Fraude médicale – La vérité n’a pas besoin de déguisement

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 » alt= »Depuis des années, d’aucuns dénoncent une pratique qui laisse des experts reconnus signer des articles scientifiques sur des recherches qu’ils n’ont ni conçues ni conclues eux-mêmes. Médecins et patients peuvent ainsi être induits en erreur sur l’efficacité, par exemple, de certains médicaments.
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Photo : Agence Reuters Lucas Jackson
Depuis des années, d’aucuns dénoncent une pratique qui laisse des experts reconnus signer des articles scientifiques sur des recherches qu’ils n’ont ni conçues ni conclues eux-mêmes. Médecins et patients peuvent ainsi être induits en erreur sur l’efficacité, par exemple, de certains médicaments.

Le diagnostic que vous craigniez tant tombe: vous souffrez d’un mal qui vous rendra la vie insupportable. Mais, ô miracle, une revue médicale le confirme — sous la signature d’un expert —, un médicament vous soulagera bientôt de ce dont vous souffrez. Sitôt compris, sitôt prescrit. Une vie nouvelle commence. Vous prenez fidèlement le produit. Or, quelques années plus tard, on vous déclare atteint d’un problème sérieux, qui risque d’abréger vos jours. Vous en parlez aussitôt à un professionnel de confiance.

Votre oncle, vieil omnipraticien d’expérience, se demande si votre médecin traitant n’a pas été victime d’un coup de publicité d’une pharmaceutique. L’auteur de l’article sur le produit miracle était-il vraiment le chercheur qui l’a mis au point? Le texte prometteur n’a-t-il pas plutôt été préparé par un rédacteur anonyme à la solde du fabricant? Les tests cliniques étaient-ils concluants? Bref, la revue qui a publié la «percée» scientifique n’aurait-elle pas été dupée par la renommée de l’«auteur»?

Vous tombez des nues. Or, depuis des années, d’aucuns dénoncent une pratique qui laisse des experts reconnus signer des articles scientifiques sur des recherches qu’ils n’ont ni conçues ni conclues eux-mêmes. Certes, pour contrecarrer un tel manque d’éthique, des journaux médicaux ont parfois établi une procédure déclaratoire sur l’intégrité des textes. Néanmoins, si les auteurs fictifs ne manquent pas, les vraies sanctions à leur égard s’avèrent plutôt rares.

Il faut dire que la tentation est forte. Outre des «honoraires» non négligeables, un pareil auteur ajoute à sa renommée, laquelle ouvre la voie aux promotions, subventions et autres reconnaissances. Ce n’est pas son commanditaire qui va le dénoncer, ni le rédacteur anonyme, qui écrit pour le même employeur. Il aura fallu des procès pour que cette vérité éclate. Tel fabricant osera plaider que son produit n’était pour rien dans le malheur du plaignant. Mais on ne peut plus cacher l’arnaque promotionnelle.

Les victimes d’une telle pratique sont plus nombreuses qu’on est porté à le croire. Le médecin qui se fie aux revues scientifiques est ainsi induit en erreur. D’autres patients risquent alors de souffrir d’un même traitement déficient. La recherche elle-même est contaminée par ces évaluations qui ne respectent pas les critères d’une validation indépendante. Un journal médical, convoité pour sa crédibilité, publiera ces informations tendancieuses au prix de sa propre réputation. Sans parler des gens et des organisations qui font les frais de semblables «coûts» de santé.

Pourquoi ?

Or, deux professeurs de l’Université de Toronto, Simon Stern, de la Faculté de droit, et son collègue Trudo Lemmens, qui enseigne aussi en médecine, se sont demandé pourquoi les journaux médicaux, les universités, les ordres professionnels semblaient le plus souvent impuissants à enrayer la pratique des auteurs fictifs et des rédacteurs cachés. Crainte d’être entraînés dans un scandale? de perdre du prestige? de risquer de commettre une injustice?

Au terme d’une étude de procès aux États-Unis, ces juristes ont trouvé une décision de la Cour suprême qui a tranché une affaire de «ghostwriting». Une compagnie avait gagné une contestation judiciaire grâce à un article «prouvant» qu’elle était bien l’inventeur d’un procédé qu’elle avait breveté. Or, bien qu’une sommité l’ait signé, l’article «scientifique» était de son cru. La Cour suprême n’a pas apprécié qu’on trompe ainsi les tribunaux. La compagnie (Hartford Empire) et ses avocats perdirent leur cause. C’était en 1944.

Dans la même affaire, la compagnie avait prétendu que le contenu de l’article était vrai, indépendamment de son attribution controversée. La Cour américaine n’en a fait qu’une bouchée. «La vérité n’a pas besoin de déguisement, a-t-elle statué. Même vrai, l’article aurait dû tenir ou tomber sous le seul titre qu’on aurait honnêtement dû lui donner, soit un sommaire préparé pour Hartford par ses agents, ses avocats et ses collaborateurs.» On ne saurait trouver plus clair principe de publication scientifique.

Stern et Lemmens croient avoir trouvé dans cette jurisprudence le moyen de rendre plus efficace la prévention de cette malhonnêteté intellectuelle. Quand les complices de ce genre de communication — auteurs fictifs, rédacteurs complaisants, commanditaires cupides — seront traités comme les fraudeurs qu’ils sont, ils y penseront peut-être à deux fois avant de s’engager dans une voie devenue plus périlleuse. Dès lors, ni la vérité scientifique ni le service du public ne sauront plus masquer ni excuser un tel mépris du devoir professionnel.

Un double enjeu

Des commentateurs ont trouvé que les juristes de l’Université de Toronto poussent leur analyse trop loin. Peut-on, en effet, suggérer que cette pratique pourrait aussi être attaquée en vertu d’une loi comme celle qui permet, aux États-Unis, de réprimer le crime organisé? Le Globe and Mail en doute. Pourtant, dans le cas présent, la comparaison avec cette honorable criminalité est frappante. Une telle tromperie n’a rien d’une peccadille ni d’une incartade individuelle. Des entreprises et des professionnels l’ont érigée en système aux dépens d’institutions vitales pour le progrès scientifique et la santé publique.

On s’étonnera, au contraire, que ce double enjeu d’intégrité scientifique et de santé publique ne retienne pas davantage l’attention des médias. Rarement la maladie et la santé auront été si grossièrement exploitées, à grand renfort de publicité, précisément sous le couvert de l’approbation médicale. Quand un pont tombe, le mal est public. Mais si un médicament vous tue, c’est «le style de vie» qui serait en cause? Cherchez l’erreur.

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Jean-Claude Leclerc enseigne le journalisme à l’Université de Montréal.



Articles Par : Jean-Claude Leclerc

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