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FRANCOPHONIE : Que peut faire de plus l’Algérie ?
Par Chems Eddine Chitour
Mondialisation.ca, 12 septembre 2012

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«Je souhaite que davantage de Français prennent en partage la langue arabe par laquelle s’expriment tant de valeurs de civilisation et de valeurs spirituelles…»

 (Nicolas Sarkozy, Discours de Constantine du 5 décembre 2007)

 

Madame Yamina Benguigui, ministre chargée de la Francophonie, a fait le déplacement à Alger pour inviter l’Algérie au sommet de la Francophonie. Elle n’a pas caché son souhait que l’Algérie entre dans l’Organisation internationale de la Francophonie. Ce que notre pays a toujours refusé. La ministre est consciente de cet écueil car elle admet qu’«on ne peut effacer l’Histoire, je comprends que ce pays n’en soit pas encore membre». C’était dans un entretien publié par l’hebdomadaire Jeune Afrique. Elle tire des leçons des agissements du précédent gouvernement français qui a été, selon elle, «très maladroit». «Nous devons à présent faire des gestes» pour apaiser les relations entre la France et l’Algérie, a-t-elle dit.

Nous allons expliquer ce que c’est ce que la Francophonie, ensuite nous recenserons les écueils, nous tenterons ensuite de faire des propositions, qui, faut-il rappeler, est un pur exercice intellectuel qui n’a pas de privilège, l’auteur n’étant pas dans le secret des dieux.

Qu’est-ce que la Francophonie?

Le terme francophonie désigne l’ensemble des gouvernements, pays ou instances officielles qui ont en commun l’usage du français dans leurs travaux ou leurs échanges. La carte de la francophonie se confond largement avec celle de l’expansion coloniale française. C’est donc par sa langue qu’aujourd’hui la France est présente sur tous les continents. C’est la dixième langue, avec 170 millions de francophones dans le monde contre plus de 500 millions de locuteurs de l’espagnol et du portugais. L’Organisation internationale de la Francophonie (OIF) comprend 53 membres et 10 observateurs. Dès le début des années 1960, des chefs d’État, des anciennes colonies françaises, comme le Sénégalais Léopold Senghor, proposent de regrouper les pays nouvellement indépendants, désireux de poursuivre avec la France des relations fondées sur des affinités culturelles et linguistiques. La Francophonie naît officiellement en 1970, à la conférence de Niamey. En 1986, la Conférence des chefs d’État et de gouvernement des pays ayant en commun l’usage du français, se réunit pour la première fois à Versailles. (…) Ses institutions se sont multipliées et, peu à peu, le champ d’action des différentes institutions francophones sera élargi bien au-delà du seul objectif culturel en s’occupant de solidarité économique, de questions d’écologie, de problèmes d’éducation et de formation, des problèmes de développement, de démocratie politique et des conflits ethniques. «La Francophonie, consciente des liens que crée entre ses membres le partage de la langue française et souhaitant les utiliser au service de la paix, de la coopération et du développement, a pour objectifs d’aider: à l’instauration et au développement de la démocratie, à la prévention des conflits et au soutien à l’État de droit et aux droits de l’homme, à l’intensification du dialogue des cultures et des civilisations. (1)

La Francophonie peut elle freiner le déclin de la langue française ?

C’est un fait, et de l’avis de plusieurs spécialistes, la langue française perd du terrain : «Cependant, l’usage du français dans les sciences tombe en désuétude, la moitié des publications scientifiques est en anglais, seulement 7% en français. Aux Nations unies, le français bataille pour garder son rang: aujourd’hui, seulement 14% des discours sont tenus en français, plus de la moitié le sont en anglais. L’écart entre les deux langues se creuse aussi à l’Union européenne, notamment dans la rédaction des rapports de la Commission, et ce phénomène s’est accentué depuis l’entrée des dix nouveaux pays membres qui parlent plutôt l’anglais. La domination de l’anglais sur les ondes, est aussi avérée. (1)

Dans le même ordre, Luis Pinhas décrit la genèse de ce combat contre l’hégémonie de la vulgate planétaire pour reprendre le mot de Bourdieu. Ecoutons-le: «Le français, langue vivante», des termes de «francophone» et de «francophonie». L’on feint, en effet, parfois d’oublier que leur apparition, sous la plume d’Onésime Reclus, s’est produite à un autre moment où la France s’interrogeait sur sa grandeur et s’inscrivait dans une réflexion sur la question coloniale, comme l’on ignore trop souvent l’obsession démographique qui présidait à la pensée du géographe. (..) Si l’on se penche à présent sur le discours originel de la francophonie tel qu’il apparaît dans les écrits d’Onésime Reclus, une autre ambivalence se remarque. (…) » (2)

«  Après la défaite de Sedan et la perte de l’Alsace-Lorraine. Il se fait donc, au cours des années 1880, l’un des théoriciens de la politique coloniale alors défendue par Jules Ferry. Les premières occurrences connues des termes «francophone» et «francophonie» apparaissent précisément dès 1880, dans un ouvrage intitulé France, Algérie et colonies, dans lequel le géographe, après avoir rappelé l’essor de la langue française au cours du passé, s’attache à établir le décompte minutieux des locuteurs de la langue française à travers le monde. Cette obsession est particulièrement visible dans Lâchons l’Asie, prenons l’Afrique (1904), dont le sous-titre significatif pose les questions: «Où renaître? Et comment durer?». Les attaques contre «l’ennemi américain», pour reprendre le titre d’un ouvrage de Philippe Roger, atteignent leur acmé, lorsque René Étiemble publie Parlez-vous franglais? Les excès de ce livre n’en témoignent pas moins d’une position plus ou moins diffuse, non isolée et dont la postérité est assurée par différents écrits. (…) Si le champ de bataille est principalement linguistique, disent en substance les tenants de cette ligne qui ne répugnent pas au langage guerrier, c’est que la langue gouverne la pensée et que dominer la première revient à diriger la seconde. Bref, comme l’écrit dans l’esprit Dominique Noguez, l’avoir met l’être à l’étouffoir.(2)

Qu’en est il du  déclin de la langue arabe en France ?

Dans le même ordre  l’un des vecteurs de l’acculturation croisée , en l’occurrence la langue arabe , perd elle aussi du terrain en France . Que reste-t-il du voeu pieux de Nicolas Sarkozy à l’endroit de la langue arabe cité en préambule? Bien que le sort de la langue arabe est de la responsabilité des tous les pays qui ont en commun l’usage de l’arabe,  nous ne pouvons pas ne pas penser au sort de la langue arabe, par réciprocité.

Dans une contribution en 2010, à l’occasion du 40e anniversaire de la francophonie, nous écrivions: «Qu’est-il justement de l’arabe et de sa destinée en France comparativement au statut de la langue française dans le monde? Pendant longtemps, l’enseignement de l’arabe s’est fait naturellement tant que la demande était faible et que la politique ne s’en mêlait pas. L’enseignement de la langue arabe est ancien sur le territoire français. Il remonte à l’époque de François 1er. L’agrégation d’arabe fut créée en 1905. A l’époque, l’enseignement de l’arabe était essentiellement lié au phénomène colonial. Durant la période coloniale, sur le territoire algérien, qui était alors divisé en trois départements français, la politique «intégro-assimilationniste» de la puissance coloniale fut en grande partie menée contre la langue arabe. Après la décolonisation, la langue arabe continua d’être enseignée et en 1975 le Capes d’arabe fut créé. Mais d’une manière générale, il n’y eut jamais de réelle volonté politique de développer l’apprentissage de l’arabe dans l’enseignement secondaire français. Et cette affirmation nous semble de plus en plus vraie. Depuis, l’arabe semble appelé à connaître un déclin inéluctable. Dans le courant des années 1990, sous l’action conjuguée d’une actualité internationale où le Proche-Orient se taille la part du lion et de la visibilité accrue de la jeune génération de Français issus de l’émigration maghrébine, l’enseignement de l’arabe devient victime de choix idéologiques et de politiques qui créent un sentiment de précarité chez les élèves, étudiants et professeurs, et contribue à donner à cette discipline l’image d’une matière «à risque» où les débouchés peuvent s’élargir prodigieusement ou se tarir d’une année à l’autre. (3)

« En 2005, la session du Capes d’arabe a été supprimée. Cette mesure est une régression notable dans l’enseignement d’une langue qui ne fut jamais vraiment promue au sein de l’institution scolaire française. Pourtant, la langue arabe ne peut pas être considérée comme une langue «rare» puisqu’elle est parlée par plus de 250 millions d’individus dans le monde et qu’elle est la langue officielle de plus de vingt pays. De fait, l’éducation nationale ne couvrirait que 15% des demandes d’apprentissage de la langue arabe. Les 85% restants étudieraient cette langue dans des structures privées ou associatives, ou encore dans les Elco (institutions dépendant de pays arabophones ayant passé des contrats avec la France). (…) Le 5 décembre 2007, à l’occasion d’une visite d’Etat en Algérie, Nicolas Sarkozy prononce un discours dans lequel il déclare: «En 2008, j’organiserai en France les Assises de l’enseignement de la langue et de la culture arabes, parce que c’est en apprenant chacun la langue et la culture de l’autre que nos enfants apprendront à se connaître et à se comprendre. Parce que la pluralité des langues et des cultures est une richesse qu’il nous faut à tout prix préserver.» L’éducation nationale en France considère que l’arabe est une langue étrangère alors qu’elle fait partie intégrante du patrimoine culturel de millions de Français. Elle est usitée dans les familles, dans les cages d’escaliers, dans les quartiers. Elle domine dans les banlieues, dans les prisons. Pourtant, elle n’est pas enseignée à l’école primaire, elle est marginalisée au lycée, elle est réservée à une élite, à l’université. L’arabe en France est la langue des sous-scolarisés et des savants.» (3)

Tout est à faire de ce point de vue et le développement de la langue arabe qui se trouve être une matrice originelle de beaucoup de français contribuerait ,à une plus  grande sérénité.

Etat des lieux de l’usage du français  en Algérie

Avant 1962 l’enseignement du français   à dose homéopathique faisait que les Algériens étaient des voleurs de feu selon l’élégante expression de Jean Amrouche.  On dit que les Algériens sont comme monsieur Jourdain ils font de la prose sans le savoir, ils «font de la francophonie» sans le savoir. Ils contribuent lourdement et efficacement au rayonnement de la langue française sans y émarger ou attendre un quelconque subside. Les Algériens font autant pour la diffusion de la langue française -belle langue au demeurant- que plusieurs pays faisant partie de la liste des pays francophones sans plus mais qui, au premier vent défavorable, tournent casaque, comme c’est le cas des pays de l’Est ou des pays anglophones. L’usage du français – véritable butin de guerre que nous avons préservé  à notre corps défendant – est quotidien. Cependant, L’Algérie n’a pas attendu l’avènement de la Francophonie pour entretenir la flamme de la présence dans le monde. Qu’on se le dise!

C’est un lieu commun que de dire que l’Algérie est le deuxième pays francophone. Qu’est-ce que cela veut dire au juste? C’est d’abord l’enseignement du français depuis l’indépendance d’une façon intensive avec des fortunes diverses mais tout de même déterminée à telle enseigne qu’il y avait à l’indépendance moins de cent mille francophones- il y a de nos jours plus de 10 millions qui, d’une façon ou d’une autre, parlent le français de Voltaire C’est le rai, le cinéma… C’est toute la littérature algérienne d’expression française, c’est une cinquantaine de quotidiens francophones, c’est 80% des vols des Algériens vers la France, c’est des milliards de dollars pour le tourisme c’est enfin le marché algérien qui fait que la France est le deuxième partenaire depuis l’indépendance malgré toutes les vicissitudes. Quand on parle français, on consomme français, on roule français et ceci malgré la mondialisation. De la même manière, la culture francophone est toujours prégnante, notamment dans la fonction publique que nous avons héritée pour le meilleur et pour le pire, la littérature, musique, arts plastiques, cinéma, la mode vestimentaire. La culture quotidienne se fait aussi francophone: décoration, matériaux, bijoux.

Enfin, il ne faut pas cacher la réalité; des dizaines de milliers d’universitaires, ingénieurs, médecins… s’installent avec certes, des fortunes diverses en France, participant de ce fait au dynamisme scientifique de la France et ceci sans que la France n’ait déboursé un maravédi à l’Algérie qu’il faut rappeler et les normes de l’Unesco l’attestent, près de 100.000 dollars pour la formation d’un universitaire. Mieux encore, l’Algérie participe enfin à l’enrichissement de la langue française en y apportant de nouveaux mots qui ont été adoptés. Cette acculturation croisée est peut-être un signe que la vitalité d’une langue a besoin de sang exogène pour conjurer son dépérissement. Malgré cela, la France des arts, des armes et des lois fait une sélection incompréhensible. Il nous parait qu’il est plus facile d’obtenir un visa commercial qu’un visa pour les intellectuels, notamment les enseignants.

Que peut faire de plus l’Algérie pour la Francophonie?

Tout d’abord et pour toutes les raisons, deuxième pays francophone, pays arabopone et amazighophone, l’Algérie ne doit pas être traitée comme les autres pays pour ce qu’elle fait pour la langue française en tant que patrimoine de l’humanité autant qu’un autre pays francophone… la France. Sans être dans le secret des dieux en tant qu’universitaire qui, pendant une trentaine d’années, enseigne en français, je pense que la France- par-delà les gouvernants de passage- doit développer une relation spéciale avec l’Algérie au nom de l’histoire des liens de sang tissés, du sang versé sans rapport dominant dominé mais avec une parole désarmée et une réelle volonté de faire un aggiornamento de notre histoire commune.

Quand Mitterrand a inauguré la Bibliothèque d’Alexandrie, les députés égyptiens qui se sont fait traduire son discours, l’ont acclamé debout. Sans faire un fonds de commerce de la repentance; qu’en est-il de la dette de la France vis-à-vis des millions d’Algériennes et d’Algériens qui, qu’on le veuille ou non, font plus pour la langue française que des dizaines de pays qui émargent au râtelier de la Francophonie? Cette dette est intemporelle et il faudra bien qu’un jour «on rende à César ce qui appartient à César», en reconnaissant à l’Algérie un rôle majeur dans la diffusion du français.

Cette dette morale  peut se décliner d’une façon apaisée d’abord, par la construction d’une grande bibliothèque numérique à l’image de la Bibliothèque d’Alexandrie comme acompte, il faut bien le dire de celles que l’armée d’invasion a brûlées à titre d’exemple et rapporté par Adrien Berbrugger, qui nous apprend que chaque soudard voulait avoir «son Coran» et que faute de bois, on allumait le feu avec les ouvrages… lors du carnage de la ville de Constantine mais aussi celle que nous a laissée l’OAS un jour de juin 1962, croyant, de ce fait, après avoir tenté de briser les corps, réduire le peuple algérien à sa plus simple expression culturelle. Il faut militer pour une égale dignité, qui tourne le dos aux relents coloniaux de la Franceafrique.

Il y a là du grain à moudre pour deux pays complémentaires du point de vue linguistique avec une reconsidération du sort de la langue arabe, mais aussi sur d’autres plans scientifiques, économiques où le bon sens et l’intérêt réciproque bien compris devraient nous inciter à revoir de fond en comble nos relations. C’est à ce titre que l’Algérie et la France iront réellement de l’avant.

 

Professeur émérite Chems  Eddine Chitour

Ecole Polytechnique enp-edu.dz

 

1.http://www.atuttascuola.it/francophonie/index.htm

2.Luc Pinhas La francophonie, le français, son génie et son déclin http://dhfles.revues.org/101

3.Chitour Chems Eddine: La francophonie et l’arabophonie www.alterinfo.net 22 Mai 2010

 

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