nous bassinent des demeurés marxistes : que l’on songe par exemple, en « analyse concrète de la situation concrète », à ce que sont aujourd’hui vis-à-vis de l’OTAN, du groupe de Bilderberg et des relations boursières informatisées, le rôle et le poids des organisations et manifestations communes d’ouvriers philippins et français, ou sud-africains et britanniques !
Alors, et comme on peut le voir tout au long de cet été 1914, l’élan (admirable mais mal guidé) des manifestations et luttes pacifistes n’a aucune chance et guère de force contre la pulsion intériorisée en grande profondeur et en inconscient, la terreur de base de s’écarter de la horde. Les ouvriers réels choisiront d’eux-mêmes d’éviter à tout prix l’accusation terrible de rejet de la horde, les ouvriers choisiront d’eux-mêmes de risquer tout plutôt que d’être vus comme traîtres (à ceux qu’ils côtoient chaque jour et par lesquels ils éprouvent les lignes fortes de leur comportement : dont la patrie) ! Tel est le schéma éthologique, telle est la description de Martin du Gard, tel est le principe d’explication pour la vérité historique.
3. Là-dessus, le cauchemar du premier août 1914 en France est décrit dans le roman tel qu’il fut, avec une hallucinante simplicité. Comme un simple rappel à l’ordre, le pouvoir va proclamer la mobilisation : la publication des affichettes demandera du papier et un peu d’encre, et elle suffira.
On va dire : avec en arrière les matraques et les fusilleurs. On aura tort : ces armes véritables de la répression ne seront pas nécessaires à ce moment-là. Le pouvoir en France se permettra même de déclarer qu’il ne tiendra pas compte des listes de suspects « gauchistes » établies par la police politique (informations tirées de l’espionnage des citoyens : Carnet B — en fait, cette proclamation est un mensonge mais on verra plus loin), car les dirigeants comptent à juste titre sur ce que tout le monde sent bien et que les chefs savent mieux : la force du réflexe d’appartenance au clan intégré, en l’occurrence la nation. Voilà la quintessence.
On peut broder (RMG le fait, durant des centaines de pages, et il sait faire) sur
– les fluctuations de propagandes et de manœuvres des gouvernants et des opposants
– les responsabilités tour à tour évidentes et parfaitement convergentes de tous les fauteurs de guerre avec leurs astuces diplomatiques, « l’Autriche », « la Russie », « l’Allemagne », « la France » ou « l’Angleterre » — en fait non pas ces pays eux-mêmes, mais leurs dirigeants véritables, plus encore que leurs gouvernements : par exemple Viviani n’est que le portier de Poincaré —
– l’assassinat de Jaurès, etc.
Mais tout ce reste est littérature, tandis qu’en fond, de toujours, longtemps avant la guerre de 1914 (ou celle du Péloponnèse), longtemps ensuite (jusqu’à nos jours), les bellicistes ont su se faire des troupes de choc en utilisant les réflexes d’agrégation animale permettant de décharger l’agressivité, contre toute protestation de raison, de justice, de paix, de liberté, de vérité, de démocratie.
Qu’on revoie seulement la figure lumineuse du vieil anarchiste (Mourlan, pp. 509 seqq.), qu’on l’écoute déclarer :
« dans ce pauvre troupeau qu’on voudrait sauver malgré lui, il y a une majorité stupéfiante de casse-cou, de batailleurs […] qui seront les premiers à bondir sur leurs flingots dès qu’on leur aura fait croire qu’un Allemand a passé le poteau frontière […] Chaque type, prends-le à part : c’est généralement un bon bougre […] Mais il y a encore en lui tout un résidu d’instincts carnassiers, destructeurs […] qu’il cache, mais qui le démangent […] L’homme est l’homme, rien à faire ! » :
atroce de netteté et de justesse. C’est simplement aussi vrai en 1914 que depuis longtemps, ou en 2014 avec « la crise ». La lucidité jusqu’ici politiquement la plus payante, cette lucidité (pourtant partielle) qui consiste à saisir l’animalité des foules, n’est pas par nature du côté des pacifistes, et ce n’est certes pas la dialectique létale qui peut leur permettre d’agir juste : dans la réalité russe, ce n’était certes pas Lénine qui pouvait faire aboutir la Révolution ailleurs qu’entre les pattes d’un Staline et de son art cruel à mener des troupes, des troupeaux, derrière de volontiers-petits-chefs soldats comme bureaucrates. Partout,
– en Russie même (chez les Russes, dans les deux camps de la guerre civile, et chez les manipulateurs des armées étrangères à la Pétain-de Gaulle ou Intelligence Service voire « organisations humanitaires » des éternels Etats-Unis : peu savent le rôle de ces « Occidentaux » dans les horreurs des armées blanches, de la réaction)
– bientôt en Allemagne (malgré Rosa Luxemburg, la plus lucide, et le plus douteux Liebknecht)
– puis en France comme en Angleterre ou en Autriche puis en Italie puis jusqu’au Japon et au contraire des illusions d’humanistes, la guerre fera bien sûr revenir le pouvoir, cent fois plus fort, à tous ceux qui étaient « seulement » traîtres à l’humanité, traîtres aux peuples et à presque tous les êtres mais qui savaient tirer profit des divisions par langues, nations, etc. et reprojeter l’accusation primaire, primate, de trahison, contre les défenseurs de la morale humaine universelle (« internationale »).
4. Les vrais vainqueurs et les vrais vaincus de 14-18 sont à voir là :
– les vainqueurs, ceux qui savaient comment on manie les forces historiques, les habitués de politique (non par intelligence, mais par expérience du pouvoir)
– et les vaincus — dont les hâbleurs d’analyse concrète de situation concrète, en fait pressés d’accuser ceux qui cherchaient à comprendre plus avant : ainsi même parmi les humanistes, ce sont les moins lucides et les plus féroces qui l’emportaient, parce qu’en bons « chefs » ils n’hésitaient pas à faire jouer les haines de trahison contre les opposants, « individualiste petit-bourgeois social-traître » — !
5. Comme toujours, le tableau de vérité ainsi brossé fera d’abord contre lui une large unanimité, pour toutes les déraisons affectives possibles : par exemple des arguties sur le thème que tant d’horreur ne peut être que cause de « démobilisation » (« des masses », évidemment). Mais comme toujours aussi, après la constatation commencent au contraire les possibles de dépassement et de lutte. Car le schéma de compréhension éthologique, qui explique l’échec de 1914-2014, donne en même temps les moyens des succès accessibles aujourd’hui : c’est à cela que l’on doit s’attacher. Il faut simplement préciser.
On peut examiner d’abord les raffinements du pouvoir, en mensonges et en décisions, par exemple en France l’affaire effleurée ci-dessus du Carnet B : dans sa pratique, le pouvoir n’a pas manqué de décimer les peuples avec raffinement
– non seulement en envoyant au massacre et au découragement tous les soldats et déjà plus spécialement, par les conseils de guerre, ceux qui restaient attachés à un minimum de respect de la vie — souvent simples révoltés, sur place, des boucheries inimaginables d’inutilité et de sadisme (Nivelle) —
– mais en envoyant préférentiellement en première ligne (et les comptes rendus d’opérations montrent clairement ce que cela veut dire) tous ceux suspectés de lutte anti-capitaliste avant la guerre : ceux repérés par le Carnet B, justement !
C’est ainsi que les maîtres de forges en France, collabos de leurs collègues et cousins de l’autre côté du Rhin, ont pu décapiter pour longtemps l’opposition ouvrière, avant de recommencer en 1940. Nous subissons encore les traces de ces crimes, et l’interdiction gouvernementale demeure de les dénoncer, de par l’institution judiciaire : en France après la Libération, c’est Maurice Kriegel qui fut condamné pour avoir tenté de rappeler dans son journal (Action) ce qu’étaient les Wendel et leurs héritiers, en 1914 comme en 1940 ; et en 2014, Ernest Seillière, « patron des patrons » français aux pires moments de la « mondialisation »-dérégulation-extension du chômage etc., nullement assagi depuis, est fils d’une Wendel !
6. On peut éclairer plus haut et plus loin. Ainsi aujourd’hui, la guerre n’a absolument pas, en France et généralement en Europe, la même prégnance qu’en juillet-août 1914 : or la manipulation des peuples réussit encore presque aussi complètement. Cela prête à rire d’entendre dire « c’est les media » : car enfin quoi, pourquoi ça marche, les média ? question rare… et en attendant, l’emprise du pouvoir continue à ridiculiser les tentatives démocratiques — qui se multiplient pourtant : toute une presse alternative lutte contre des ordures plus ou moins proches des centres de la finance internationale, depuis ses vrais patrons jusqu’aux journaleux-putains-mentales, en passant par les fantoches et marioles des présidences de République ou de Conseil et des parlements-croupions. Mais malheureusement : même en sites alternatifs, on ne parle pas des réflexes animaux des foules ! Autrement dit, pour le moment mais encore de façon pérennisée, les dirigeants savent bien mieux la manipulation du comportement humain (l’éthologie humaine et notamment politique) que leurs adversaires progressistes — en fait depuis 1914 ces dirigeants ont même beaucoup avancé dans leurs techniques, tandis qu’en face les progressistes ont régulièrement régressé —.
De ce constat d’évidence vient l’évidence des issues, dans la lutte pour la démocratie : il faut d’abord dénoncer les brutes criminelles au pouvoir comme guidées et guidant par réflexes animaux, inhumains. C’est de cela qu’il est grand temps que les progressistes s’aperçoivent. C’est cela qui doit être au centre des travaux pour le progrès et la mémoire, l’expérience, l’histoire, l’action. C’est ainsi qu’on devient capable de saisir les procédés qui permettent de surpeupler notre Terre de misère, qui enfoncent dans guerres, massacres et esclavages en 2014, alors que les techniques industrielles, agricoles, médicales, de communication sont encore cent fois plus développées qu’après 1945 — où cinq années suffirent pour effacer les terribles ruines de l’Europe —. Tant qu’on proteste de foi théologique ou dialectique au lieu d’apprendre et enseigner la connaissance à laquelle en fait l’humanité presque entière aspire, la conscience de son identité universelle d’espèce, on ne fait que se ranger dans le jeu des cupides de pouvoir : il faut sortir de cette déviance, et pour cela montrer l’énorme pesanteur de l’animalité dans l’histoire !
C’est le rôle de l’éthologie. Ainsi la confrontation des derniers chapitres de « On Aggression », de Konrad Lorenz, à l’analyse de Martin du Gard, éclaire inimaginablement les déclarations de guerre : pour leur déclenchement, surtout en s’aidant de la multiplication des effets éthologiques par mouvements grégaires, il faut surtout désigner un ennemi — les gourous fascisants le savent, et s’en servent. C’est évidemment pareil aujourd’hui : entre mille exemples, un bon et triste article publié ces jours ici et là sur les sites alternatifs demande, à propos de l’islamophobie, « pourquoi tant de haine ? » mais bien sûr, parce que les diviseurs d’humanité en vivent !
Si les cannibales sociaux demeurent — s’ils peuvent encore accaparer les richesses et étendre la misère dans un monde potentiellement de plus en plus accueillant et dont on peut très bien gérer la population —, c’est qu’ils font se décharger l’agressivité chez les pauvres de façon que les pauvres s’entretuent ; et pour cela partout, toujours, hypocritement sous prétexte de religion d’amour ou ouvertement sous prétexte de nation ou de race, ils instillent la haine, la haine, la haine : qu’on la retourne donc enfin contre eux !
Il y a, bien sûr, des finesses et des perfectionnements. Mais Lorenz a raison de souligner qu’au départ il y a la désignation de l’ennemi. Il faut en reparler, compléter et diffuser de telles analyses, unir dans le savoir, en faire force. C’est désormais à portée de main. On s’en occupe déjà. Qui veut y aider ?
André Avramesco
On trouvera des compléments dans : http://www.mondialisation.ca/comment-les-progressistes-ont-ete-distances-sur-larrierisme-dans-des-domaines-vitaux-du-savoir/5365038
et on peut contacter l’auteur à partir du blog : http://effetsetfaits.blogspot.fr/