Excusez-moi d’être en colère
Joe Biden a rejeté les arguments convaincants de l'auteur en faveur d'une grâce, tout en l'accordant à toute sa famille proche, à un juge véreux et à une foule d'autres personnes.

Je suis en colère en ce moment, et j’ai décidé d’écrire quand même.
Ce n’est un secret pour personne que j’ai appelé le président Joe Biden à me gracier pour la violation, en 2008, de l’obscure loi de 1981 sur la protection du renseignement (Intelligence Identities Act).
Mes arguments en faveur d’une grâce étaient solides. Mais j’ai été ignoré. Et ce bien que Joe Biden ait gracié toute sa famille proche, un juge véreux de Pennsylvanie qui a littéralement vendu des enfants en esclavage, et un espion chinois, en plus d’avoir accordé des “grâces préventives” au général Mark Milley, au docteur Anthony Fauci, et aux membres et au personnel de la commission du 6 janvier.
Permettez-moi tout d’abord d’évoquer un peu le contexte. En décembre 2007, j’ai dénoncé le programme de torture illégal, immoral et contraire à l’éthique de la CIA lors d’une interview diffusée à l’échelle nationale sur ABC News.
J’ai déclaré que la C.I.A. torturait ses prisonniers, que la torture est une politique officielle du gouvernement américain et qu’elle a été personnellement approuvée par le président George W. Bush.
Le ministère de la Justice de Bush a enquêté sur moi de décembre 2007 à décembre 2008 et a déterminé que je n’avais commis aucun crime. En fait, le ministère de la Justice a envoyé à mes avocats un “courrier récusant les poursuites”, soit un refus de lancer une procédure m’incriminant.
Un vieil ennemi de retour
John Brennan, conseiller adjoint à la Sécurité nationale pour la lutte contre le terrorisme, en réunion avec le président Barack Obama dans le bureau ovale, le 4 janvier 2010. (Maison Blanche, © Pete Souza)
Mais quatre semaines plus tard, lorsque Barrack Obama a accédé à la présidence, il a nommé un de mes vieux ennemis, John Brennan, au poste de conseiller adjoint à la sécurité nationale chargé de la lutte contre le terrorisme.
M. Brennan est l’un des fondateurs du programme de torture de la CIA, qu’il a contribué à mettre en place en tant que directeur exécutif adjoint de l’agence. Je ne savais pas que Brennan avait demandé au ministère de la Justice de rouvrir secrètement mon dossier.
Au cours des trois années suivantes, mes téléphones ont été mis sur écoute, mes courriels ont été interceptés et des équipes d’agents du FBI m’ont suivi partout où j’allais.
C’est à cette époque que j’ai travaillé pour John Kerry, lorsqu’il était président de la commission sénatoriale des Affaires étrangères. Il m’avait engagé comme enquêteur principal de la commission, chargé d’examiner les malversations au sein du département d’État.
L’un des grands avantages de ce poste était de pouvoir rencontrer régulièrement des diplomates étrangers et d’échanger des points de vue sur ce qui se passe dans le monde.
En 2010, j’ai reçu un appel d’un diplomate japonais qui s’est présenté comme le numéro 3 de l’ambassade du Japon à Washington, chargé des questions politiques et internationales. Il m’a invité à déjeuner dans un restaurant populaire de Capitol Hill.
Je me souviens très bien de ce déjeuner. Nous avons parlé du processus de paix au Moyen-Orient, ainsi que des élections en Israël et en Turquie. À la fin du déjeuner, le diplomate m’a demandé ce que j’envisageais comme prochaine étape de ma carrière.
Je lui ai dit que j’avais promis à Kerry de le suivre deux ans, que cela faisait déjà deux ans et demi, que j’avais cinq enfants à envoyer à l’université et que j’envisageais de démissionner et d’entrer dans le secteur privé.
Tout excité, il a murmuré :
“Non, ne faites pas ça. Si vous me donnez des informations, je peux vous payer”. J’ai répondu avec incrédulité : “Comment osez-vous me faire une telle proposition ?”
Je suis sorti et je me suis rendu directement au bureau du responsable de la sécurité du Sénat (SSO).
Celui-ci m’a demandé de rédiger un compte rendu complet de ce qui s’était passé et de l’envoyer au F.B.I. Ce que j’ai fait immédiatement.
Le lendemain, deux agents du F.B.I. sont venus me voir dans mon bureau au Dirksen Senate Office Building. J’ai raconté l’histoire et ils m’ont demandé de rappeler le diplomate, de l’inviter à déjeuner et d’essayer de lui faire dire exactement quelles informations il souhaitait obtenir et combien il était prêt à payer pour cela.
Les agents m’ont dit qu’ils seraient à la table voisine et qu’ils écouteraient la conversation.
Le Dirksen Senate Office Building. (ajay_suresh, Wikimedia Commons, CC BY 2.0)
Mais le jour où devait avoir lieu le déjeuner suivant, ils m’ont appelé pour me dire qu’il y avait eu un imprévu, et que je devais organiser le déjeuner moi-même et rédiger un autre mémo. C’est ce que j’ai fait et, sur leur insistance, je l’ai fait une troisième fois, puis une quatrième et une cinquième. À chaque fois, je leur ai envoyé un mémo détaillé de l’entretien.
Lors du dernier déjeuner, le diplomate a déclaré qu’il avait été promu et avait obtenu le “poste de ses rêves”. Il allait devenir chef de mission adjoint à l’ambassade du Japon au Caire. Je lui ai souhaité bonne chance, lui ai serré la main et ne l’ai jamais revu.
Un an plus tard, j’étais en état d’arrestation pour avoir dénoncé les faits, accusé de cinq délits, dont trois d’espionnage.
Dans les 15 000 pages de documents que mes avocats ont reçus du ministère de la Justice, nous avons trouvé trois mémos particulièrement instructifs. Le premier est un message de John Brennan au procureur général Eric Holder :
“Inculpez-le d’espionnage”.
Holder a répondu : “Mon équipe ne pense pas qu’il ait commis des actes d’espionnage”.
Réponse de Brennan : “Inculpez-le quand même, et obligez-le à se défendre”.
Holder en 2014. (Ville de North Charleston, Flickr, CC BY-SA 2.0)
Et c’est ce qu’ils ont fait. Ils m’ont inculpé de trois chefs d’accusation d’espionnage, ont attendu que je perde mon emploi dix mois plus tard, puis ont fini par abandonner les poursuites.
Mais j’ai dû plaider coupable de violation de la loi sur la protection des renseignements d’identité pour classer l’affaire et reprendre le cours de ma vie. J’ai cinq enfants, et je devais me sortir de ce cauchemar.
Plaider coupable a été le seul moyen d’y parvenir. Je devais soit accepter leur offre de 30 mois de prison, soit tenter ma chance contre une inculpation passible de 45 ans.
Un processus défaillant
Depuis, je tente désespérément d’obtenir la grâce présidentielle. Mais le système est complètement défaillant.
Tout d’abord, il y a la procédure officielle de demande de grâce. Vous devez attendre cinq ans après la fin de votre période de probation fédérale, puis vous rendre sur le site Web de l’Office of the U.S. Pardon Attorney, remplir un formulaire électronique détaillé et espérer que tout se passe bien.
La demande de grâce est envoyée au procureur pour avis, puis au juge chargé de l’application de la peine pour examen. Eh bien, devinez quoi ?
Le procureur et le juge chargé de déterminer la peine ne diront presque jamais : “C’est notre faute. Nous n’aurions pas dû le condamner. Nous n’aurions pas dû lui infliger une peine aussi longue. Il devrait être gracié”.
Voilà pourquoi, parmi ceux qui passent par les voies officielles, les très, très rares personnes à obtenir effectivement une grâce ont commis leurs crimes, presque toujours mineurs, plus de 25 ans auparavant.
Les procureurs et les juges sont alors soit morts, soit indifférents. Par conséquent, si vous avez été condamné pour des jeux d’argent illégaux il y a 25 ans, par exemple, vous obtiendrez probablement une grâce. Mais qu’en est-il si vous avez dénoncé le programme de torture de la C.I.A. et que ceux contre lesquelles vous vous êtes battu sont aujourd’hui des commentateurs sur MSNBC et CNN ? Bon courage.
La deuxième manière d’obtenir une grâce est celle que le reste d’entre nous doit suivre. Engagez un avocat, obtenez des lettres de soutien de la part d’amis éminents du président, faites-vous connaître des médias acquis à la cause du président en espérant que tout ira pour le mieux. Ce n’est pas une demande officielle. C’est un travail entre initiés.
Ce qu’il faut en retenir, c’est que l’ensemble du système est défaillant.
Le procureur chargé des grâces devrait être indépendant du ministère de la Justice. Si quelqu’un a mené une vie intègre pendant un certain nombre d’années après sa sortie de prison, il devrait être gracié. La procédure devrait être standard.
Et il devrait être interdit d’organiser des grâces en coulisses au profit de ceux qui ont soit des liens personnels avec le président, soit suffisamment d’argent pour engager des gens proches du président.
En attendant, il faut s’habituer à ce que les gros titres des journaux nous informent qu’un criminel, un fraudeur fiscal fils du président a été gracié, que des terroristes américains ont été graciés ou que le père du gendre du président l’a été aussi (et nommé ambassadeur en France).
Mais tel est le système que nous nous sommes choisi.
John Kiriakou
Article original en anglais : Pardon Me for Being Angry, Consortium News le 22 janvier 2025.
Traduction : Spirit of Free Speech.
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John Kiriakou est un ancien agent de la C.I.A. chargé de la lutte contre le terrorisme et ancien enquêteur principal au sein de la commission des Affaires étrangères du Sénat. John est devenu le sixième lanceur d’alerte inculpé par l’administration Obama en vertu de la loi sur l’espionnage (Espionage Act), une loi conçue pour punir les espions.Il a purgé une peine de 23 mois de prison pour avoir tenté de s’opposer au programme de torture de l’administration Bush.