Financement des groupes de recherche en défense et politique internationale

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Conséquence du nouvel engouement des médias et du public pour les questions internationales et de défense, la recherche universitaire dans ce domaine vit actuellement une période faste. L’argent afflue des donateurs, privés ou gouvernementaux, et les initiatives de recherche augmentent à un rythme effarant. À l’UQAM, une dizaine de groupes, chaires ou centres de recherche se penchent sur le sujet. Les membres de la Chaire Raoul-Dandurand en études stratégiques et diplomatiques, qui multiplient les interventions à la télévision et dans les journaux, sont certainement les plus notoires ambassadeurs de l’Université dans les médias. Plusieurs lui envient cette notoriété, puisqu’elle facilite les demandes de subventions. «Honnêtement, il n’y a pas de grand secret à notre visibilité. Nous ne produisons peut-être pas beaucoup, mais régulièrement et la qualité est constante. C’est ce qui fait la différence», affirme la responsable des relations publiques à la Chaire, Élisabeth Vallet. Cette omniprésence agace d’autres chercheurs, qui aimeraient que le débat public soit plus ouvert. En 2001, le titulaire de la Chaire de recherche du Canada en politique étrangère et de défense, Stéphane Roussel, a publié une lettre ouverte dans La Presse pour dénoncer cette tendance à citer à tout prix un «expert», peu importe lequel, pourvu qu’il ait un titre, un diplôme et l’air de connaître son sujet. «On serait tenté de dire que, si la restauration a ses fast food, les médias ont leurs experts Minute Rice, prêts en cinq minutes», écrivait-il.

Ces chercheurs qui occupent tout l’espace disponible nuisent au débat public, croit le professeur Michel Chossudovsky, auteur de La mondialisation de la pauvreté et de Guerre et mondialisation. «Ces gens-là sont très en vue dans les médias, mais ils ne font que refléter la position officielle. Ils évacuent toute analyse critique au sein des universités et empêchent les chercheurs qui pourraient être vraiment critiques et indépendants de s’exprimer», déplore celui qui a œuvré comme consultant pour l’ONU et pour des pays en voie de développement. Selon Michel Chossudovsky, même lorsque les différents experts vedettes sont en désaccord, ils demeurent tous à l’intérieur d’un certain cadre dogmatique, qu’ils ne remettent jamais en question. «Certains peuvent être pour ou contre le bouclier antimissile, mais personne ne s’inquiète du fond du problème, qui est l’intégration et la subordination du commandement militaire canadien aux États-Unis.» Le domaine de la recherche subventionnée en matière de défense et de politique internationale n’est pas nécessairement si diversifié idéologiquement, admet le directeur du Groupe de recherche sur l’industrie militaire de l’UQAM, Yves Bélanger. «Il y a effectivement un courant de pensée dominant, celui de la pensée réaliste» En science politique, l’école réaliste conçoit les relations internationales en termes de puissance et d’intérêts. De façon globale, ses adeptes tiennent pour acquis que la guerre et les affrontements sont inévitables, et qu’ils doivent être abordés en fonction des intérêts nationaux plutôt que par le biais d’un ensemble de valeurs ou d’une idéologie.

La main invisible du financement

La plupart des chercheurs refusent de commenter le travail de leurs collègues, pour conserver des relations de travail harmonieuses. Sans vouloir montrer qui que ce soit du doigt, Yves Bélanger admet que les choix idéologiques peuvent teinter la recherche dans le milieu. Il ajoute qu’il existe une différence entre son approche et celle de certains autres chercheurs. «Je n’accepte aucune subvention qui est en lien avec mon sujet de recherche, que ce soit du ministère de la Défense ou d’entreprises de défense. Je ne vois pas comment je pourrais faire mon travail de façon critique, honnête, tout en recevant leur argent. Tant mieux si ceux qu’ils financent arrivent à rester impartiaux. Moi, je sais que ça m’influencerait. Je suis peut-être trop sensible?» Le ministère de la Défense distribue deux millions de dollars par année à des centres de recherche universitaires canadiens. À l’UQAM, le Centre d’études des politiques étrangères et de sécurité (CEPES) reçoit annuellement 120 000 $ du Ministère, soit la majorité de son financement. Alors que ces chiffres sont publics, le CEPES est le seul centre de recherche à avoir refusé de fournir une copie de son rapport annuel à Montréal Campus. «Ce n’est pas le genre de choses qu’on voudrait voir détaillé dans un article», affirme l’adjointe au directeur du CEPES, Mélanie Pouliotte. Elle souligne toutefois que le Ministère n’a jamais fait de pressions pour que le Centre adopte une ligne de pensée particulière.

Agent des politiques du ministère de la Défense nationale, Philippe Lafortune abonde dans le même sens. «Chaque cinq ans, un centre de recherche peut postuler pour du financement. Chaque université a le droit d’envoyer une proposition. Ce n’est pas le Ministère qui choisit, mais un comité formé d’universitaires, pour dépolitiser au maximum le processus.» Ironiquement, l’identité des membres de ce comité est gardée secrète. Si le gouvernement ne fait pas pression sur les chercheurs, c’est qu’il n’a pas besoin de le faire, réplique Michel Chossudovsky. «Ils sont déjà biaisés pour la plupart. Il n’y a pas grand-chose d’indépendant là-dedans. S’ils ont été choisis, ce n’est pas pour rien; ils partagent la vision des gens au pouvoir.» L’auteur ne croit pas que les pouvoirs publics acceptent de subventionner la recherche vraiment critique. Il a d’ailleurs réalisé une étude pour l’Agence canadienne de développement international (ACDI), qui a été abandonnée en cours de route, car l’organisme était en désaccord avec la direction que prenaient les travaux.

Un milieu tricoté serré

Les liens entre la Défense nationale et les universités ne se limitent pas qu’aux subventions directes. Plusieurs colloques et conférences sont aussi financés sur une base ponctuelle. À l’UQAM, la Chaire du Canada en politique étrangère et de défense canadienne organise des visites au ministère de la Défense et au Service canadien de renseignement de sécurité (SCRS, les services secrets canadiens) pour les étudiants des cycles supérieurs intéressés à y faire carrière. Le titulaire de la Chaire Raoul-Dandurand, Charles-Philippe David, est quand à lui un ancien enseignant au Collège militaire de Saint-Jean.

Certains refusent par principe l’argent de la Défense nationale, mais d’autres croient qu’il faut saisir toutes les opportunités de financement de la recherche universitaire. Le journaliste spécialiste des questions militaires Normand Lester est de ceux-là. «S’il y a quelqu’un qui est méfiant face au gouvernement fédéral, c’est bien moi, lance celui qui a publié trois tomes du Livre noir du Canada anglais. Pourtant, dans la mesure où tout se fait de façon ouverte, j’aime autant que l’argent vienne au Québec.» Le journaliste ajoute que les études secrètes ou très controversées sont de toute façon réalisées à l’interne par les employés de la Défense nationale. «Ils savent que, s’ils donnaient un contrat à l’UQAM sur la façon dont l’armée pourrait occuper le Québec, ça ferait beaucoup trop de bruit!»

Le Ministère a amplement les moyens de mener ses recherches par lui-même, confirme Philippe Lafortune. «Je ne veux pas minimiser les travaux en milieu universitaire, mais le budget que nous leur donnons, deux millions, représente peu de choses. Ici, nous avons des budgets de recherche beaucoup plus élevés.» En effet, même avec l’appui de mécènes comme Power Corporation et la Banque Laurentienne, un organisme comme la Chaire Raoul-Dandurand n’a aucune commune mesure avec la gigantesque machine de la Défense nationale. Malheureusement pour l’opinion publique avide de connaissances, les recherches de cette dernière sont accessibles seulement aux initiés. 



Articles Par : Vincent Larouche

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