Gorbatchev : « Nous sommes au déclin de l’empire américain »
Interview
Sur les écrans de CNN, Mikhail Gorbatchev regarde défiler les chiffres de la catastrophe financière américaine (étasunienne, NdT) qui se propage dans les Bourses du monde entier. Rien de réjouissant mais il n’arrive pas à retenir un petit ricanement. « Ça, ils ne pourront pas dire que c’est la faute du communisme. Ou de la Russie. Ils se le sont fabriqués tous seuls, de leurs propres mains. Le prestige des Etats-Unis en sort démoli, et le modèle économique et social qu’ils ont enseigné au monde entier aussi, avec leur globalisation sauvage ».
Aux nombreux journalistes qui l’assaillent de questions sur la crise financière, sur la « nouvelle guerre froide », sur la Russie de Poutine et de Medvedev, l’ex-président soviétique ne manque pas de faire remarquer que l’idée même de la rencontre de Venise San Servolo : « Environnement : de l’alarme globale à l’alerte pour les médias » est la preuve que de nombreuses choses auraient pu se prévoir et furent de fait prévues. La naissance, à Bosco Marengo et à Turin, du « Forum de la politique mondiale », il y a cinq ans, répondait justement à l’intuition que nous nous trouvions à la veille d’une grande crise mondiale.
Il était très clair dès alors que le modèle de la globalisation américaine n’était pas durable –dit-il dans son intervention d’ouverture- et qu’il allait donner lieu à une série de convulsions systémiques. Cette crise financière, qui aura rapidement des effets dévastateurs sur l’économie mondiale, n’est pas seule. Il y en a d’autres, simultanées, qui sont en train d’émerger à une vitesse croissante : la crise énergétique, celle de l’eau, alimentaire, démographique, du changement climatique, de la dévastation des écosystèmes. J’avais dit à l’époque des choses qu’on n’a pas écoutées : que, pour affronter les dangers qui se profilaient -et qu’on ne vienne pas me dire que ça n’était pas prévisible- il aurait été indispensable de construire une nouvelle architecture pour les institutions internationales, étant bien évident que celle que nous avons n’est pas en mesure d’y faire face.
Par exemple, Mikhaïl Sergeevic ?
Voyez la figure misérable du Fonds Monétaire International, qui a disparu dans les brumes de la panique des Bourses, débordé par l’impressionnante immensité du désastre financier. Mais ce n’est qu’un exemple. Le fait est que cette nouvelle architecture présupposait la reconnaissance de la pluralité du monde après la fin de l’URSS. C’est-à-dire que, une fois l’URSS disparue, il y avait de puissants sujets qui auraient voulu jouer un rôle actif : Chine, Inde, Brésil, Afrique du Sud, Indonésie et, évidemment, la Russie. Et à Washington, au contraire, on a choisi la voie la plus facile, celle de l’empire. Ils ont pensé pouvoir, devoir même, décider tout seuls et pour tout le monde. Naturellement en créant de la richesse pour eux, en s’endettant, en imprimant des dizaines, peut-être des centaines de milliards de dollars sans aucune autre couverture que leur puissance militaire. Maintenant nous touchons du doigt que le monde unipolaire a échoué. Parce que, en plus du fait d’être profondément injuste, il était et reste politiquement irréaliste et physiquement insoutenable.
Qu’entendez-vous par physiquement insoutenable ?
Qu’il est en opposition aux lois de la physique et de la chimie, parce qu’il ne peut pas y avoir de développement infini dans un système de ressources limitées. Et le modèle turbo-capitaliste est entièrement construit sur les illusions d’infinités inexistantes. On ne peut pas compter sur un profit en croissance à tous prix, parce qu’à un moment donné la courbe s’infléchira. On ne peut pas pousser à une consommation en croissance illimitée parce que les ressources sont définies, à commencer par les ressources énergétiques. Parce qu’en utilisant les énergies fossiles aux rythmes forcenés actuels, nous libérons d’énormes quantités de CO2, et nous réchauffons la planète bien au-delà des limites d’équilibres qui, pour se former, ont mis plusieurs milliards d’années.
Donc, que faire ?
Changer de modèle, tant qu’il en est encore temps. Le marché sans règles a été un désastre, le néo-libéralisme s’est révélé être une tromperie globale.
Mais cela implique des mutations gigantesques dans les habitudes et les conditions de vie de milliards de personnes…
Il y a deux façons d’affronter le problème. La première est de « taire la vérité » et différer des décisions qu’on sait être impopulaires. Et cela empêchera les gens de comprendre et de commencer à modifier leur propre façon de vivre et, par conséquent, favorisera l’arrivée d’autres crises dévastatrices. Ou bien commencer à dire la vérité et organiser sagement, c’est-à-dire en temps voulu, le changement. Il faut une glasnost mondiale.
Mais comment peut-on faire ?
Le Forum de la Politique mondiale, avec le Club de Rome, la Province de Venise et le ministère de l’Environnement, ont lancé une réflexion qui veut impliquer d’importants opérateurs médiatiques. Les médias peuvent être un puissant véhicule d’information et de formation de l’opinion publique. Mais ils devront eux-mêmes changer parce qu’à ce jour, le message qu’ils diffusent est totalement contraire à toute perspective de durabilité. Je fais référence en premier lieu à la publicité.
Vous voyez un rapport entre ces crises et les nouvelles tensions internationales et un retour à la guerre froide ?
Il y a un rapport indirect mais évident. De nouveaux puissants sujets internationaux, pensez à la Russie et à la Chine, agissent désormais sur la scène mondiale. Leurs intérêts ne coïncident pas et ne sont pas reconductibles avec ceux des Etats-Unis. Les règles de ces derniers ne peuvent pas être imposés aux premiers. La guerre de la Géorgie contre l’Ossétie du sud est un exemple de la façon dont on a essayé d’imposer à la Russie les règles de l’Empire. Ça a mal tourné pour l‘Empire.
Vous voulez dire que la Russie, dorénavant, va adopter une attitude dure ?
La Russie est ouverte au dialogue, mais elle se fermera face à des choses qu’on voudra lui imposer. Une nouvelle conférence pour la sécurité collective est indispensable, qui conduise à quelque forme de conseil européen de sécurité, doté de pouvoirs et même de forces d’interposition. Il faut lancer ce processus, éviter des coups unilatéraux, des actes de force, un élargissement d’alliances militaires (je parle évidemment de l’OTAN) et renoncer à l’installation de nouveaux systèmes d’armes (je parle évidemment des missiles Usa en Pologne et du radar en République Tchèque).
Quelle opinion avez-vous de Poutine ?
Il a fait quelques erreurs, mais l’on doit tenir compte du fait qu’il a hérité de Eltsine un pays collapsé. Sommes toutes, il me semble que le positif dépasse le négatif, et de beaucoup. Nous devrions lui en être reconnaissants.
Mais on ne parle pas de démocratie en Russie.
Après le comportement indécent des médias occidentaux sur l’agression de la Géorgie contre l’Ossétie du Sud, je pense que la prétention occidentale à vouloir enseigner la démocratie à la Russie doit être redimensionnée. Les occidentaux et les Européens devraient apprendre à avoir un peu de patience, ne serait-ce que pour le fait qu’ils n’ont pas le choix. L’Europe a mis quelques siècles pour construire l’Etat de droit. Donnez-nous du temps et n’essayez pas de nous faire la leçon. Nous sommes capables d’apprendre tout seuls.
Est-il vrai que vous avez fondé un parti ?
J’y pense, nous verrons. Mais je crois qu’on a besoin de partis différents de ceux achetés ou achetables. Il faut des organisations démocratiques qui favorisent la participation des citoyens. Sinon le détachement entre la politique et les gens augmentera. Alors que, pour les changements inévitables qui s’annoncent, il sera nécessaire que des millions de personnes soient actives et conscientes. Cela vaut pour la Russie mais pour vous occidentaux aussi. Et même pour vous les Européens.
Comment jugez-vous le Nobel de la Paix à Martti Ahtisaari ?
Je ne veux pas faire de commentaire.
Article publié par La Stampa le 12 octobre 2008
et sur le site de Giulietto Chiesa
http://www.giuliettochiesa.it/modules.php?name=News&file=article&sid=334
Voir aussi la photo de la promenade en gondole à Venise San Servolo ( !) :
http://www.giuliettochiesa.it/index.php
Traduit de l’italien par Marie-Ange Patrizio