Fausse bannière japonaise : 18 septembre 1931, l’Incident de Moukden

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Le 18 septembre est un jour particulier pour la Chine – ce jour-là commençait une vaste opération japonaise de conquête du territoire chinois avec une attaque sous fausse bannière. Chaque année, la Chine se remémore cet épisode — et un débat sino-japonais sur bien des points restés obscurs continue à ce jour.

Au début du XXème siècle, la Chine est le terrain de jeu de multiples puissance étrangères, Royaume-Uni et France en tête. A la suite des guerres de l’opium (1856-60) et de la première guerre Sino-japonaise (1895), les grandes villes et les ports tels que Shanghai, Tianjin ou Nankin, divisés en « concessions », ressemblent à des patchworks où, de rue en rue et de quartier en quartier, on traverse différents pays : Autriche-Hongrie, Belgique, France, Italie, Russie, Japon, Royaume-Uni, Allemagne, etc. Chacune de ces concessions étrangères édicte ses propres lois et jouit d’un droit d’extra-territorialité. La Chine a été louée ou conquise par morceaux.1 Parallèlement, le pays souffre d’un handicap culturel : étant données les priorités intellectuelles et pacifistes de ses deux castes dominantes, les fonctionnaires lettrés (les mandarins) et les marchands, ainsi que la méfiance endémique envers un pouvoir corrompu qui pousse son peuple à régler ses problèmes locaux au sein de ses clans (familiaux, villageois, de guilde, de réseau commercial ou de secte bouddhiste ou taoïste) plutôt qu’en appeler aux structures étatiques, il ne se préoccupe que fort peu de son armée. Mal entretenue et dévalorisée, celle-ci n’offre qu’un rempart dérisoire aux appétits étrangers 2 et surtout à ceux du Japon, un pays de tradition guerrière et de plus, surmilitarisé.

Un contexte en forme de casse-tête chinois

1911. La dynastie Qing est renversée par une alliance de bric et de broc qui, si elle s’accorde sur la nécessité d’en finir avec l’empire, de changer de structure étatique, d’unifier la Chine et de ramener les intérêts étrangers sous contrôle chinois, s’écharpe sur les façons d’y arriver : les révolutionnaires veulent une refonte totale de la société alors que les conservateurs préfèrent des structures plus à même de préserver leurs acquis. Au cours de sa première décennie d’existence, la République de Chine se cherche et, dans le contexte d’un pays atomisé, s’avère incapable d’installer un gouvernement central crédible. Des seigneurs de la guerre prennent ou renforcent leur contrôle de larges portions de territoire, le communisme prend de l’ampleur pendant que la classe des marchands s’oriente vers un nationalisme libéral et que d’aucuns rêvent d’une restauration impériale.

En 1927, le Kuomintang (le parti nationaliste de Tchang Kaï-chek) établit son gouvernement à Nankin, élimine les communistes de ses rangs et se fait reconnaître par la communauté internationale ainsi que par la majorité des territoires de la Chine du sud, le nord restant hors de sa portée. La Mandchourie, en particulier, vit sous la coupe d’un seigneur de la guerre, tout comme d’autres régions avec qui le Kuomintang cherche à s’allier, faute de pouvoir les gouverner.

En 1930, le Kuomintang ne contrôle directement que 8% du territoire chinois et seulement 25% de sa population.3 C’est dans ce contexte d’alliances fluctuantes et de querelles intestines que Tchang Kaï-chek va devoir faire front à une menace grandissante, l’invasion de la Chine par le Japon.

L’armée japonaise du Guandong et le dernier empereur

Le lent déclin de la dynastie impériale Qing, qui a régné sur la Chine jusqu’à l’instauration d’une république par le Kuomintang de Sun Yat-sen en 1911, a créé un vide en Mandchourie. La Russie tout autant que le Japon en ont saisi la valeur, aussi bien en termes de ressources que comme zone-tampon entre les deux pays, et ont avancé leur pions dans la région sous la forme d’encore plus de ces « concessions » auxquelles la Chine, prise dans son imbroglio politique interne, n’a pas les moyens de s’opposer. La guerre russo-japonaise de 1904 4 finira par englober la Mandchourie dans la sphère d’influence japonaise, même si elle reste légalement chinoise.

1925. Si la Mandchourie n’est toujours pas colonisée, des troupes japonaises constituées en une armée parallèle nommée « Armée japonaise du Kwantung » (Guandong) 5 y sont affectées depuis 1919 à la surveillance de la concession de la péninsule du Guandong et du réseau ferré sud-mandchourien, dont la capitale mandchoue Moukden est la plate-forme régionale.

L’empereur chinois détrôné Pu-Yi « à la tête » du Mandchoukouo. Pour plus de détails, voir l’excellent film de Bertolucci, Le Dernier empereur (1987).

L’armée japonaise du Guandong a ses propres règles, sa propre hiérarchie et pratique ce qu’elle appelle « l’insubordination loyale », à savoir que, tout en œuvrant activement à la grandeur du Japon, elle ne se sent pas tenue d’obéir à l’empereur plus qu’absolument nécessaire – ou du moins le clame-t-elle. Cette année-là, l’empereur chinois détrôné Pu-Yi 6 est transféré dans la zone japonaise de Tianjin par l’Armée du Guandong, qui compte en faire un empereur fantoche à la tête du Mandchoukouo, un futur État fictif dont il assurera un semblant de légitimité nationale chinoise.

Mais avant d’instaurer son « Mandchoukouo », le Japon doit conquérir l’intégralité de la zone Mandchoue, qui est à ce moment sous le contrôle rigide d’un allié inconstant et manipulateur, le seigneur de la guerre Chang Tso-lin.7 En juin 1928, Chang sera finalement assassiné par le colonel japonais Daisaku Komoto pour laisser place à son fils, un successeur choyé par les Japonais pour son addiction à l’opium qui l’affaiblit et leur permettra de le manipuler à volonté – ou du moins le croient-ils.

A leur grande surprise, une fois intronisé, le fils Chang se révèle âprement patriote, dénonce la mainmise japonaise, met fin aux conflits qui l’opposent au Kuomintang, s’allie à la république de Tchang Kaï-chek et fait exécuter les officiels pro-japonais de son entourage.

Il ne reste à l’armée japonaise du Guandong que l’option du recours à la force militaire.

Comme vu précédemment, l’abondance des ressources naturelles de la Mandchourie et son emplacement de marche frontière aux portes de la Russie soviétique la désignent comme un pivot incontournable de l’expansionnisme japonais en Chine.

Un seul obstacle : l’insuffisance de l’Armée japonaise du Guangdong. Elle ne compte pas plus de 10 400 hommes, ne possède pas d’équipements conséquents et suffit tout juste à accomplir sa mission de surveillance de la concession et de la voie ferrée. De plus, elle agit en franc-tireur, souvent sans autorisation de sa hiérarchie impériale et parfois même en opposition à ses ordres.

En octobre 1928, le colonel Ishiwara Kanji devient commandant des opérations de l’Armée du Guangdong. Un an plus tard, le lieutenant-colonel Itagaki Seishiro le rejoint, et les deux comparses se mettent illico à comploter une invasion de la Mandchourie dont le succès, déterminent-ils, dépendra d’une destruction rapide du QG de Chang Hsueh-liang (le fils Chang) à Moukden.8 Il ne leur manque que deux éléments : l’accord de leur hiérarchie, ou à défaut, un prétexte pour attaquer.

La Mandchourie, entre patriotisme chinois et allégeance résignée au Japon

Le Japon occupant la Corée depuis 1910, la plupart des sujets « japonais » installés en Mandchourie sont en fait des immigrés coréens. Par ailleurs, comme la région compte à elle seule pour 40% du commerce japonais avec la Chine, l’empereur du Japon Hiro-Hito prône la prudence envers les susceptibilités mandchoues et refuse d’entendre parler d’invasion.

Au cours de l’été 1931, des paysans chinois qui refusent de partager leurs terres irrigables mettent en demeure deux cent Coréens, sujets du Japon en Mandchourie, de vider les lieux et les attaquent, sur quoi les Japonais ouvrent le feu sur les Chinois sans faire de victimes, mais les émeutes qui s’ensuivront feront des centaines de morts,9 et les Chinois boycottent les produits japonais. Pour sa part, Tokyo envoie deux espions chargés d’enquêter sur les faits, le capitaine Nakamura Shintaro et un assistant.

Arrêtés « en possession d’opium et de 100 000 yens », Nakamura Shintaro et son acolyte seront exécutés par des hommes de Chang Hsueh-liang,10 qui tentera ensuite d’apaiser les Japonais en promettant une enquête, pendant que la tête de l’armée du Guangdong crie à la « provocation outrancière ».

Les deux conspirateurs de l’armée du Guangdong, le colonel Seishiro Itagaki et le lieutenant-colonel Kanji Ishiwara croient tenir leur opportunité et proposent un plan d’invasion de la Mandchourie au QG de l’armée impériale de Tokyo, qui sera approuvé – mais uniquement à la condition d’un incident majeur dû aux Chinois. Pour l’armée du Guangdong, c’est un retour à la case départ.

Or, la situation se dégrade à vue d’œil pour elle : au début du mois de septembre, le ministre des Affaires étrangères Shidehara envoie un câble au consul-général de Moukden, Hayashi Kyujiro, pour lui demander de « contrôler ces aventuriers », Hiro-Hito demande des mesures spéciales pour brider l’armée du Guangdong, des délégués chinois demandent des sanctions contre le Japon à la Ligue des Nations, Chang fils arrête les responsables du meurtre de Nakamura Shintaro et le ministre de la guerre Jiro Minami dépêche le général Yoshitsugu Tatekawa en Mandchourie dans le but exprès de calmer les ardeurs guerrières de l’armée du Guangdong en leur interdisant toute action sans ordre formel.

Itagaki et Ishiwara n’ont plus le loisir d’atermoyer ou d’attendre une hypothétique attaque chinoise. Il va leur falloir mettre en scène la leur, et vite.

Une attaque sous fausse bannière en forme de théâtre kabuki

Juste avant de partir à Moukden pour y museler l’armée du Guangdong, Tatekawa parle de sa mission à son assistant, le colonel Hashimoto, qui envoie un télégramme à Seishiro Itagaki : un envoyé de l’empereur est en route, il faut agir sans attendre.

Le 18 septembre 1931 à 1 heure de l’après-midi, Tatekawa arrive à Moukden où l’attend Itagaki, qui l’emmène dans un salon de thé, loue les services de geishas et le fait boire. A 9 heures du soir, Tatekawa – qui n’a pas compris la ruse (!) ou a fait semblant de ne pas la comprendre, vaincu par l’alcool, s’endort commodément. Une heure vingt après, le lieutenant Suemori Komoto et une garnison du 29ème régiment d’infanterie font sauter la voie ferrée de la ligne sud-mandchourienne à Liutiaokuo, au nord de Moukden. L’explosion ne fait que des dégâts superficiels qui seront réparés dans les vingt minutes, mais elle suffit.

Le colonel Itagaki convoque immédiatement les officiers de son entourage ainsi que les officiels du consulat, met l’attaque sur le compte des Chinois et parle de représailles dont en réalité, il a déjà donné l’ordre. L’assistant du consul-général japonais insiste sur des négociations, ce qui lui vaut des menaces physiques d’Itagaki.

Cette fois, les officiers de l’Armée du Guangdong ont apparemment dépassé les bornes : non seulement ils ont agi contre les ordres de l’armée impériale, mais en plus, ils ne mettent au courant leur propre commandant en chef, le général Honjo Shigeru, qu’à 11h46, après l’attaque. Mais Ishiwara arrive à panser l’orgueil blessé de son chef et le persuade d’autoriser l’opération rétroactivement.

Des ordres partent : les troupes stationnées à Liaoyang, Yingkow et Fenghuangsheng convergent sur Moukden, et la flotte fait voile de Port Arthur vers Yingkow.

Au cours de la nuit et de la matinée, le conseiller suprême de Chang Hsueh-liang (Chang fils) presse instamment, à maintes reprises, le consulat du Japon de stopper les attaques de l’armée japonaise.

Tous les messages sont communiqués à l’armée. Le consul-général Hayashi Hisajiro appelle lui-même Itagaki plusieurs fois pour lui ordonner de stopper toute activité militaire, mais Itagaki l’ignore superbement et finit même par lui demander de cesser d’interférer avec l’opération. L’Armée japonaise du Guangdong semble incontrôlable.

Tôt le matin, deux pièces d’artillerie ouvrent le feu sur la garnison chinoise des baraquements de Beidaying, « en représailles à l’attaque de la voie ferrée ». La modeste force aérienne de Chang Hsueh-liang est rapidement abattue, et les Japonais attaquent à seulement cinq cent soldats les sept mille hommes de la garnison, des nouveaux conscrits mal entraînés qui tombent comme des mouches ou s’enfuient devant la détermination des troupes expérimentées de Honjo. Les chiffres parlent d’eux-mêmes : 400 victimes du côté chinois, 2 du côté japonais.

Au matin, les forces japonaises occupent Moukden et tiennent douze autres têtes de pont dans la zone.

Zones de la Chine occupées par le Japon : Beige, en 1895. Vert, en 1906. Beige foncé, en 1919, etc. Crédit image http://bhoffert.faculty.noctrl.edu/TEACHING/Meiji.WWII.htm

Des « francs-tireurs » au final bien en cour : une indication de la duplicité impériale japonaise ?

Étant donné le faible nombre des soldats de l’armée du Guangdong et l’ampleur de sa tâche – il s’agit dorénavant de conforter les acquis japonais et de conquérir toute la Mandchourie — le commandant Hayashi Senjuro, chef des troupes japonaises d’occupation en Corée, demande l’autorisation à Tokyo de traverser la frontière, mais le chef d’état-major Kanaya lui répond d’attendre le feu vert impérial : quels que soient l’état ou l’infériorité numérique des troupes en Mandchourie, il est entendu depuis des semaines que Hiro-Hito veut brider l’armée du Guangdong et qu’il souhaitera donc probablement limiter le conflit. Mais pas cette fois. La tentation vainc l’empereur et le 21, l’armée japonaise de Corée entre en Mandchourie.

Le délégué chinois à la Ligue des Nations demande une action immédiate de la part des grandes puissances, en vain. Le 23 septembre 1931, le cabinet de l’empereur approuve les fonds nécessaires aux soldats. Le jour suivant, le gouvernement du Japon déclare à la Ligue des Nations qu’en Mandchourie, le Japon applique une politique « d’autodéfense ».11

Les pays de la Ligue des Nations hésitent entre deux options contradictoires, faire droit aux requêtes de la Chine et protéger leurs intérêts sur place, ou utiliser le Japon comme contrepoids à l’influence soviétique et à la montée du communisme en Chine. Elle finira néanmoins par envoyer une commission d’enquête en Chine – qui mettra un an à rendre ses conclusions – et en 1933, ordonnera au Japon de quitter la Mandchourie. Le Japon préférera quitter la Ligue.12

La voie est ouverte à l’invasion de la Mandchourie et à l’instauration subséquente de l’État fictif du Mandchoukouo, avec la bénédiction du commandement de l’armée impériale japonaise et de Hiro-Hito.

Corinne Autey-Roussel

 

Photo : La commission d’enquête Lytton de la Ligue des Nations, sur place auprès du tronçon de la voie ferrée endommagée de Moukden, 1931.

 

 

Notes

1 Former Foreign Colonies and Concessions in China
http://www.worldstatesmen.org/China_Foreign_colonies.html

2 Military Status in Chinese Society, par Morton H. Fried
http://www.jstor.org/discover/10.2307/2772639?sid=21105636915401&uid=2&uid=4&uid=3738016

3 Modern Chinese History III: The Nanjing Decade 1927-1937
http://www.chinafolio.com/modern-chinese-history-1927-1937/#division-within-the-new-gmd-leadership-and-warlord-challenges

4 The Russo-Japanese War
http://www.fsmitha.com/h2/ch02-6.htm

5 Kwantung Army
http://pwencycl.kgbudge.com/K/w/Kwantung_Army.htm

6 Pu-Yi, le dernier empereur. Notice biographique
http://ww2db.com/person_bio.php?person_id=67

7 Chang Tso-lin, notice
http://www.encyclopedia.com/topic/Chang_Tso-lin.aspx

9 Voir « Wanpaoshan Incident » sur la page. http://ww2db.com/battle_spec.php?battle_id=18

10 The Nakamura Incident Timeline June – September 1931
http://ww2timelines.com/japan/incidents/31nakamuraincident.htm

11 Japan Takes Manchuria 1931-33
http://www.san.beck.org/21-8-ImperialJapan1894-1937.html

12 http://www.johndclare.net/league_of_nations6.htm



Articles Par : Corinne Autey-Roussel

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